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Presse (suite)

Trois journaux du 28 février 1914

Sur les trois, un seul a disparu : l'Intransigeant qu'avait fondé Rochefort dans les années 80 avait suivi le parcours politique sinueux de son fondateur. De droite franche, nationaliste, le journal n'en demeurait pas moins populaire. L'humanité n'a alors qu'une dizaine d'années, fondé et dirigé par Jaurès, il est le journal des socialistes et le restera jusqu'en décembre 1920 et le Congrès de Tours à partir de quoi il deviendra le quotidien du PCF. Le Figaro enfin qui était déjà le grand journal de la bourgeoisie mais dont on remarquera qu'il est très sensible aux choses des lettres et de la culture en général.

Entre quatre et huit pages seulement où les photos sont quasi-inexistantes et le texte dru, aride.

C'est la première impression que cela donne : une presse divisée entre information, où le contenu prime et où le texte semble resserré, presque tassé en une mise en page où aucune aération ne semble de mise et une presse proche du magazine où la photographie et le reportage prennent le devant.

Une actualité dominée à la fois par la loi sur la retraite des mineurs qui fait l'objet des deux éditoriaux de Jaurès et par le vote du budget où la question si difficile de l'impôt sur le revenu se repose. Question budgétaire et impôts qui occupent fort logiquement la première place dans l'Intransigeant et le Figaro. J Caillaux est à la manoeuvre en tant que ministre des Finances (jusqu'au 17 mars) de ce gouvernement Doumergue qui ne survivra pas aux élections. Il lie étroitement le vote du budget à l'adoption de cette grande réforme fiscale qui fait tant peur à la droite - il faut dire qu'on en est à voter les douzièmes provisoires tant le vote du budget a pris du retard ... Briand quant à lui freine des quatre fers et dans ces alliances dont il a le secret - avec Barthou notamment en vue des élections prochaines - se révèle désormais un adversaire résolu des socialistes. Quant à Caillaux il démissionnera mi mars suite à l'assassinat du directeur du Figaro par la femme de Caillaux excédée par la violence campagne de presse du journal. Ni la carrière ni les ennuis judiciaires du ministre n'en seront fini pour autant : Clemenceau en 17 le poursuivra d'une haine tenace et le traînera devant la Haute Cour de Justice pour sa politique de rapprochement avec l'Allemagne ... On le retrouvera ministre dans les années vingt et opposant résolu du Front Populaire dans les années 36-38. Personnage curieux et hautain, grand bourgeois de droite, homme d'Etat, assurément, il est en ces jours de 14, l'allié objectif de la gauche pour sa volonté de faire rentrer l'impôt sur le revenu dans les tables de la loi qui, depuis des années, est bloqué au Sénat.

On remarquera encore cette aimable caricature en une de l'Humanité : le repositionnement de Briand au centre de l'échiquier politique, son attitude face aux grévistes lorsqu'il fut à Matignon en 1910, son alliance avec Barthou, sa défense opiniâtre de la loi des trois ans et son opposition farouche à l"impôt sur le revenu, auront fait de lui, en quelques années l'exemple même du transfuge sinon du traître. Celui qui commença sa carrière à la proximité immédiate du syndicalisme révolutionnaire et défendit avec verve la grève générale comme arme non pas seulement sociale mais politique, qui jouera un rôle essentiel lors du vote de la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, glissera imperturbablement vers le centre. Qu'il tienne ici entre ces mains le texte du discours sur la grève générale est là pour le rappeler à ces origines trahies ; qu'il se tienne entre un évèque manifestement ravi en dépit de la séparation et un tout petit Barthou agité de patriotisme revanchard désigne le gouffre qui le sépare de ses anciens camarades.

Briand, on l'a déjà dit, est l'essence même de l'homme politique de la IIIe République : si l'histoire retient plus volontiers de lui désormais son rôle durant l'après guerre, le rapprochement avec l'Allemagne et le Nobel de la Paix que ceci lui valut, il ne faut pas oublier qu'il fut au gouvernement de manière presque continue dans les années qui précèdent 14 et préside le gouvernement, d'octobre 15 à mars 17, durant les années noires de la guerre, plus longtemps que Clemenceau qui n'entra à Matignon qu'en novembre 17. Le drame de Briand, au fond, aura toujours un peu été de ne pouvoir évoluer que derrière quelqu'un qui lui fera de l'ombre : quand il fut socialiste, Jaurès prenait toute la place ; quand il devint gouvernemental, très vite Clemenceau en éclipsa l"importance même si, s'agissant de l'attitude adoptée face au droit de grève, ils firent finalement la même politique.

