Il y a 70 ans ....
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Mon grand-père

Celui-là, je ne l'ai pas connu. Je pense à lui pour être tombé simplement sur quelques photos ... S'il fallait résumer son parcours ces sept-là suffiraient ...

Elles lui ressemblent. Sur ces sept, deux seulement où il est en civil, celles de son enfance ; celles d'avant guerre. Trois où il est en uniforme ; trois où il est prisonnier. Et encore n'en ai-je point de la première guerre en uniforme allemand. Où bien il n'y en eut pas de prises ou bien il les a détruites. Ce qui lui ressemblerait fort.

Qu'a-t-il laissé derrière lui ? Deux centaines de pages où il raconte sa guerre de 14 ; une centaine d'autres où il raconte celle de 40, écrites sans doute durant les années de résistance. Mais il n'eut pas le temps d'écrire ses années de résistance.

Bref, des histoires de guerre.

Ce qui résume assez bien finalement de que fut sa vie : brisée dès l'adolescence par la guerre où dès septembre 14, il fut séparé de sa famille et enrôlé dans l'armée de l'Est. Un entre-deux-guerres d'une petite vingtaine d'année où il fit encore trois années d'armée française et, le temps vite de se marier et de reprendre la direction de l'entreprise familiale, repartir pour une autre guerre et des temps de clandestinité résistante avant d'être arrêté à Nice en 43 ; évadé d'Impéria, il est repris, envoyé à Auschwitz via Drancy dans le convoi du 30 mai 44.

Vie bousculée ; happée par les guerres.

C'est l'autre facette de la guerre : ce curieux croisement où l'histoire happe les destinées individuelles et les engouffre dans une spirale mortifère.

A-t-il eu seulement le temps de vivre ? d'aimer ? de se demander seulement qui il était ou voulut devenir ?

Il mourut à Bergen Belsen en février 45 quelques semaines seulement avant la libération du camp.

Il n'eut le temps de rien ; rata son fils qu'il ne comprit pas et sa famille qu'il délaissa d'être toujours ailleurs.

Il aimait la photographie et prit soin, je l'ai dit d'écrire. Ce me rapproche de lui. Sa phrase est ordonnée ; le récit tellement précis ... mais si cruellement vide d'émotion ; ce qui m'en éloigne. Il a bien du vouloir transmettre quelque chose, de lui, de ses efforts, de ses craintes ou de ses espérances ...

Je l'imagine, épuisé, après ces longues journées de la marche de la mort qui le conduisirent d'Auschwitz à Bergen, s'accrochant aux ultimes bégaiement de vie, refusant par entêtement ou courage, de rien céder, s'acharnant à encore et toujours tenter sa chance ; je l'imagine tel celui-ci errant de baraque en baraque tant que ses forces le lui permirent ne cherchant rien d'autre qu'à clamer sa dignité d'homme en restant debout, toujours debout.

Sut-il que Paris était libéré depuis Août ? Eut-il au moins la consolation quand vint la fin que les troupes anglaises approchèrent ?

Non loin de lui Anne Franck mais aussi S Veil ; ce curieux personnage qu'était Valois qui oscilla entre anarchisme, Action Française avant de rejoindre la résistance ...

Il meurt en Février. Qu'eût-il fait s'il avait survécu ? Quel homme serait-il devenu après cette traversée des ombres ? Quel grand-père eût-il été ? Comment savoir ? Aurait-il seulement désiré retrouver sa vie d'avant ? Sans doute non c'est en tout cas ce qu'il avait confié à une connaissance lors de son passage à Auschwitz.

Je me sens assez curieusement proche de lui non pour les idées qu'il dut revendiquer - il était trop notable et bourgeois pour l'irréconciliable partageux que je suis - non assurément pour son goût de la vie militaire - mais pouvait-il apprécier autre chose lui qui ne connut pratiquement qu'elle ? - non plus d'ailleurs pour son côté homme d'action - moi qui ne soupçonne rien tant que l'impuissance de l'action - mais peut-être plutôt pour son côté insoumis - cette incapacité à accepter l'inacceptable et s'y soumettre. Et l'insatiable besoin de clamer sa dignité d'homme.

Personnage en creux dans l'histoire de ma famille, il était celui dont on parlait peu mais n'en était que plus présent. Quand je naquis dix ans plus tard, ne restaient de sa famille hormis mon père, que sa femme et sa mère - cette délicieuse vieillarde qui me fascinait enfant et qui portait autour d'elle toute la roide fierté d'un monde englouti.

Le pont était rompu : il faudrait plus que de simples écritures pour renouer un fil qui se cassa là-bas en 45.

 

Les deux premières,
avec son père
et sa mère,
à la Villa Rémy
à Schirmeck
avant 14.
Les heures
dorées,
sans doute, heureuses.
EN 1919 avec son père Camille
en 1940 en permission pendant la drôle de guerre.
en Juillet après la défaite ; prisonnier à Sarrebourg juste avant son évasion

prisonnier à Imperia en Italie fin 43 début 44.

Ses deux dernières photos