Il y a 100 ans ....
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Crises gouvernementales

La IIIe avait le secret des crises, dit-on, mais après tout celle-ci était attendue puisqu'il était de tradition parlementaire qu'un gouvernement cède la place après une élection législative puisqu'il est responsable devant le Parlement. Cela bruissait bien un peu depuis le second tour des élections, on l'a vu, mais bon rien que de très normal dans le petit monde du Paris politique.

Celle-ci qui eût du se traduire par la nomination d'un gouvernement franchement marqué à gauche dès l'installation de la nouvelle Assemblée, ne se passa pas du tout comme prévu - ce qui est éminemment révélateur de la tension politique qui régnait alors autour de la loi des trois ans mais aussi de l'impôts sur le revenu et de la peur panique qu'inspirait l'ascension politique des socialistes.

Acte I

Le premier acte avait eu lieu dès le 18 mai par une lettre ouverte à Poincaré d'A Meyer l'invitant à ne pas tenir compte des résultats du suffrage universel.

Depuis, les bruits circulent et Poincaré, lors d'au moins deux déplacements, s'est mis à parler :

une première fois pour rappeler les fonctions d'un Président de la République ;

une seconde pour faire allusion à la loi des 3 ans.

C'est toute l'affaire de ces élections, on l'a déjà souligné, c'est aussi tout le problème de R Poincaré qui ne se résout pas à la remise en cause de cette loi - passe encore pour l'impôt sur le revenu qu'il devra d'ailleurs bien accepter pour financer partie de la guerre - loi que radicaux et socialistes ont annoncé vouloir abroger. Poincaré est coincé : ses pouvoirs sont limités et, pour tout dire, symboliques. Parler au dessus des divisions partisanes au nom de l'intérêt supérieur de la Nation est bien le moins qu'il puisse faire et, au reste, cela ne veut pas dire grand chose. Sa marge de manoeuvre sera dans le choix d'un président du conseil compatible avec sa politique militaire.

L'idéal serait encore que Doumergue reste en place mais ce dernier ne voulant pas aller à l'encontre du suffrage universel ni d'ailleurs gouverner contre la gauche, manifeste de plus en plus clairement sa volonté de démissionner.

On laisse entendre ça et là que Poincaré serait prêt à dissoudre la Chambre si solution à sa convenance n'était pas réalisable : voici de l'inédit depuis le coup de Mac-Mahon en 1877 !

Voici donc un duel auquel tout le monde s'attend depuis le soir du 2e tour et tout le monde sait qu'il se jouera au moment de l'installation de la Chambre, début Juin. Au reste Jaurès ne s'y trompe pas qui, durant toutes ces journées, publiera un article quotidien. Il est ici à son affaire : dans la politique pure. Dans son éditorial du 26 mai il rappelle avec ironie les prérogatives limitées de la présidence en dépit qu'elle en eût.

Acte II

Doumergue démissionne et dans un communiqué assez long indique qu'il ne saurait y avoir demain de gouvernement qui ne fût appuyé clairement sur la gauche : la messe est dite pour lui qui fit passer la loi des 3 ans. Son maintien eût peut-être permis des solutions de compromis, assez grises pour camoufler des renoncements ou des trahisons. En partant, il oblige à la clarté.

Poincaré appelle donc Viviani mais très vite son côté faux-fuyant, sa recherche d'un compromis impossible sur la loi militaire fera que la constitution de son gouvernement s'avérera impossible, ce dont Jaurès immédiatement s'aperçoit. Jaurès voit juste en parlant de crise essentielle : c'est sur le plan des principes, la nécessité dans un régime parlementaire de gouverner en fonction même des indications du suffrages universel en ne cherchant pas des subterfuges qui permissent de les escamoter ; sur le plan politique, la barre mise haut sur le refus de la loi militaire qui interdit qu'on intègre qui que ce soit - Léon Bourgeois par exemple - qui eût voté cette loi dans la législature précédente. La solution Viviani est par terre : c'est bien là que Poincaré se trouve en première ligne.

Les solutions successives qu'il inventera - Delcassé, Dupuy - auquel il tenait tant - Deschanel puis Ribot vont toutes dans le même sens : ce que Jaurès nommera un veto présidentiel. C'est qu'il y a là-dessous un véritable problème constitutionnel et il tient bien à la fonction présidentielle dont l'exclusive dimension symbolique n'a jamais satisfait Poincaré - ce qu'il avait annoncé dès son élection.

