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Pierre Laval (1883-1945)

L'Humanité, depuis le second tour des législatives, dresse le portrait en une des nouveaux élus socialistes à la Chambre. Dans l'édition du 26 mai ce portrait de P Laval.

Aussi étonnant que ceci puisse paraître quand on connaît la suite du parcours de cet homme, ce fut bien dans les rangs de la gauche que celui-ci fit son entrée au Parlement en cette année 14. Ce qui fait de lui et ce jusqu'à sa fin piteuse, détestable, un symbole assez angoissant de toutes les contradictions où ce premier demi-siècle se sera enferré. Même chronologiquement, il sera emblématique encadrant très exactement les deux guerres mondiales : le plus jeune des députés en 14, déjà si vieux en 45. Auvergnat, comme le rappelle l'article non sans ironie, il était monté à Paris où il exerçait la profession d'avocat se faisant le spécialiste des causes politiques et syndicales au point de devenir l'un des avocats attitrés de la CGT. A tout juste 31 ans, il se fait élire à Aubervilliers où il se présentait sur des demandes insistantes des syndicats.

Il fera partie de ces députés socialistes qui, quoique pacifistes, ne s'opposeront pas à l'Union Nationale. A partir de 1915, il fera partie de ces minoritaires critiques de cette politique d'union , mais en 17 sera à ce point solidaire de Clemenceau et de sa politique de guerre à tout prix, que ce dernier lui proposera un maroquin qu'il refusera, respectant la consigne des socialistes de refus de toute participation ministérielle.

C'est, après guerre, qu'il prendra ses distances avec la SFIO : sa section était passée au PC après le congrès de Tours et cessera de prendre sa carte à partir de 22. C'est après l'échec du Cartel des gauches, auquel il se sera pourtant rallié, que Laval quitte définitivement les rangs de la gauche : en 27, il quitte l'Assemblée pour le Sénat avec le soutien paradoxal de la droite mais aussi de certains élus de gauche. Laval savait entretenir ses réseaux mais fréquentait déjà ces zones d'ombre où au nom du réalisme la gauche sait se trahir elle-même. Doriot le soutient, qui est encore communiste mais que l'on retrouvera dans les pires heures de la collaboration.

C'est en 1925 qu'il entre pour la première fois dans un gouvernement - celui de Painlevé - et sera maintes fois ministre et président du conseil jusqu'en 36 où il mènera une politique déflationniste à l'intérieur et de recherche d'alliance avec les fascistes italiens - le Front Populaire l'écartant du pouvoir où il ne reviendra qu'à la faveur de la défaite.

Parcours incroyable, invraisemblable que celui de cet homme-là non tant à cause de son glissement à droite - c'est après tout le cas de tellement d'hommes politiques - qu'à cause de ce reniement radical qui le fera devenir le fossoyeur de la République, l'artisan délibéré d'une politique de collaboration au point dans son discours de 42 de souhaiter la victoire de l'Allemagne, de se faire le complice de la pire des dictatures, des crimes les plus odieux et d'un génocide sur quoi il n'aura aucun mot, pas même de regret.

Comment l'expliquer ?

Il y a bien sûr ces quelques lignes de de Gaulle dans ses Mémoires :

Porté de nature, accoutumé par le régime, à aborder les affaires par le bas, Laval tenait que, quoi qu'il arrive, il importe d'être au pouvoir, qu'un certain degré d'astuce maîtrise toujours la conjoncture, qu'il n'est point d'événement qui ne se puisse tourner, d'hommes qui ne soient maniables. Il avait, dans le cataclysme, ressenti le malheur du pays mais aussi l'occasion de prendre les rênes et d'appliquer sur une vaste échelle la capacité qu'il avait de composer avec n'importe quoi ... Il jugea qu'il était possible de tirer parti du pire, d'utiliser jusqu'à la servitude, de s'associer même à l'envahisseur, de se faire un atout de la plus affreuse répression. Pour mener sa politique, il renonça à l'honneur du pays, à l'indépendance de l'Etat à la fierté nationale ...Laval avait joué. Il avait perdu. Il eut le courage d'admettre qu'il répondait des conséquences
De Gaulle

Habilement balancée entre le registre psychologique et celui plus politique où pointe la critique habituelle chez lui de l'instabilité chronique des institutions de la IIIe République, l'argument ne convainc qu'à moitié. Il doit bien y avoir, au delà de son caractère, au delà aussi des faiblesses constitutionnelles de la IIIe qui après tout ne le créèrent pas, mais favorisèrent tout au plus son accession au pouvoir, il doit bien y avoir, oui, quelque chose qui peut expliquer cette vertigineuse glissade de la gauche à l'extrême-droite.

