Il y a 100 ans ....
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Désarroi

Y revenir quand même parce qu'on ne peut pas passer sur ce type de représentation avec un simple éclat de rire même s'il est délicieusement justifié.

F Mayol !1872-1941) fait typiquement partie de ces chanteurs dont la renommée et la carrière marqueront vite le pas après la première guerre mondiale comme s'il était, par son répertoire et son style, arrimé à une Belle Époque qui s'était brisée net avec la guerre. Personnage invraisemblable, à la silhouette outrée et à la dégaine efféminée mais dont l'homosexualité est plus supposée que véritablement revendiquée - on n'en trouve en tout cas nulle affirmations dans ses Mémoires - il est célèbre évidemment pour son Viens Poupoule. La cabane Bambou date elle aussi des dernières années du siècle.

Consolation d'abord : depuis toujours les vieux se chagrinent de l'indigence de la chanson qu'écoutent les plus jeunes. Nostalgie mise à part, goût du mauvais goût aussi, il faut bien avouer que mise à part sa puissance évocatrice et quelques - rares - exceptions - la chanson est endémiquement indigente. Le mauvais goût, décidément, c'est toujours d'abord, le goût de l'autre.

Désarroi parce qu'il y a dans dans cette chanson un aimable - si l'on peut dire - racisme, pas méchant pour un sou, mais tellement révélateur de cette suffisance européenne, qu'on peut aussi appeler ethnocentrisme, qui la fit conquérir sans aucune mauvaise conscience et même plutôt avec la bonne conscience du chrétien civilisateur, tout ce qui ne lui ressemblait pas.

La chanson est bien antérieure à la guerre mais fleure bon un colonialisme qui se croit bon enfant pour ne plus voir dans le noir un barbare mais seulement un bon sauvage pas encore vraiment dégrossi et dont avec générosité on va se charger de l'éducation.

En ce siècle qui parlait de race comme nous parlons désormais de culture, qui avait une telle conscience assurée de lui-même qu'il ne lui vint même pas à l'idée que sa prétention fût usurpée, en ce siècle qui savait distribuer l'humain en races évoluées, primitives et nuisibles sans que ceci choquât grand monde et où l'on pouvait se présenter à des élections avec l'étiquette antisémite, on aurait presque tendance à trouver ceci charmant et gentillet, tellement ceci paraît prêter peu à conséquences.

Voire !

En ces années-là, l'empire allemand cachait mal son mépris - mais sa peur aussi - pour le slave si mal dégrossi dont il ne parvient pas à taire le cauchemar - hordes infinies déferlant sur ces terres - curieux retour d'un refoulé de ses lointaines origines. Au même moment, l'empire russe sacrifie avec délectation aux ultimes rituels de pogroms contre ces juifs qui hantent ses terres polonaises en même temps qu'il tente de contenir les poussées socialistes de ces mêmes juifs regroupés dans le Bund.

Oui, c'est vrai, on aimerait pouvoir sourire mais l'histoire a montré ce qu'il en peut aller d'horreurs quand le racisme se présente avec la banalité d'une opinion ou même simplement la trivialité d'un penchant naturel. Mais trop hurler au loup est l'autre versant de cette banalisation : à tout prendre au tragique, à scruter partout la renaissance de l'hydre, ne risque-t-on pas plus encore de l'escamoter ?

Peur de l'autre, disait A Memmi, sans doute ! part ombrageuse d'un face à face où se joue l'humanité se construisant ou courant à sa perte. Il n'est d'autre question que celle de l'autre : qu'on la prenne par le biais de la philosophie, de la morale ; du politique ou du droit, qu'importe au fond. Elle est la question centrale. Que je le considère et, au delà de la personne, éclôt un visage qui m'exhausse autant que je l'accomplis ; que je le nie et en fasse un enfer, et c'est le peu de grâce qui m'eût pu être promise qui s'effrite en une insoutenable pesanteur.

Sans doute l'humour est-il manière de sublimer l'angoisse de n'être jamais à hauteur d'homme. Il faudrait, oui, sans doute, prendre tout ceci à la légère.

Je n'y parviens pas vraiment !

Désarroi.