Il y a un siècle....

Lettre ouverte d'A Meyer à Poincaré

 

Lettre ouverte M. Poincarê Monsieur le Président,.

Vous lisez certainement les journaux. Ils sont les organes de l'opinion, et, plus que personne, le chef de l'Etat a besoin de les consulter. L'article de M. Clemenceau, paru hier dans l'Homme Libre, et qui a fait grand bruit, n'a donc pu vous échapper. M. Clemenceau est d'avis que, dans certaines circonstances, il faut des hommes capables de s'élever assez haut pour voir au delà de l'horizon commun. Il les faut surtout d'une puissance de personnalité suffisante pour développer une énergie de con- ducteurs. » C'est M. Clemenceau qui souligne. Toutefois, crainte d'être traité de césarien, et pour atténuer l'effet de sa phrase, il ajoute « .sans effacer pourtant toute résistance au point de faire choir le pays dans la dictature. Pour le bien et le mal, nous avons eu Napoléon. Je me contenterais très bien aujourd'hui de le fractionner. » Que cet aveu, dans la bouche de M. Clemenceau, donne aux partisans de l'autorité une satisfaction singulière et inattendue, ce n'est pas la question. Si je relève cette phrase, c'est que l'application s'en fait d'elle-même. Car ce rôle de conducteur c'est précisément celui que l'opinion attendait de vous et qu'elle vous assignait lors de l'élection de Versailles. Au moment où elle vous a désigné au Parlement pour la première magistrature de l'Etat, vous étiez un des hommes les plus considérables du pays. On vous tenait au barreau pour l'un des maîtres de la profession. Vous aviez failli être bâtonnier de l'ordre et vous ne pouviez manquer de l'être un jour prochain. Vous apparteniez à une élite, l'une des dernières qui nous restent et dont le prestige est demeuré intact : l'Académie française. Vous n'aviez besoin pour vous placer très haut du piédestal d'aucune fonction. Vous étiez quelqu'un et pouviez vous passer d'être quelque chose. Ministre des affaires étrangères, vous aviez dirigé notre politique extérieure avec tact et fermeté. Il est superflu d'ajouter que votre intégrité était inattaquable. Enfin votre origine lorraine était un gage de plus attestant l'ardeur de votre patriotisme. Telle était votre popularité, lorsque s'ouvrit le Congrès de Versailles, que s'il avait porté son choix sur tout autre candidat, le Parlement aurait semblé jeter un défi au A ce moment, tous les bons Français, sans distinction d'opinion, souhaitaient votre succès, moins pour l'application d'un programme défini que contre une certaine politique, la politique du Bloc représentée par M. Pams et par ceux qui le soutenaient, M. Clemenceau, M. Combes, M. Pelletan, M. Caillaux.'Vous n'avez- pu échapper aux sommations de ces politiciens acharnés contre vous, puisqu'ils vous ont invité, dans une autre nuit historique, à ne pas accepter la candidature. Vous avez tenu bon. Tous les hommes d'ordre vous en ont su gré. Au Gaulois, nous avons fait notre devoir de patriotes. Nous nous sommes gardés de patronner votre candidature nous l'aurions rendue suspecte. Nous n'avons pas affecté de la combattre c'eût été une hypocrisie indigne de vous et de nous. Vous avez été élu il y a eu une grande joie dans le pays.

Ce fut un soulagement. Il semblait que l'ère des délations, des proscriptions, des expédients inavouables était close. On nous disait, à nous autres conservateurs « Vous êtes toujours les mêmes vous ferez éternellement le jeu de vos adversaires. Vous venez de travailler à rendre la république habitable. Encore une fois, vous serez dupes et victimes. » Mais nous savions ce que nous avions fait et pourquoi.