Je retrouve bien aussi quelque chose de l'explication psychologique dans cet étonnant et féroce portrait que Blum en trace dans ses Mémoires consacrées à ces journées terrifiantes de la fin juin début Juillet 40 qui se conclurent par le vote des pleins pouvoirs à Pétain :

Mais maintenant, à ma grande stupeur, je dévisageais un autre homme. Une morgue incroyable gonflait sa petite personne. Il lançait d'une voix sèche et avec un regard irrité des verdicts et des ordres sans réplique, «Je fais ... je veux ... je refuse ... c'est ainsi ... » Il s'essayait visiblement au personnage du despote et croyait tenir la France dans sa main. Sa manière avait quelque chose de bouffon, tant elle jurait avec la laideur mesquine, bizarre et presque repoussante de sa personne, mais elle avait aussi quelque chose d'effrayant. Il était difficile de la prendre tout à fait au sérieux, mais on pouvait la prendre au tragique. Ce qui me frappait surtout, c'était l'âcre méchanceté qu'exhalaient tous ses gestes, toutes ses paroles. Sa ·courte dictature de 1935 s'était effondrée misérablement dans l'affaire d'Éthiopie. Sa chute, dont avec Herriot et Paul Reynaud j'avais été l'un des instruments, avait dû nourrir en lui une sourde passion de revanche et de représailles; ses haines, longtemps dissimulées, trouvaient maintenant l'occasion de s'assouvir.
Blum

Blum se laisse rarement aller à des remarques physiques mais là ! laideur mesquine, bizarre et presque repoussante de sa personne tout est dit, qui rejoint de Gaulle, pour souligner la bassesse du personnage, son absence de scrupule, son goût immodéré et insatiable du pouvoir. De vengeance et de haines recuites ...

Il y a bien autre chose pourtant qui tient à l'idéologie ou plutôt au renoncement de toute idéologie. Propulsé au pouvoir par un Briand affaibli et en fin de carrière, il y a ce pacifisme tout à fait légitime qui le fait, à l'instar de beaucoup d'autres, considérer que la paix fut ratée en 19 et qu'il est temps d'établir en Europe, mais avec l'Allemagne surtout, les conditions d'une coopération qui éviterait toute guerre à venir. C'est ce même pacifisme outré qui fit d'aucuns s'écrier ne pas vouloir mourir pour Dantzig et se vautrer lamentablement devant les exigences hitlériennes à Munich en 1938. Sans doute n'est-ce pas le pacifisme lui-même qui est en cause ici que sa déconnections de toute considération politique ou idéologique. La paix à tout prix ; à n'importe quel prix.

De ce point de vue on peut voir en Laval le parangon de toutes les technocraties à venir : de ce point de vue de Gaulle voit juste. Laval c'est l'homme d'une politique qui se résume à des coups ; à des habiletés, des compromis et, pourquoi pas des compromissions. N'est-ce pas, après tout, le résultat qui seul compte. Que l'homme fût par ailleurs sûr de lui et de ses manigances ne fait alors que surenchérir sur cette propension à aborder les choses par le bas.

Nul ne s'avoue traître ; nul ne se le croît être devenu, d'ailleurs. Pour se reconnaître traître, encore faut-il avoir une posture idéologique que délibérément l'on déserterait pour quelques prébendes ou quelque excuse d'efficacité. Non ! celui-ci, comme tant d'autres, a commencé de glisser dès l'instant où il aura eu conclu en l'inanité de la pensée, de la théorie ou de l'idéal au profit de la nécessaire adaptation aux contraintes du réel.

Tolstoï conte qu'étant officier et voyant, lors d'une marche, un de ses collègues frapper un homme qui s'écartait du rang, il lui a dit : « N'êtes-vous pas honteux de traiter ainsi un de vos semblables ? Vous n'avez donc pas lu l'Évangile ? ». À quoi l'autre répondit : « Vous n'avez donc pas lu les règlements militaires ? ». Cette réponse est celle que s'attirera toujours le spirituel qui veut régir le temporel. Elle me paraît fort sage. Ceux qui conduisent les hommes à la conquête des choses n'ont que faire de la justice et de la charité. […] La plupart des moralistes écoutés en Europe depuis cinquante ans, singulièrement les gens de lettre en France, invitent les hommes à se moquer de l'Évangile et à lire les règlements militaires. »
Julien Benda, La Trahison des clercs

L'incantation sans cesse réitérée au réalisme, au sérieux, à la nécessaire adaptation, telle est la mécanique de cette glissade - qui aura finalement tout excusé, tout permis et surtout le pire. On l'entend aujourd'hui ; on l'écouta hier.

C'est pour cela que Laval demeure l'impensé de notre histoire : non parce qu'il était un salaud ou le paradigme du traître. Soyons clair : les trente deniers ne furent jamais qu'un prétexte. Judas se crut fidèle ; Laval aussi.

Symbole même du palindrome, je l'ai écrit ailleurs, Laval dit simplement que tout se vaut, que l'aller pèse autant que le retour même s'il revendique de surcroît la puissance de la volonté et de l'habileté manoeuvrière. Ce sont les idées qui dominent le monde et écrivent l'histoire ; quand elles le cessent ou renoncent à inspirer l'homme d'action au profit de la vaniteuse efficacité, il n'est plus une erreur ou une horreur, un renoncement ou un avilissement qui ne soit à craindre.

 


1) on lira ci après quelques extraits des minutes du procès mais aussi les notes que Laval avait prises pour sa défense