Il y a un siècle....
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Atmosphère !

Un éditorial de Jaurès à la une de l'Humanité du 16 mai qui mérite qu'on s'attarde un peu mais qui, en tout cas révèle l'extrême embarras où se trouve la droite et le centre devant la victoire de la gauche aux élections du 10.

Il concerne les manigances qui commencent à s'ourdir et les pressions qui s'exercent sur R Poincaré : l'arrivée de la gauche au pouvoir représenterait pour la droite le scénario catastrophe puisqu'elle pourrait signifier à la fois l'instauration de l'impôt sur le revenu et la remise en question de la loi des 3 ans - pour le service militaire - qui avait été la seule solution trouvée pour endiguer la baisse des effectifs dans l'armée qui mettait la France en infériorité face au Reich Allemand.

Deux rappels constitutionnels

- L'organisation des élections et des pouvoirs parlementaires est ainsi faite que le mandat de la chambre sortante ne s'achève qu'un mois après les élections - en juin : cette même disposition, on le sait, embarrassera de la même manière L Blum en 36, voyant éclore les grandes grèves sans y rien pouvoir, ne rentrant en fonction qu'en Juin. Ce 16 juin 1914 c'est donc toujours le gouvernement Doumergue qui est en fonction et le restera jusqu'au 2 juin, laissant à Poincaré tout le loisir d'imaginer des solutions alternatives à la nomination d'un gouvernement aux orientations plus à gauche et intégrant des socialistes fussent-ils indépendants.

- la constitution de 1875, il ne faut jamais l'oublier, est à la fois le fruit des circonstances et le résultat de l'habileté conjuguée de Thiers d'abord puis de Gambetta qui, profitant de la division profonde des monarchistes - entre légitimistes et orléanistes - parvinrent à maintenir pendant cinq ans une constitution provisoire pour finir par établir, via l'amendement Wallon, une constitution républicaine digne de ce nom.

Trois lois, trois caractéristiques

Ces trois lois constitutionnelles, qui ne forment pas vraiment une constitution - et ce sera la seule fois de son histoire - portent la marque des circonstances qui vont progressivement installer un équilibre particulièrement instable des pouvoirs ce qui explique, notamment, une assez forte instabilité gouvernementale.

 

Le président de la République

Il dispose, en théorie, d'un assez grand pouvoir et demeure la clé de voûte du système : élu pour sept ans, il nomme le gouvernement, peut dissoudre la chambre des députés, ratifie les traités, nomme aux hautes fonctions publiques etc. N'étaient les circonstances, c'eût pu donner un système sinon présidentiel en tout cas semi-présidentiel - ce qu'atteste le fait que le texte qui, par exemple, définit les prérogatives du président de la République sous la Ve, est pratiquement resté inchangé.

Deux circonstances surtout vont contribuer à les ramener à un rôle symbolique :

- la droite monarchiste dès 1873, voyant le pouvoir de Thiers risquer de l'affaiblir, croit trouver la parade en interdisant à Thiers de s'exprimer devant la chambre autrement que sous forme d'une allocution qui ne sera pas suivie de débat. Cette disposition demeurera puisque le président ne s'adressera plus à la Chambre que sous forme de message lu par le président de l'Assemblée.

