Il y a un siècle....
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Une affaire de génération ?

 

Cette remarque de M Gallo à propos de Briand :

« modèle le plus achevé de parlementaire français de la IIIe République, [illustrant] l'incapacité de toute une classe politique à saisir la nouvelle donne qui change le jeu du monde.

Il relevait notamment que Briand, comme Pétain n'eurent pas à passer le témoin à des hommes plus jeunes — morts dans les tranchées de 14-18 — et ils « tenaient encore la barre » dans les années 1930 et 1940 - « trop vieux capitaines pour une mer déchaînée. Elle les a engloutis. »

 

  Noms Naissance Noms Naissance Noms Naissance  
av 1840     François-Joseph 1830 Schlieffen 1833  
années 40              
  Clemenceau : 1841 Bebel : 1840      
  Guesde 1845 von Bülow 1849 von Kluck 1846  
  Déroulède : 1846     Hindenburg 1847  
  Ribot 1842     von Molkte : 1848  
          Galliéni 1849  
          von Tirpitz : 1849  
années 50              
  Deschanel : 1855 von Bethmann Hollweg 1856 Foch 1851  
 

Jaurès :

1859 Zetkin 1857 Joffre : 1852  
  Millerand 1859 Guillaume II : 1859 Pétain 1856  
          Nivelle 1856  
années 60              
  Poincaré : 1860     von Falkenhayn 1861  
  Barthou : 1862     Ludendorff 1865  
  Briand : 1862     Mangin 1866  
  Caillaux : 1863          
  Painlevé 1863 Max de Bade 1867      
  Wetterlé 1861 Nicolas II 1868      
  Viviani 1862          
  Maurras 1868          
années 70              
  Compere Morel : 1872 Liebknecht 1871      
  Hansi 1873 Luxemburg 1871      
  Malvy : 1875          
               
               
               

 

Quand on y regarde de plus près, trois observations méritent qu'on s'attarde :

- une illusion d'optique d'abord, parce qu'après tout on n'accédait jamais très jeune à des postes à responsabilité à cette époque - pas plus qu'aujourd'hui d'ailleurs. Il est donc logique et pas nécessairement significatif que les acteurs - notamment politiques - de la guerre de 14 eussent tous entre 50 et 60 ans

- les militaires sont sensiblement plus vieux que les politiques ce qui est particulièrement sensible chez les allemands qui sont presque tous, à Ludendorff près, des années 40 et ont donc fait la guerre de 70. Quant aux français, ils ont tous la soixantaine passée.

- les politiques français, à Ribot et Clemenceau près, sont presque tous des années 60 et sont donc à la déclaration de guerre dans la cinquantaine. Pour eux la guerre de 70 est un vague souvenir mais dont ils se serviront à l'instar de Poincaré pour évoquer le traumatisme de l'occupation prussienne.

Je ne suis pas certain que l'on puisse de ceci conclure quoi que ce soit de pertinent. Certes, tous ceux-ci furent des hommes du XIXe siècle, mais nous l'avons dit, ce dernier manifestement se prolonge jusqu'en 14. Ils sont donc bien de leur temps. On a souvent souligné qu'un Pétain était en 14 à six mois de la retraite mais ce fut le cas de tous ou presque.

Reste la longévité

Il en est de ces parcours d'autant plus étonnants qu'ils se prolongent, semble-t-il, presque indéfiniment.

- Clemenceau d'abord qui est en 1918 le dernier parlementaire encore en fonction - à ce moment-là sénateur et président du Conseil - qui fût déjà élu à la Chambre de 1871 et assista ému au vote protestataire des élus alsaciens-lorrains[1] - ce qu'il rappellera en 1919 devant la Chambre nouvellement élue lorsqu'elle rendit un hommage aux élus alsaciens et lorrains. Marqué autant par le défaite de 1871 que par la Commune de Paris - il fut à ce moment maire du XVIIIe arrondissement - républicain acharné mais assurément soucieux de l'unité nationale et ne craignant rien tant, sans le dire toujours, que la guerre civile, il fait partie qu'on le veuille ou non, même s'il n'y prit pas alors une part active, des fondateurs de ce régime dont il marqua l'évolution pendant plus de 40 années. Il finira vieillard têtu et bougon, sans doute, mais il faut bien voir que sa façon de concevoir la paix à Versailles portait bien encore les traces d'un monde qui venait de disparaître. Il prolongea sans doute intempestivement - mais avec bravade - les ultimes rémanences du XIXe au milieu d'un siècle dont je ne suis pas sûr qu'il le comprît.