En présence des dangers de notre politique intérieure que les élections viennent de mettre, en si éclatante lumière sous la menace de complications extérieures, notre devoir était de soutenir l'homme d'Etat qui personnifiait la lutte contre ces deux fléaux l'anarchie et l'invasion. C'est ce devoir que nous avons accompli, et nous ne nous en repentons pas. Je me rappelle vos paroles au dîner que vous offrit le Syndicat de la Presse dont vous aviez été l'éminent avocat dans la période qui précéda votre installation à l'Elysée. Vous aviez montré, ce soir-là, une telle simplicité d'allures, une volonté si arrêtée de vous consacrer au bien général, une foi si ardente dans les destinées de la France, enfin une telle sérénité devant votre soudaine ascension au premier poste de l'Etat Je me réjouissais de vous voir si bien à votre place, non sans me souvenir, avec une satisfaction légitime, de la sympathie que vous m'aviez maintes fois témoignée. Je songeais à part moi « Voilà le magistrat rêvé pour une république. Il fera estimer le régime même par ses adversaires du dedans il imposera au dehors le respect de la France. » Et j'oubliais pour un instant que, votre succès personnel était un échec pour les partis d'opposition, pour les idées et les espérances qui restent irréductiblement les nôtres.

Vos premiers actes ont été accueillis par une approbation unanime. On vous a vu d'un œil favorable inaugurer le tour de France présidentiel. On a goûté, dans vos discours, une remarquable faculté d'assimilation, d'heureuses trouvailles d'expressions. Chacun a pensé que votre parole allait être un instrument de réconciliation nationale et de concorde. Il n'est pas jusqu'à vos visites au grand poète Mistral, au savant J.-H. Fabre dont on n'ait apprécié l'élégance et la bonne grâce.

Dans le domaine spécial de la politique, votre premier soin avait été de confier le pouvoir à l'un de vos partisans les plus résolus, orateur persuasif et souple, avec lequel vous aviez toutes sortes d'affinités de pensée. Un premier caillou sur la route. Le ministère Briand tombe sur un des articles du programme que vous aviez adopté et dont le pays s'était plu à espérer qu'il vous devrait le succès. Mais la question vitale, .c'était la loi de trois ans. Votre second choix fut encore plus heureux que le premier, puisque l'homme auquel vous aviez confié le pouvoir sut faire triompher la grande loi de sécurité nationale, malgré les embûches semées de tous côtés. Cette loi, le pays vous la doit autant, plus peut-être qu'à M. Barthou. Entre temps, M. Dumant, ministre des finances, avait affirmé solennellement le principe de l'immunité de la rente. Ainsi, au double point de vue militaire et financier, vous aviez montré avec éclat votre souci des grands intérêts qui reposaient sur vous. C'est alors que le char qui menait votre foriune heurte non plus un caillou, mais une pierre sur une question subsidiaire, la Chambre met M. Barthou en minorité. Et c'est alors que j'ai commencé d'éprouver, à votre sujet, l'inquiétude dont je veux vous faire part aujourd'hui.

Je n'ai ni conseils ni critiques à vous adresser. Je suis trop respectueux du pouvoir, et je suis un trop modesie personnage pour apporter au chef de l'Etat une consultation qu'il ne me demande pas. Ce que je dois dire seulement, c'est qu'au lendemain de la démission de M. Barthou, j'attendais et le public avec moi attendait tout sauf un ministère Doumergue. Je sais bien qu'il y avait de merveilleux desseins dans la coulisse. On escomptait un ministère intérimaire qui permettrait d'attendre la veille des élections, puis un ministère Briand qui ferait les élections. Mais ce sont là de ces combinazione que les événements ont assez l'habitude de déjouer. Si c'était nous, conservateurs, qui nous y livrions, on ne manquerait pas de nous accuser, encore une fois, de pratiquèr la politique du pire, dans l'espoir chimérique d'en faire sortir le mieux. Donc, nous avons eu un ministère Doumergue-Caillaux, c'est-à-dire, au bout de douze mois, le ministère que nous aurions eu tout de suite si M. Pams avait été élu.