- l'éviction de Thiers et son remplacement par Mac Mahon. Représentant de la droite monarchiste et n'acceptant d'occuper le poste qu'en attendant que la question du trône soit résolue, il nommera de Broglie et la politique suivie dite de retour à l'ordre moral représente un véritable coup de barre à droite. Malheureusement pour lui, les élections de 1876, contrairement à ses espérances, éliront 363 républicains et révéleront l'adhésion de l'électorat à la République et conforteront l'idée que si en 71 la majorité fut monarchiste ce ne fut sans doute que parce que les républicains, alors, étaient les porteurs d'une politique de poursuite de la guerre (Gambetta, notamment).
Las de gouvernements de compromis ( Dufaure puis Simon) qui ne convinrent ni à la gauche républicaine ni à la droite monarchiste , Mac Mahon tente ce qu'on appellera le coup du 16 Mai 77 en procédant à la dissolution de la chambre - ce qui rentrait parfaitement dans ses prérogatives. Cependant, les élections suivantes du 14 octobre donnent à la gauche une majorité de 120 sièges, et le ministère de Broglie démissionne le 19 novembre. Mac Mahon tenta d'abord de former un gouvernement de fonctionnaires dirigé par le général de Rochebouët, mais la Chambre ayant refusé d'entrer en contact avec lui, Rochebouët démissionne dès le lendemain, et le président se voit contraint de rappeler Dufaure à la tête d'un ministère de gauche. Les élections sénatoriales du 5 janvier 1879 ayant livré cette assemblée à la gauche, Mac Mahon, qui ne dispose plus d'aucun soutien parlementaire, préfère démissionner le 30 janvier 1879.
Le républicain Jules Grévy lui succède huit heures plus tard. Or Grévy, échaudé par l'affaire, républicain formé à l'aune de la IIe République et méfiant devant tout pouvoir excessif de la présidence qui pourrait déboucher sur un pouvoir césarien, s'engage - mais sans changer la lettre des textes constitutionnels, dans une démarche minimaliste, qu'on appellera la constitution Grévy, laissant tout pouvoir au gouvernement et s'engageant à ne pas dissoudre.
Le pli sera pris, très vite : il n'y eut plus d'autre dissolution et la pratique constitutionnelle sera désormais totalement parlementaire. L'effacement du président de la république et la disparition - de fait - du droit de dissolution conduiront à un régime parlementaire où la pièce maîtresse n'est plus le président mais la Chambre.

 

Un grand absent : le président du conseil

Ce rôle n'avait pas été prévu par les lois de 75 et c'est d'une certaine manière logique puisque la pratique depuis 71 avait été que Thiers puis Mac Mahon présidaient le gouvernement et cumulaient en quelque sorte les deux fonctions. A partir de l'interdiction faite à Thiers de s'exprimer devant le Parlement, Dufaure de Broglie et ses successeurs portèrent le titre de vice-président du conseil pour contourner la difficulté. C'est à partir du second gouvernement Dufaure, en 1876, que le chef de gouvernement prit le titre de président du conseil mais le symbole même que ce titre n'était pas prévu, chacun des chefs de gouvernements, jusqu'en 1940, prit toujours la responsabilité d'un ministère plein.

Un système bicaméral

Dans la logique de compromis qui fut celle qui présida à son élaboration, le Sénat devait impérativement être un moyen de compenser les éventuelles turbulences produites par une élection de la chambre au suffrage universel. Le fait que la chambre ne porte pas le nom d'Assemblée Nationale - titre réservé à la réunion des deux assemblées pour l'élection du président de la République - qu'il y ait eu au départ un nombre non négligeable de sénateurs inamovibles et surtout que le Sénat, élu au suffrage indirect, avait à parité avec la chambre, la capacité de renverser le gouvernement, tout cela allait contribuer à renforcer le rôle du parlement et à réduire durablement les marges de manoeuvre de l'exécutif. Sans un président fort, sans la dissolution toujours possible qui est logiquement la contrepartie de la responsabilité de l'exécutif devant le parlement, incontestablement c'est le Parlement qui a la main sans réel contre-pouvoir. [1]

Le monocaméralisme avait laissé de sombres souvenirs : le face à face en 1848 d'une assemblée et d'un président tout deux élus au suffrage universel allait tourner, on le sait, par le coup d'Etat qui instaura l'Empire. Ce souvenir comptera dans toute l'histoire des républiques successives : il explique à la fois la méfiance à l'égard d'un régime mono-caméral que l'on retrouvera jusque dans la première mouture de la constitution de la IVe qui fut rejetée par référendum le 5 mai 1946, et la méfiance à l'égard d'une présidence de la république élue au suffrage universel qui fera même un de Gaulle y renoncer dans la première mouture de la constitution de 1958 et n'y procéder, via un référendum contestable d'ailleurs, qu'en 1962.

