Il y a 100 ans ....
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Socialisme et Féminisme

Et puis, sur la colonne gauche de l'Humanité, où d'habitude se trouve l'éditorial de Jaurès, cet article de Compère Morel sur le féminisme socialiste à l'occasion de la publication d'une brochure sur le sujet. Rien de bien nouveau en soi si ce n'est cette obsédante question qui reviendra au long des cinquante ans qui suivront : la place de la lutte pour l'émancipation des femmes dans le cadre plus général des luttes pour l'émancipation des travailleurs.

Curieux personnage que ce Compère-Morel au prénom improbable (Adéodat) que l'on voit ici à côté de Blum dans les années trente ; personnage en tout cas au parcours chaotique lui qui refusera de souscrire aux 21 conditions en 1020, qui sera compagnon de route de Blum en gérant le Populaire, l'organe de la SFIO , mais qui fera partie de la dissidence des néo-socialistes en 1933 et rejoindra Déat, Marquet et Renaudel avant de souscrire aux pleins pouvoirs de Pétain et de soutenir la politique de collaboration avec les allemands .

Pour l'heure le voici vantant les mérites de cette petite brochure signée Suzon, évident pseudonyme, comme si la cause féminine était si sulfureuse ou dangereuse qu'elle méritât l'anonymat. Cette brochure néanmoins mérite d'autant plus qu'on la lise que des extraits en seront repris en 1934 dans la brochure Femmes socialistes.

Celle qui se cache derrière Suzon n'est autre que Suzanne Lacore (1875-1975) a déjà un long passé de militante en 1934. Après ses études à l'école normale d'institutrices, elle s'engage dans la SFIO dès 1906. Seule adhérente à cette date de la fédération de la Dordogne, vite connue sous le pseudonyme de Suzon, elle donne régulièrement des articles dans le Travailleur du Périgord. Elle partage le quotidien des luttes de son amie Louise Saumoneau. Très populaire dans son Parti, elle sera très logiquement, en 36, l'une des trois premières femmes, avec Irène Joliot-Curie et Cécile Brunschvicg, à devenir ministre dans le gouvernement que forme L Blum - à un moment, rappelons-le, où les femmes n'ont pas encore de droit de vote.

En février 14, à l'occasion de la révision des listes électorales, des militantes de la Ligue des droits de la femme ont tenté de s'inscrire sur les listes, provoquant ça et là des incidents plus ou moins vifs. Il faudra attendre 1919 pour que la Chambre adopte à une large majorité une proposition de loi accordant le droit de vote aux femmes mais celle-ci fut repoussée par le Sénat. A son tour, en 1936, la chambre adopte une loi allant dans ce sens et, ce qui est remarquable, à l'unanimité moins une voix, mais la guerre empêcha que la loi ne fût définitivement votée. L'ironie de l'histoire voudra que la conclusion ne fût pas parlementaire : il faudra attendre, on le sait, l'ordonnance du 21 avril 44 prise par de Gaulle pour que la chose soit définitivement entendue.

Qu'il y eût entre la cause des femmes et le socialisme une communauté d'idées est au fond assez logique, on pourrait juste s'étonner que la connivence ne fût pas plus ancienne si l'on ne méconnaissait pas la force certes des préjugés, mais plus profonde encore la prégnance de représentations qui ont à voir avec les soubassements métaphysiques de notre culture. Il y a, c'est vrai, quelque paradoxe à se flatter d'être le pays de 89 quand il ne se fut agi que de l'émancipation de la moitié du peuple.

C'est un fait : seul Condorcet en appela au vote des femmes ! Et la république de 48 n'évoqua même pas la question. J'ai évoqué la question déjà, j'y reviendrai sans doute. Ce qui me semble certain en tout cas est que l'émancipation de la femme est indissoluble de l'apparition de l'individu comme valeur positive mais que ceci même n'est pas suffisant - ce que désigne assez bien la chronologie des luttes - encore faut-il pour qu'elle existe que la femme sorte de l'espace intérieur, de l'espace privé pour devenir un véritable sujet de droit.

La question en tout cas n'est pas vue ainsi en 14 :

Lutte séparée ou incluse dans l'autre comme une de ses conditions de possibilité ? C'est évidemment dans ce sens qu'incline l'auteur et la plaquette en appelant à l'adhésion franche et massive des femmes au parti, aux syndicats ; et leur participation à toutes les luttes que l'exploitation du capitalisme ne manquera pas de rendre nécessaires.

On ici toutes les contradictions du siècle - et du socialisme notamment : il n'est qu'à observer le peu de femmes à la SFIO et leur absence dans les sphères dirigeantes du parti pour constater qu'en dépit de la bonne volonté des uns et des autres et de la revendication proclamée de l'égalité des femmes devant conduire logiquement à leur droit de vote, le parti n'a encore que des pieuses paroles à proposer et bien peu d'actes.

Compère-Morel dans son style inimitable a beau évoquer le verbalisme métaphysique et grandiloquent ainsi que la rhétorique ampoulée et pompeuse des révolutionnaires de 89, qu'a-t-il lui à opposer sinon l'analyse classique à gauche d'un asservissement féminin qui ne serait que le cas particulier d'une aliénation plus générale due à la propriété privée et la division de la société en classes. Quand même l'analyse fût juste, il y a ici un côté devenez d'abord d'authentiques militantes socialistes, on verra après, qui ne peut que reléguer la lutte des femmes à l'arrière-plan en lui déniant toute spécificité. Au moment même où Clara Zetkin porte haut la cause féminine dans les instances de l'Internationale, alors même que des femmes tenteront de s'inscrire sur les listes électorales à l'occasion des élections à venir afin de mettre en lumière leur lutte, il y a ici une parole convenue, tenue par un homme, attestant avec cruauté combien la question encore lui échappe.

On le sait, il faudra bien d'autres luttes, et la guette notamment, pour mettre en évidence la place centrale des femmes ; il y faudra bien d'autres drames pour que la révolution des mentalités s'opère, chez les hommes comme chez les femmes, pour rendre insupportable le statut accessoire où elles sont encore confinée. Trente ans plus tard, et une seconde guerre mondiale après, c'est Ch de Gaulle qui tiendra la promesse que ceux-ci ont faite : il faudra bien d'autres luttes encore pour comprendre que le droit de vote ne résout rien en soi et qu'il ne sera jamais que la première étape, politique certes mais encore bien symbolique, d'une émancipation qui est loin d'être achevée encore, un siècle après.