Rappelons-le, la présidence ne peut rien sans contre-seing ministériel : ni la dissolution qu'il ne peut obtenir qu'avec l'assentiment du président du Sénat (1) ni même la nomination d'un président du conseil qu'il ne peut décider sans le contre seing du sortant. D'où les conseils de Doumergue : ou Viviani, ou Bourgeois ou Ribot. Poincaré n'ira pas jusqu'au bout de son veto : soit par scrupule, soit par certitude qu'une dissolution de la Chambre serait perçue comme un coup de force et aboutirait au résultat inverse de celui désiré. Poincaré parle au nom de la France mais ne va pas jusqu'à estimer avoir raison contre tous.

Ce sera finalement tout le problème de la IIIe qui aura fait tellement pencher la balance du côté du parlement qu'elle aura vidé la présidence de tout contre-poids possible. Aucune dissolution n'aura lieu faisant progressivement de la présidence et du gouvernement les otages du parlement, provoquant une instabilité d'autant plus chronique que les majorités seront parfois bien fragiles d'autant que le Sénat a lui aussi la possibilité de renverser un gouvernement.

Va donc pour la solution Ribot.

Ribot c'est un vétéran. Il a 72 ans ! Il a déjà été président du conseil à trois reprises !92-93 et 95) et le sera encore durant la guerre. Et a été à maintes reprises ministre. Il parvient à constituer son ministère où l'on retrouve toute l'arrière-garde favorable à Poincaré - Delcassé, Bourgeois, Peytral, Dupuy. C'est manifestement un gouvernement aux couleurs présidentielles qui ne pourra pas ne pas être perçu comme une provocation par la majorité de gauche, nouvellement élue. Jaurès, à défaut d'un coup de force, y voit une manoeuvre oblique visant à fausser la légalité républicaine mais dont il prévoit, à juste titre qu'elle soudera plus encore la majorité radicale et socialiste.

Il ne se trompe pas : le gouvernement ne tiendra que le temps de se présenter devant la chambre !

Séance mémorable assurément mais qui n'aura d'autre effet que d'affaiblir la position de Poincaré qui ne peut alors que se soumettre en rappelant Viviani. Ce qui sera chose faite dès le lendemain avec un gouvernement formé dans la journée sur des positions acceptables par la gauche. Viviani se succédera à lui-même dans un gouvernement d'union nationale en Août suite à la déclaration de la guerre et sera en fonction jusqu'en Octobre 1915.

Sans pour autant suivre H Guillemin dans son interprétation visant à expliquer le bellicisme de Poincaré comme résultante unique de sa volonté de barrer la route à l'impôt sur le revenu et à toute remise en question de la loi militaire - et donc à toute la gauche - on peut néanmoins constater que si la présidence sort provisoirement affaiblie par cet épisode, elle retrouvera dans la guerre de quoi renforcer son rôle et ce au moins jusqu'à la nomination de Clemenceau en 17 - qui l'écartera sans trop de ménagements. On ne fait pas la guerre pour des seuls motifs de politique intérieure : soit ! Mais, assurément, les positions tranchées de Poincaré n'entrèrent pas pour peu dans la stratégie qu'il adopta durant la crise de l'été 14 et dans le peu d'empressement qu'il mit à modérer les ardeurs bellicistes de l'allié russe.

L'Union sacrée couvrira bientôt tous ces différends et l'on retrouvera ainsi sous Viviani II à la fois Delcassé, Briand, Ribot, Millerand et Doumergue à côté d'un M Sembat ou d'un J Guesde ! Et cette chambre, qui n'avait pas été élue pour cela, qui devra avaler bien d'autres couleuvres, devra bien faire la guerre et se retrouver, à contre-emploi le gestionnaire d'un désastre national. Mais ceci est une autre histoire.

Au bilan, on peut, à l'instar de Jaurès, se réjouir du dénouement de cette crise pour ce qu'elle a montré sinon la solidité du bloc de gauche, en tout cas l'impossibilité pour quiconque d'aller à l'encontre des voeux du suffrage universel. Y voir une victoire de la République parlementaire voire même celle d'une classe populaire - ouvrière et paysanne - organisée, mature et sûre de ses objectifs. Mais Jaurès se trompe - et il le paiera de sa vie deux mois plus tard : les chambres sont versatiles et la ferme résolution des premiers jours s'effritera aux premiers coups de canons. Amère constatation que l'on pourrait tout aussi bien dresser pour celle de 1936 qui, certes amputée des députés communistes, n'en vota pas moins les pleins pouvoirs à Pétain.


1) contrairement à la Ve où la dissolution suppose seulement la consultation des présidents des deux chambres et non leur avis conforme

2) lire sur ce point le récit qu'en fait Blum dans ses Mémoires