Le contexte politique des années 1913-14

L'élection de Poincaré à la présidence ne saurait être anodine : Poincaré, républicain modéré, très, venait juste de voir confirmée son ascension politique en étant nommé président du conseil pour la première fois en janvier 1912. Choisir de se présenter à la présidence eut pour lui un sens politique déclaré : dans les périodes de tensions tant nationales qu'internationales, il ne désira rien plus que de lutter contre l'effacement progressif de la fonction présidentielle et affirma vouloir en restaurer les prérogatives ce qu'il confirmera dans son message au Parlement juste après son élection.

Refuser de n'être qu'une figure symbolique, refuser comme le dira plus tard de Gaulle, de se contenter d'inaugurer les chrysanthèmes, c'est une occasion qui allait se présenter très vite après ces élections qui mirent son courant politique en minorité. Il le fit de plusieurs manières :

- en favorisant l'alliance entre Barthou, son ami, et Briand au sein de la Fédération des Gauches dans l'espoir de contrecarrer toute éventuelle alliance entre radicaux-socialistes et socialistes

- en jetant de l'huile sur le feu dans l'affaire Caillaux, nourrissant à l'occasion les informations de Calmette contre celui qui lui avait imposer la formation du gouvernement Doumergue mais surtout représentait la figure même de l'impôt sur le revenu tant exécré.

en tentant de former un gouvernement Ribot, très centriste, que la chambre renversa sitôt qu'il se présenta devant elle

- en faisant tout pour retarder l'abrogation de la loi des 3 ans, s'appuyant en cela sur le Sénat

- en se mettant en avant dans toutes les relations internationales - et, à ce titre, son voyage en Russie durant cet été 14 même en compagnie de Viviani, pour convaincre l'empire russe à la fermeté, fut considéré par beaucoup comme une politique belliciste. [2]

C'est bien ce contexte qui explique la lettre ouverte de Meyer qui, sous couvert d'une invite à agir et de quelques vacheries glissées ici et là en passant, et que se plait à relever Jaurès est révélatrice à plus d'un titre.

- impôt sur le revenu et loi des 3 ans sont bien les lignes de clivage entre gauche et droite, une droite qui est prête à tout pour empêcher le premier et maintenir la seconde

- la volonté de rehausser la fonction présidentielle, pour utile qu'elle puisse paraître, fit se rejoindre en l'occurrence la droite la plus dure qui ne s'est jamais résolue au régime parlementaire - est-ce un hasard si A Meyer fut boulangiste et complota à cette occasion pour un retour à la monarchie ? - et la droite républicaine modérée dont Poincaré était le porte-drapeau. L'entêtement de Poincaré à se présenter en dépit d'un vote préalable des républicains qui avait donné sa préférence à Pams - entêtement qui allait contre toutes les habitudes des républicains de s'entendre avant le scrutin - ce qui allait lui valoir l'animosité définitive d'un Clemenceau qui lui respecta cette tradition en 1920 et retira sa candidature - ne s'expliquait que par la certitude d'être élu avec les voix de la droite dure avec laquelle sans le dire il avait fait alliance.
Meyer ne fait en l'occurence que lui rappeler les circonstances de son élection de 1913 : ce qu'on attendait de lui dès lors ce fut bien de résister. A Poincaré de payer désormais la contrepartie de cet accord. Cette droite-ci ne veut ni évidemment des socialistes, ni non plus de ces radicaux aux réformes fiscales dangereuses pour ses intérêts dont Caillaux est le prototype parfait. C'est pour cela que Meyer lui rappelle la profonde déception que son camp nourrit lors de la nomination du gouvernement Doumergue. Finies les combinaisons ! C'est l'heure désormais d'être à la hauteur !