Il est également l'incarnation même de la tentation socialiste : depuis les origines, tiraillé entre la volonté révolutionnaire de changer radicalement la société et le souci constant de ne pas jouer la politique du pire quitte pour cela à collaborer, fût ce provisoirement avec les gouvernementaux et en particulier les radicaux, le mouvement socialiste ne fera jamais que se méfier du pouvoir auquel pourtant, paradoxalement tout le conduit. Ce dilemme - y aller ou pas - entre efficacité et fidélité dogmatique sera accru par le parcours de Deschanel, puis de Briand, autant que par celui de Clemenceau pourtant allié au moment de l'Affaire Dreyfus, on le retrouvera avec Viviani autour de l'Union Nationale de 14 ; et plus tard par le soutien sans participation des communistes au Front Populaire de 36. Mais comment ne pas voir en même temps combien l'éloge faite à la pureté doctrinale ou au courage d'un Jaurès, est une autre manière de cantonner les socialistes dans cette opposition stérile et utopiste qui d'un même mouvement ferait du pouvoir une affaire spécifiquement bourgeoise à quoi il vaudrait mieux ne jamais se mêler ? Les socialistes eux aussi auront su s'inventer leurs purgatoire et enfer.

Blum, à ce moment-là, inconnu mais évoluant depuis l'Affaire, dans l'ombre de Jaurès, Léon Blum qui fait plus figure de dandy littéraire - il donne des chroniques régulières à la Revue Blanche et passe alors pour un des meilleurs critique littéraire de son temps - qu'il n'est encore militant politique, mais que l'on retrouvera dans les cabinets ministériels de la guerre - il fut chef de cabinet de M Sembat jusqu'en décembre 16 - Blum oui aura à régler cette question dès 24 avec le Cartel des Gauches et évidemment en 36 avec le Front Populaire où le fait d'avoir obtenu le plus grand groupe parlementaire désigne L Blum comme candidat naturel au poste de président du conseil. Que la scission de Tours et le développement à sa gauche du communisme semblât pour un temps distribuer les rôles en deux camps distincts - révolutionnaire et réformiste - ne doit pas faire illusion.

Cette épreuve du pouvoir sera fatale et l'envie serait grande, si la formule n'était stérile, de considérer le pouvoir comme la malédiction suprême : au fil des guerres, des conflits, des crises et des mutations, naitra de tout ceci la social-démocratie, terme étrange où socialisme disparaît au profit de démocratie comme si cette dernière n'était jamais que la forme édulcorée, apaisée et passablement bourgeoise de celui-ci, ou bien que, plus vraisemblablement, à la volonté de créer une société nouvelle, plus juste, plus humaine, succédât sans qu'on y prît vraiment garde, le souci seulement de s'adapter aux mutations sociales en en émoussant seulement les aspérités les plus rugueuses, et qu'on renonçât en réalité à dire non - ce qui signifie qu'on abdiquait de ses principes en rase campagne !

C'est bien toujours ce même sentiment étrange que cette période suscite : celle d'un âge d'or, non seulement de la presse mais aussi du politique, où rien d'irréversible n'aura encore été commis ni la guerre, ni les totalitarisme, ni les génocides ni les mises à mort massives ; où les idéaux pouvaient sembler utopiques à certains mais certainement pas dangereux et où les prises de position, au delà des inévitables intérêts de classes, semblaient pouvoir s'appuyer sur des analyses, des philosophies mûrement posées. Les dérives existaient, ne songeons qu'à celles de Clemenceau ou Briand, mais quoi ? même embourgeoisés, même centristes, ils demeurèrent quand même de grands républicains. Mais que dire de ces Déat, Laval, Compère-Morel voire L-O Frossard ?

On aimerait retenir ces moments si insignifiants en apparence mais si lourds d'une insouciance trop confiante : cette République qui n'a alors qu'une quarantaine d'années mais dont les réalisations malgré les crises, les faiblesses et les manquements, ne comptent pas pour peu, cette République qui est en train d'accoucher d'une France moderne où liberté, séparation de l'Eglise et de l'Etat et commencements de droit social en fond un éclaireur dans une Europe encore bien monarchiste et si peu démocratique, cette République qui en moins d'un siècle sut se donner des Gambetta, Clemenceau, Ferry, Jaurès ou Briand et allait non sans difficultés certes résister aux fracas de la guerre, cette République parlementaire qui sait se donner au milieu de l'ordinaire, de grands et nobles débats et parfois, songeons à l'affaire Dreyfus, sortir par le haut de la fange la plus sordide, cette République, oui, qui pour une fois devenait synonyme d'ordre et progrès au contraire des deux premières qui ne résistèrent à rien, oui cette République à sa manière désuète avait de la gueule. On y sentait frémir tous les soubresauts à venir d'une modernité impatiente, on ne pouvait assurément deviner le tragique de la guerre à venir.

Cette guerre qui va se déclencher quelques mois plus tard, va tout changer, tout pourir ! et rendre improbable les sincérités d'alors. Il n'est pas un débat, du pacifisme au socialisme ; de l'économique au social qui ne sera perverti par cette guerre au point qu'on se surprend à se demander comment ont-ils pu être aussi naïfs ?

Et si pourtant ce fut eux qui eurent raison ?

 

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