Je n'ai pas à rappeler l'assaut qui fut donné par la fédération des gauches pendant la période qui précéda les élections. Telle fut la violence de la campagne, qu'elle coûta la vie à l'un des meilleurs d'entre nous, qui, en la menant, avait confiance de remplir une sorte de mission, au profit non seulement de certaines idées,- mais aussi des hommes qui les représentaient et au premier rang desquels je me permets de vous placer. Pauvre Calmette Quelle déception n'eût pas été la sienne si, survivant à ses blessures, il avait été témoin, lui soldat généreux et dévoué, de la façon dont les chefs ont dirigé la bataille électorale Le bloc, le fameux bloc, celui-là même contre lequel vous aviez été élu, monsieur le Président, se reconstituait sous votre présidence, plus compact, plus solide, plus discipliné que jamais Et à l'heure où il aurait fallu lui opposer un bloc de conservation, une partie de vos électeurs. tous vos électeurs de droite, se voyaient brutalement exclus du combat précisément par ceux qui avaient été les plus chauds partisans de votre candidature. On rejetait leur concours avec horreur

Le bloc de gauche s'est si bien reconstitué qu'à l'heure qu'il est, la France est en possession d'une Chambre pire que les plus mauvaises qu'aient connues vos prédécesseurs, M. Loubet et M. Fallières. Il y a plus encore. M. Caillaux comme autrefois Gambetta, comme M. Clemenceau plus près de nous est aujourd'hui l'Eminence grise, le directeur politique d'un ministère dont il a été exclu par les funestes événements que vous savez.

Dans la retraite que vous vous êtes ménagée pendant quelques jours devant les grands horizons et les vastes espaces, vous avez eu le loisir de réfléchir, de comparer, de peser, de conclure. Vous en êtes revenu une première fois pour recevoir le Roi et la Reine d'Angleterre. Vous recevrez demain les souverains de Danemark. Ce n'est pas moi qui trouverai mauvais que vous donniez à la France une allure monarchique. Plus vous lui faites faire belle figure vis-à-vis des nations étrangères et plus on doit vous en féliciter. Vous remplissez, avec une grande convenance, ce devoir d'hospitalité. A vos côtés Mme Poincaré vous y aide avec une parfaite bonne grâce. C'est à coup sûr une des fonctions qui incombent au chef de l'Etat.

Ce n'est ni la seule, ni la plus importante. Encore une fois, je n'ai pas de conseils à vous donner. Mais ce n'est pas moi, c'est M. Clemenceau, qui a parlé de. « conducteurs d'hommes ». a jamais eu plus besoin qu'aujourd'hui. _Que devrait faire le conducteur d'hommes, celui que l'heure réclame ? Que feriez-vous, si vous étiez ce conducteur ? Lorsque le Parlement vous a nommé, il a tenu compte des vœux du pays plus que des siens propres. C'est encore des vœux du pays que. le conducteur d'hommes devrait tenir compte aujourd'hui pour lutter même contre le Parlement. Lutte pacifique, cela va sans dire. M. Clemenceau n'appelle pas un Brumaire, puisqu'il n'ose pas souhaiter un Napoléon tout entier. Mais il faut que le pays sente à sa tête un chef. Il faut que ce chef plane au-dessus des polémiques intéressées, des statistiques falsifiées, des combinaisons de personnes. Les questions de clocher, les influences des comités, au regard d'un chef, ne comptent pas. Rien ne compte, si ce n'est l'intérêt supérieur de l'Etat. Votre popularité est encore grande, monsieur le Président. Je m'en réjouis, si elle doit être l'instrument de notre régénération. Elle n'a pas cessé d'être une des principales espérances du pays. Les partis d'opposition ne peuvent vous demander de gouverner dans leur sens. Ils n'abdiquent rien de leur foi, mais leur patriotisme met au-dessus de tout l'intérêt immédiat de la nation. Or, elle est en présence de dangers tels que toutes les inquiétudes sont permises. Je ne puis croire que vous lui réserviez une suprême déception, au. moment où celui qui fut l'adversaire le plus acharné de votre candidature est obligé de proclamer lui-même que la France appelle un conducteur.

Veuillez agréer, monsieur le Président, je vous prie, l'expression de mes sentiments respectueux.

Arthur Meyer