- le goût très modéré de la droite pour la République, en tout cas pour la République parlementaire et sa prédilection pour un pouvoir fort dont on verra les traces évidemment lors de la crise boulangiste mais aussi lors de l'Affaire Dreyfus, où l'intérêt supérieur de la Nation sera toujours le prétexte avancé pour défendre l'homme fort d'un pouvoir fort, sinon dictatorial en tout cas suffisamment présidentiel pour se prémunir des velléités partageuses du corps électoral. [3] Que Meyer en appelle à un presque coup d'Etat, en tout cas à ne pas tenir compte de la volonté populaire exprimée par les élections est, à ce titre édifiant.

- la peur panique que suscitent, dans ces milieux-là, la montée en puissance des socialistes et le pacifisme qu'ils revendiquent.

En somme, Poincaré a des gages à donner. Et il les donnera. Coincé entre les devoirs de sa charge et son attachement réel à la République, et les liens et obligations qu'il a contractés avec la droite, il lui faudra bien faire un geste.

Ce geste ce sera la nomination d'un gouvernement Ribot - le 4e déjà ! - où la présence de radicaux comme L Bourgeois est supposé donner le change mais qui demeure un gouvernement on ne peut plus modéré. Il sera renversé le jour même de sa présentation à la Chambre : la provocation était trop évidente.

Ce sera donc Viviani ! Mais que, dès la formation du gouvernement d'union nationale, le 26 Août 14, on retrouve Ribot aux Finances, Delcassé, belliciste notoire aux Affaires étrangères, et Briand à la Justice portait assurément la marque de Poincaré, qui n'entendait pas s'en laisser compter ni laisser filer son rôle politique dans ces circonstances particulières de guerre. Présences en tout cas qui comptèrent plus que celle, symbolique, d'un J Guesde, ministre sans portefeuille qui symbolisera surtout le ralliement des socialistes à la guerre.

Personnage curieux, décidément, que Poincaré, qu'on retrouvera à deux reprises président du Conseil après guerre, et qui eut à ce titre à assumer les conséquences notamment économiques et financières désastreuses de cette guerre que finalement il aura voulue. Qui verra ses pouvoirs constamment rognés durant la guerre : par les militaires d'abord qui s'efforcèrent tant qu'ils le purent, et y parvinrent d'abord, d'avoir la mainmise totale sur le déroulé des événements en écartant le gouvernement de toute décision : par Clemenceau ensuite, son ennemi juré, qui affecta de le tenir le plus éloigné possible de toute information et de toute influence.

Droite étonnante, qui, presque cinquante ans après, ne s'est toujours pas résolue à la République, qui porte encore très lourdement les marques de ses origines orléanistes et sera prête demain à la renverser.

Cet atermoiement, face aux résultats des élections, au fond est une répétition générale et présage assez bien de l'atmosphère politique de l'entre deux guerres qui en verra tant glisser imperturbablement vers une remise en question de la République : Laval n'en étant finalement u'un exemplaire parmi d'autres. Le 6 février 34 un signe !

Selon les postures que l'on voudra prendre on sera bien tenté de dire : la guerre les rend fous ! ou bien l'impôt les rend fous !

Cette république en tout cas était bien une république bourgeoise. Elle n'a cessé de l'être depuis. Elle est juste parvenue en un siècle à faire disparaître paysannerie puis classe ouvrière. C'est comme cela qu'elle tient.

 

 

 


1) assez intéressant de relever à cet égard que les deux gouvernements Blum en 37 et 38 où apparut pour la première fois P Mendès France, furent renversés non par la chambre des députés, mais bien par le Sénat !

2)

 

3) Cette prédilection pour l'homme fort fera évidemment le lit des fascismes à venir et expliquera en grande partie le soutien que ce courant politique apporta spontanément à Pétain en 40. Mais elle explique aussi, finalement, le succès de la Ve République, tant l'habileté de de Gaulle aura été de faire la synthèse entre la tradition républicaine plutôt parlementaire et la nécessité d'un exécutif fort. D'où le soutien unanime de la droite et du centre en 58, en dépit des préventions de certains au sujet de la question algérienne. D'où peut être aussi la longévité de la Ve qui a désormais 56 ans et approche lentement de celle de la IIIe - 70 ans.