Il y a un siècle....


Jaurès

LE VRAI DANGER

L'humanité du 16 mai

 

 

Nous est-il permis,, à nous socialistes a révolutionnaires d'entendre et de comprendre les propos que prodigue la presse bien pensante au président Poincaré? Hélas il n'y a plus que nous qui ne lui disions pas quotidiennement des choses désagréables. L'autre jour, c'était lé Soleil, c'était le Gaulois, c'était l'Eclair, c'étaient les Débats' eux-mêmes qui lui marquaient aigrement leur déception ou qui lui prodiguaient les plus sinistres prophéties. Et hier matin, par une curieuse rencontre, il a eu à subir tout à la fois la polémique de ceux qui l'ont élu à Versailles et de ceux qui l'y ont combattu. M. Clemenceau et M. Arthur Meyer se concentrèrent contre lui.

M. Clemenceau ne lui cache pas qu'il se. réjouit de l'embarras mortel où l'ont mis les élections, et il lui dit en substance, avec une ironie implacable Tu as fait le chaos, débrouille-le. Quant à M. Arthur Meyer, il lui adresse une longue épître respectueusement injurieuse. Il lui signifie qu'après d'heureux débuts, il eut de déplorables faiblesses. Pourquoi a-t-il permis la formation "du ministère Doumergue ? Pourquoi a-t-il permis de mauvaises élections ? On lui fait savoir qu'il faut qu'il répare toutes ces fautes, s'il ne veut pas perdre définitivement la confiance des patriotes, des bons Français dont M. Arthur Meyer- est le délégué et l'interprète. Et, pour cela, on lui donne le conseil formel «: de lutter contre le Parlement ». M. Arthur Meyer daigne, l'avertir qu'il ne propose pas un 18 Brumaire. Il lui suffira que M.Poincaré se refuse à créer un gouvernement qui corresponde à la volonté de la Chambre et du suffrage universel. Ce sera un coup d'Etat en douceur, un coup d'Etat « perlé », et il est bien entendu que c'est l'intérêt national qui fournira le prétexte.. C'est pour maintenir à tout prix la loi de trois ans, c'est pour la proclamer éternelle et intangible que M. Poincaré violera l'esprit de la Constitution, et, au besoin, .s'il est1 nécessaire, on appellera le tsar à la rescousse. C'est en son nom comme au nom de la France qu'on violentera le Parlement par un attentat hypocrite, en lui rendant impossible l'exercice1 9u mandat qu'il tient du pays.

Voilà le plan qui ose se produire dans les journaux de la réaction, parlant au nom de la patrie;

Quel sera l'effet de ces appels? A vrai dire, il est malaisé de penser que le président de la République s'engage dans une voie aussi dangereuse pour le pays et pour lui-même. Et je ne crois pas que les conjurés réactionnaires euxmêmes l'espèrent. Ils n'espèrent, pas non plus, j'imagine, le succès de la combinaison proposée par A de Mun, qui veut un gbuvernement de résistance ayant le courage de faire appel ouvertement aux forces conservatrices. L'illusion des réactionnaires ne peut pas aller jusque-là. Mais ils se croient sûrs d'intimider M. Poincaré, très sensible aux attaques d'une certaine presse et aux menaces d'un certain parti. Et ils se disent que, s'il n'ose pas tenter une sorte de coup de force, s'il n'ose pas non plus, constituer le bloc gouvernemental du briandisme, du centre et de la droite, il usera du moins, par des combinaisons, équivoques,, la volonté légale du suffrage universel. Avant tout, il s'agit d'empêcher la majorité républicaine de dire nettement et tout de suite qu'elle est, dans la question, fiscale et dans la question militaire, pour le programme de Pau honnêtement interprété et vigoureusement appliqué, sans équivoque et sans faiblesse'.

Mais quelle forme prendra l'intrigue où la réaction tend à engager l'Elysée ? Qui s'y prêtera?