- Pétain évidemment, que l'on trouve au pouvoir en plein milieu du XXe siècle et qui plus que d'autres aura été, idéologiquement, un homme du XIXe. Élevé par sa grand-mère née avant la Révolution, voici un homme qui, en plein milieu de la tourmente des années 40, porte en lui les ultimes rémanences de la France depuis longtemps disparue de l'Ancien Régime ! Comment ne pas comparer avec un Jaurès, né à peu près au même moment, qui fait alors depuis longtemps déjà figure historique du passé, quand lui prolonge son influence en plein milieu du XXe ? Il ne s'agit évidemment pas de déduire de cette longévité exceptionnelle les traits du fascisme qu'il portera mais il y a assurément quelque chose d'intempestif chez cet homme qui ne peut que troubler.

Au même titre que Briand de ce point de vue, qui poursuivit beaucoup trop longtemps ses schémas de pensée pourtant très marqués par la fin de la Belle Époque, on peut s'étonner de ce décalage souvent répété dans ce pays qui a tellement aimé ses vieillards : un de Gaulle, tout visionnaire qu'il pût être dans les années trente, tout entêté qu'il pût heureusement paraître dans les grandes années de la France libre n'est, après tout, qu'un vieillard de 68 ans quand il retrouve le pouvoir en 58, porteur de conceptions politiques, certes républicaines mais furieusement mâtinées de maurrassisme ; mais de représentations aussi du pouvoir où le culte militaire du chef avait sa part au moins autant qu'un antiparlementarisme diffus qui, ensemble, dessinent plus un paysage idéologique des années 20 ou 30 que celui, moderne, de la seconde moitié du XXe.

On peut, certes, s'y jouer d'une interprétation vaguement psychologique ou même anthropologique : c'est vrai, que dans ces périodes de crises, la France affecte souvent de se donner, contrite et culpabilisée, à un père fouettard qui la sermonne autant que la sauve. Ce fut déjà le cas avec Thiers - qui a 73 ans en 1870 - avec Pétain - qui a 84 ans en 40 - ou de Gaulle donc. A chaque fois, la Nation, meurtrie ou divisée, panse ses plaies et ses différends autour du sacrifice d'un patriarche d'autant plus incontestable que semblant surgi du fond des âges !

On peut aussi s'interroger sur la fatalité de ce décalage qui fait toujours nos sociétés être dirigées par des hommes nourris d'idéologies et de schémas de pensée d'un autre temps. Comment ne pas s'interroger par exemple sur notre modernité, percluse de crises environnementales mais aussi financières et économiques, être dirigée par ces enfants des Trente Glorieuses nourris à la croissance assurée et au plein emploi, incapables de penser la mutation en cours autrement qu'avec des recettes, toutes faites, conçues par et pour un autre temps ?

Reste la représentation décalée de la guerre

On l'a dit déjà, la France - comme le Reich du reste - n'a plus véritablement en 14 de représentation concrète de la guerre : en paix depuis presque un demi-siècle - car, après tout, les guerres coloniales sont tellement lointaines et tellement le fait d'une armée de professionnels - les français n'ont que de vagues souvenirs racontés par les anciens pour leur dire ce qu'est une guerre : souvenirs d'autant plus détestables au reste qu'il se fut agi d'une défaite. Et si le souvenir des provinces perdues est régulièrement entretenu, on ne peut pas dire que la politique française fût celle d'une revanche fomentée et méthodiquement préparée. Loin de là !

