Il y a 100 ans ....
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Restrictions ...

C'est le terme qu'emploie ce court article du Temps daté du 21 mai 14 pour désigner l'interdiction des juifs dans les conseils des entreprises industrielles, non seulement en Pologne mais également dans le reste de l'Empire.

Notons que le mécontentement des milieux d'affaires ne prend quand même aucune dimension morale ou politique mais vise uniquement le frein au développement industriel que ceci implique. Ce n'est donc pas tout à fait par hasard que sur le même plan soit fustigée la politique protectionniste imposée par l'Empire. La France financière a beaucoup investi dans le développement économique russe et regarde scrupuleusement tout ce qui pourrait l'entraver.

Business as usual dirait-on aujourd'hui ... les hommes d'affaires ne font pas de politique, tout le monde sait cela, non ? Et l'argent, nul ne l'ignore, n'a pas d'odeur ni d'idées.

Ne cherchons donc pas ici, mais après tout le Temps est d'abord un journal pour les milieux économiques et financiers, un quelconque sentimentalisme ou la manifestation d'une solidarité avec les communautés opprimées, la question est vue d'un exclusif point de vue financier.

Cynisme diront les uns ; réalisme, les autres. En tout cas, à un siècle de distance, le discours n'a pas changé et le refuge derrière le point de vue technique reste encore la meilleure manière de neutraliser ce qui politiquement pourrait être dangereux ou même seulement de parti pris.

La Russie en 14

C'est finalement l'autre malade de l'Europe : un pays à la démographie forte et au développement économique rapide mais militairement défait et à peine sorti d'une révolution que le régime tsariste a fini par maîtriser mais par une stratégie réactionnaire d'un retour au statu quo ante qui ne peut que nourrir amertumes, rancoeurs et révoltes à venir.

Développement rapide

La population est estimée à 175 millions en 1914. Le taux de natalité est alors de 45,5 ‰ et le taux de mortalité de 29,4 ‰. La population urbaine a augmenté de 70 % entre 1897 et 1913 et représente alors 18 % de la population totale.

La révolution industrielle démarra tardivement mais rapidement : l'empire russe est déjà la troisième économie mondiale, après les États-Unis et l'Empire allemand. Le capital français entre à 80 % des emprunts d'États à l'étranger, et dans plus de 30 % des investissements privés.Lla productivité industrielle russe s’est accrue de 126 %, le double du taux de croissance allemand et le triple de celui des États-Unis Au début du xxe siècle, suite aux réformes du Ministre des finances Serge Witte, la quantité de monnaie fiduciaire en circulation dans l'Empire est équivalente au montant des réserves en or, ce qui fait que l'inflation est très faible et que le rouble devient l'une des monnaies les plus prisées à l'échelle mondiale. La classe ouvrière, qui comptait trois millions de personnes à temps plein en 1917 et trois millions de saisonniers, baissa à 1,5 million en 1920 à la suite de la guerre civile russe

Un pays fragile

Nicolas II a bien réussi à force de persévérance et d'entêtement à revenir sur toutes les concessions qu'à la suite de la révolution de 1905 il avait du faire. La Douma et le Tsar se regardant en chien de faïence et refusant respectivement les votes ou les réformes de l'autre, finirent après deux renvois, par une assemblée docile. L'exécutif se crut sauvé, il s'était seulement coupé, définitivement de la réalité et se sera enfermé dans sa cour avec ce que l'aristocratie compta de plus réactionnaire. Dix ans plus tard le pays se lance dans une guerre qu'il n'a pas les moyens de mener : nombreuse, l'armée est mal équipée et pas toujours bien formée ; et les plaies de 1905 sont loin d'être refermées. La guerre russo-japonaise avait sonné le glas de l'expansionnisme russe en extrême-orient, en se faisant le défenseur des orthodoxes dans les balkans l'empire russe espérait assurer son hégémonie dans la région face à l'empire austro-hongrois. Mais l'union nationale ne se fit pas : le régime payait ses revirements de 1905.

Le Bund

L’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie (le Bund) était loin d'être une force politique anecdotique. Émanciper les travailleurs juifs et conduire au socialisme avait d'autant plus de quoi séduire qu'à l'oppression russe sur la Pologne se rajoutait en plus de violentes campagnes antisémites.

Une première vague de massacres avait déjà eu lieu entre 1881 et 1884, suite à l'assassinat d'Alexandre II dont les Juifs sont rendus responsables. La politique du gouvernement au sujet des Juifs tient dans ce programme : « Un tiers des Juifs sera converti, un tiers émigrera, un tiers périra ».

En 1881 éclatent plus de cent pogroms : les principaux sont ceux d'Elisabethgrad le 15 avril 1881, de Kiev le 26 avril, d'Odessa du 3 au 5 mai 18808, de Varsovie, alors possession russe entre décembre 1881 et janvier 1882 et de Balta le 22 mars 1882. Les populations locales chrétiennes, soutenues et souvent incitées par la police du tsar, attaquent les communautés juives de la ville ou du village avec l'approbation des autorités civiles et religieuses. Aux destructions et pillages des biens des Juifs s'ajoutaient les viols et les assassinats. La troupe n'arrive souvent que trois jours après le début du pogrom. Le gouvernement russe utilise les pogroms pour limiter les droits économiques des Juifs et les expulser des villages.

