Il y a un siècle....
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15 mai : Une femme docteur ès Lettres

Ce petit article du Temps daté du 15 mai : La première femme doctoresse ès Lettres. Il vaut moins pour l'information qu'il donne que pour la manière dont il la donne. L'entrée des femmes dans les métiers de la recherche n'est pas tout à fait nouveau et l'on compte, on l'a vu déjà, des femmes avocates, notamment. L'accès des femmes au monde universitaire aura été favorisé, dès 1880, par la loi Camille Sée qui créa un enseignement secondaire public accessible aux femmes. Si ce sont, évidemment, plutôt des jeunes filles issues des classes aisées qui accèdent ainsi aux formations universitaires, on remarquera néanmoins leur nombre croissant qui fait de la France le second pays européen, après la Suisse, pour le nombre de jeunes filles inscrites à l'Université.

Celle-ci le fut en Lettres ; on les comptait plus nombreuses en Droit ou en médecine.

Non décidément, ce qui est révélateur de l'époque, c'est plutôt la manière dont l'événement est relaté. Le journaliste tout en soulignant la qualité de la recherche menée, la rigueur de la méthode, la pertinence des résultats ne peut s'empêcher, au détour de presque chaque phrase, de ponctuer chaque qualificatif scientifique d'un registre plus mondain où se télescopent les souriant, charmé et autre joli spectacle

On a beau ici présenter cette entrée des femmes à la Sorbonne sous l'égide de la modernisation, on n'arrive pas tout à fait à prendre la chose au sérieux.

De quelle autre soutenance de thèse eût-on écrit qu'elle fût un spectacle ? de quel autre doctorant eût-on souligné la timidité charmante ? de quel autre jury eût-on présenté les questions comme de subtiles taquineries ?

Non, décidément il s'agit d'une femme dont on veut bien admettre que le travail fût réel mais de là à le considérer comme véritablement sérieux !

La prévention masculine se déduit de ceci : pour le journaliste, la femme ne disparaît pas sous la thèse ; bien au contraire cette thèse n'est que le biais par quoi se présente la femme. On le sait, tout ostracisme, toute ségrégation, tout racisme aussi, se reconnaît à cela même : l'individu et ses oeuvres passent toujours derrière le groupe auquel il appartient et que seul on juge, que ce soit pour l'approuver ou le stipendier.

Certes, petites victoires après petites victoires, les femmes se font entendre et celle-ci n'est pas moins importante qu'une Clara Zetkin, une Marie Curie ou une Camille Claudel. Ou encore cette encore anonyme Suzon que l'on retrouvera ministre en 1936 dans le gouvernement Blum de Front Populaire. Mais le chemin est bien long encore qui pour vaincre les préventions et prétentions masculines aura besoin de bien plus que l'effort féminin durant la guerre, le droit de vote en 44 ...

De la rémanence du préjugé

J'ai peine à oublier que Descartes avait cru voir dans la précipitation et la prévention, les deux causes d'erreur qui faisaient notre raison divaguer.

Ah ! s'il suffisait de procéder avec méthode et de vérifier avec soin la certitude de nos affirmations pour ne pas se tromper ! s'il suffisait d'être méthodique pour ne pas avoir de préjugé ... comme ce serait aisé !

Oui, c'est vrai, me fascine le préjugé dont Alain écrivait :

Préjugé. Ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions; la haine aime à xpréjuger mal; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l’idée juste d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manœuvre contre l‘esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme.

L'étonnante dilection que nous avons à y sombrer, l'incroyable difficulté que nous éprouvons à nous en prémunir quand même nous les reconnaissons et tentons de les combattre ; l'invraisemblable résistance des préjugés qui surgissent toujours là où on estimait vaniteusement les avoir éradiqués, me laissent à soupçonner qu'ils ne soient pas qu'une simple affaire de passion mal contenue par une raison paresseuse. Non décidément le préjugé s'incruste trop, s'insinue avec trop d'aisance pour n'être que cela.

Oh bien sûr quand il s'agit de la suffisance masculine, il est aisé d'extrapoler la superbe ancestrale et le confort de la domination ... mais est-ce si simple ?

Dans les dernières lignes du De Deo de l'Ethique de Spinoza, la croyance en un Dieu est expliquée par l'impossibilité où nous sommes de juger le monde à partir d'autre chose que le peu que nous savons, c'est-à-dire à partir d'autre chose que de nous-mêmes. Ce qu'il nomme fétichisme, parce que, comme l'écrivit Comte, il faut bien partir de quelque chose et donc d'une théorie quelconque, est au fond le symbole même de cette forteresse dont nous ne parvenons pas véritablement à nous extirper ; j'y vois l'un des fondements du préjugé. Nous ne sortons jamais de nos représentations et n'atteignons de la réalité ni les choses ni les êtres. Cette leçon je la dois à Kant.

Et c'est sans doute dans la différenciation des sexes que cette muraille se fait le plus cruellement sentir. La raison a beau se prévaloir de pouvoir extrapoler et atteindre l'universel, elle ne peut pas faire que je puisse ressentir ce que sent l'autre ni vraiment me mettre à sa place autrement que sous la forme d'une fragile analogie . Il (elle) est là, devant moi, étranger, extérieur ; toujours ; irrémédiablement. Alors oui, la seule manière de l'entendre et de l'atteindre, demeure encore de le saisir à mon aune, à la mesure de mon désir ou de ma crainte.

Que ceci se fît presque toujours sous la forme de la négation de l'autre, nous l'avons appris tant de Hegel, de Levi-Strauss que de R Girard. Qu'il faille pour l'éviter, le presque inhumain effort de la sublimation - qui est bien autre chose que le désir réducteur - qu'il me faille, pour reconnaître dans l'autre un visage, m'efforcer d'en plus souligner la distance que la présence et presque me réjouir sinon de son absence en tout cas de sa fuite ... voici sans doute qui relève de la grâce par où éviter la pesanteur vulgaire où le préjugé d'ordinaire me contraint.

Je crains ce tragique-ci de ne pouvoir approcher l'autre sans le blesser mais de ne le pouvoir à l'inverse négliger sans m'épuiser irrémédiablement. L'autre, dont la femme est le paradigme, est bien une fatalité qui me fait humain mais désespérer tout aussitôt d'en être jamais à la hauteur.

Contre ceci, je ne puis rien : tout juste me taire pour éviter de tomber dans le piège qui me fera toujours réduire ou minorer l'autre.

Qu'on le veuille ou non, le discours des hommes sur les femmes demeurera invariablement pesant ; la réciproque sans doute aussi.

Oui le préjugé tient moins de la force des passions ou de la débilité de la raison que de cette muraille obsédante qui me sépare de l'autre et me laisse seul à l'ombre de mes illusions ou de mes suffisances.