Celle qu'en forment les militaires porte, elle plus encore, toutes les marques des grandes guerres napoléoniennes tant dans la manière souvent méprisante en tout cas toujours froidement technicienne dont on considérait les troupes que dans les conceptions stratégiques d'offensive à outrance. Les plans allemands sont ceux de militaires de la guerre de 70 ; ceux français ne valent pas mieux. Et ce n'est rien de dire que les conséquences d'une guerre de masse, mais industrielle de surcroît, n'ont pas toutes été mesurées avec prudence. Et que dire des buts de guerre - pas toujours clairement définis - qui portent tous la marque d'une diplomatie à la Metternich où les conquêtes territoriales demeurent le paradigme de la puissance politique ? Ce qu'illustre parfaitement le programme de Septembre 14 du chancelier allemand ! Où, paradoxalement, les peuples sont singulièrement absents, en tout cas systématiquement réifiés, instrumentalisés. Où le monde, surtout est absent tant les visions demeurent totalement centrée sur une Europe totalement autiste.

Trace, mémoire et tragédie

L'histoire est impitoyable, dans ses deux significations - tant celle qui se fait que celle que l'on écrit. Qui se souvient de tel obscur ministre d'un gouvernement Sarrien ? Qui retient le sens de telle diatribe parlementaire ? Et pour quelques uns qui échappent à l'oubli - Jaurès, Clemenceau ... - combien sont perdus à jamais et plus encore quand il s'agit des morts humbles quoique si nombreux sur les champs de bataille. Assurément, veut-on laisser quelque trace dans l'histoire, qu'il vaut mieux écrire un bon roman, une pièce de théâtre ou peindre un tableau. Et ce d'autant plus que les représentations que nous sauvegardons de notre passé sont souvent ciselées par l'image que les oeuvres d'art nous en proposent. Le comble du pouvoir confine ici à l'impuissance : outre qu'il n'est jamais véritablement de politique réussie, il se trouvera toujours quelqu'un pour vous disputer la pertinence de votre action. Et la fureur rageuse du Tigre de 17 s'efface bien vite derrière la paix ratée de Versailles. Et les vertus militaires d'un Joffre cèderont vite le pas devant l'ogre prompt à sacrifier ses troupes, même pour un résultat médiocre.

Non décidément, ne jamais être politique !

Mais peut-être jugera-t-on étrange, précisément, que, tout en donnant dans le privé, de droite et de gauche, ces consultations, je n’aie pas l’audace de m’occuper des affaires publiques et de donner à la Cité mes consultations sur ce qui vous concerne ! Or la raison en est ce que maintes fois, en maint endroit, vous m’avez entendu dire: à savoir qu’il m’arrive, je ne sais quoi de divin et de démonique… Les débuts en remontent à mon enfance : c’est une voix qui se fait entendre en moi, et qui, chaque fois que cela arrive, me détourne de ce qu’éventuellement je suis sur le point de faire mais qui jamais ne me pousse à l’action. Voilà ce qui s’oppose à ce que je fasse de la politique. Bienheureuse opposition, en vérité, si je m’en crois! Sachez-le bien, en effet, Athéniens: si, depuis longtemps j’avais entrepris de faire de la politique, il y a longtemps que ma perte serait chose accomplie et que je n’aurais pu être utile, ni à vous, ni à moi-même !
Platon [2]

Encore moins militaire !

Sans doute est-ce N Grimaldi qui, avec Socrate a le mot juste : renoncer à l'action parce qu'elle est l'inverse de l'action. Grevée de passions qui la rongent, de violences qui la stérilisent, de préjugés qui l'enrayent. N'être de nulle part, mais surtout n'y point trop demeurer, fuir ou voyager qu'importe ... plutôt courir les ombres. La vieillesse est peut-être un naufrage[3] mais la vie, si précieuse, est elle-même un tel défi, perdu d'avance, contre l'absurde qu'à la prolonger on risque gros de sottises, de malfaisance ou d'entêtement. Alors oui, toute bornée qu'elle demeure, toute stérile qu'elle puisse paraître aux thuriféraires de l'efficacité, du réalisme et de la performance, lui préférer la pensée qui au moins n'assombrit point l'âme.

 

 


1) lire

2) Platon, Apologie de Socrate 30b/31 cd

3) comme le soulignait de Gaulle songeant à Pétain