Une deuxième vague de pogroms frappe les populations juives entre 1903 et 1906. Les plus importants sont ceux de Kichinev le 6 avril 1903, de Jitomir en mai 1905 et de Bialystok le 1er juillet 1906. À Kichinev, où la presse et les autorités alimentent des rumeurs antisémites depuis plusieurs mois, c'est le meurtre d’un jeune chrétien, Michael Ribalenko, qui met le feu aux poudres. Accusés de crime rituel, les juifs subissent un pogrom de trois jours, le gouverneur ayant donné l'ordre à la police de ne pas intervenir. Après le pogrom d'avril 1903, les Juifs de Kichinev organisent des comités d'autodéfense. Cela n'empêche pas 19 d’entre eux de périr lors de nouvelles attaques les 19 et 20 octobre 1903.

Ces différentes vagues de pogroms furent toutes favorisées par l'inaction des forces de police en conformité avec la politique antijuive constante du régime tsariste. Les juifs qui représentaient environ 4% de la population étaient concentrés dans la zone de résidence qui leur étaient prescrites soit environ 5 millions. L'évolution économique de l'empire et la forte natalité pousse les juifs à se déplacer vers la Pologne où l'économie est plus dynamique mais ce qui conduit à une forte urbanisation des populations juives ainsi qu'à leur prolétarisation mais aussi à leur paupérisation.

La fondation du Bund en 1897 correspond à cette réalité. Ce qui en fait l'originalité c'est de se penser comme une section du parti social-démocrate russe qui lui disputera longtemps son autonomie mais c'est surtout sa dimension laïque. Il se heurte ainsi non seulement aux traditions rabbiniques, à la vie traditionnelle juive dans les stettls mais aussi au grand mouvement sioniste que venait de créer Herzl. S'affirmer à la fois juif, ouvrier et socialiste dans l'empire russe, tel était au fond son programme. Un programme qui explique en même temps son histoire compliquée : parce qu'il était socialiste, il se heurtait évidemment de plein fouet à la politique de l'empire à la fois antisocialiste et antisémite ; parce que soutenant plutôt les socio-démocrates que les bolcheviks , il fut régulièrement mis en minorité au sein du parti. Et, quoique une partie d'entre eux rallièrent les léninistes après la révolution de 17, ils perdirent vite toute influence et autonomie et furent souvent parmi les premières victimes des purges staliniennes des années trente. Mais cela allait invariablement nourrir la propagande ultérieure qui fera du bolchévisme une affaire juive ce dont se servira à la fois Nicolas II après 1905 mais évidemment aussi le discours fasciste et nazi dans les années trente.

La Révolution de 1905 fut assurément son grand moment qui désignait combien le pouvoir tsariste, pour affaibli qu'il fût, ne manquait pas encore de ressources répressives. Les grèves, les massacres de janvier, les demandes systématiquement rejetées de libertés montraient à la fois que le pays était en train de changer en se modernisant mais aussi combien le pouvoir arc-bouté sur des stratégies répressives et autocratiques d'un autre temps était incapable de se réformer et en tout cas même pas de se rallier les couches moyennes sans lesquelles pourtant il n'avait pas d'avenir durable.

Au fond, même s'il est facile d'interpréter cela après coup, on peut lire dans les événements de 1905, à la fois l'effondrement militaire visible dès Tannenberg en Août 14, celui du pouvoir tsariste en février 17, et le débordement des socio-démocrates par les bolcheviks en octobre 17. Drôle d'alliance en tout cas que celle des deux démocraties occidentales avec cet empire autoritaire fragile et miné de l'intérieur dont vraisemblablement on escomptait moins l'excellence militaire - la guerre russo-japonaise avait montré déjà de quoi il retournait - que, ne serait ce que par le nombre de soldats mobilisables - l'obligation faite à l'Allemagne de combattre sur deux fronts et donc de fixer à l'Est assez de troupes qui l'empêchassent d'écraser la France.

La Russie, pour la France, était ainsi non seulement un vaste territoire d'investissement financier mais aussi une sorte d'assurance anti Schlieffen.

 

Il n'empêche !

La France était sortie de deux crises antisémites (Boulanger et Dreyfus) ce qui parut renforcer à la fois la République et la laïcité et eut pour résultat de miner la trop grande autonomie de l'armée désormais soumise à l'autorité du pouvoir exécutif ; elle n'en aura pourtant pas fini de ses coups de sang antisémites - l'histoire ultérieure le montrera jusqu'au dégoût. Et si, pour un moment, l'idée d'une union nationale pourra devenir réalité au moment de la déclaration de la guerre, si le récit put longtemps fonctionner d'une nation redoublant d'efforts en Septembre 14 pour éviter une défaite rapide, ni les préventions, ni les méfiances ne s'estomperont pour autant qui se verront d'autant plus être remises au goût du jour qu'elles nourriront la grande peur du communisme naissant.

Au fond, si pour la politique russe un bon juif est un juif mort , pour la bourgeoisie française cela se traduira par un bon juif est un juif assimilé, c'est-à-dire qui se renie ! ou mieux encore qui tombe au champ d'honneur.

Derrière l'explication classique d'une société cherchant à dépasser ses crises en se donnant un bouc émissaire, on remarquera que l'antisémitisme est toujours le signe de la vacuité d'une politique sans projet et de régimes aux abois.

Si pour un temps l'Allemand remplacera le juif au rang d'ennemi par qui tout le malheur arrive, bien vite le communiste le remplacera d'autant plus aisément qu'il serait juif de surcroît. On le verra avec Blum en 36 ; mais tout au long de la période stalinienne aussi.

L'autre grande leçon revient aussi à constater combien les guerres modernes sont fatales aux régimes affaiblis. Ni la Russie ni l'empire Ottoman ni encore celui austro-hongrois ne résisteront ; de la même manière que la IIIe république minée par son instabilité et son incapacité à faire front à la crise, ne survivra pas à la défaite de 40 - pas plus que la suivante à la guerre d'Algérie, d'ailleurs.


1) Trotsky 1905