Textes

BATIR HABITER PENSER
Essais et conférences Martin Heidegger 1951 (Conférence prononcée au mois d'août 1951 à Darmstadt) Gallimard



1 Essayons de penser l'« habiter » et le « bâtir ». Une telle pensée touchant le bâtir n'a pas la prétention de découvrir des idées de constructions, encore moins de prescrire des règles à la construction. Cet essai de pensée ne présente nullement le bâtir du point de vue de l'architecture et de la technique, mais il le poursuit pour le ramener au domaine auquel appartient tout ce qui est.


2 Nous demandons : 1° Qu'est-ce que l'habitation (note 1) ?

2° Comment le bâtir fait-il partie de l'habitation ?

I


3 Nous ne parvenons, semble-t-il, à l'habitation que par le « bâtir (note 2) ». Celui-ci, le bâtir, a celle-là, l'habitation, pour but. Toutes les constructions, cependant, ne sont pas aussi des habitations. Un pont, le hall d'un aéroport, un stade ou une centrale électrique sont des constructions, non des habitations ; une gare ou une autoroute, un barrage, la halle d'un marché sont dans le même cas. Pourtant ces constructions rentrent dans le domaine de notre habitation : domaine qui dépasse ces constructions et qui ne se limite pas non plus au logement. L'homme du tracteur devant ses remorques se sent chez lui sur l'autoroute, mais il n'y loge pas ; l'ouvrière se sent chez elle dans la filature, poutant elle n'y a pas son habitation ; l'ingénieur qui dirige la centrale électrique s'y trouve chez lui, mais il n'y habite pas. Ces bâtiments donnent une demeure à l'homme. Il les habite et pourtant il n'y habite pas, si habiter veut dire seulement que nous occupons un logis. A vrai dire, dans la crise présente du logement, il est déjà rassurant et réjouissant d'en occuper un ; des bâtiments à usage d'habitation fournissent sans doute des logements, aujourd'hui les demeures peuvent même être bien comprises, faciliter la vie pratique, être d'un prix accessible, ouvertes à l'air, à la lumière et au soleil : mais ont-elles en elles-mêmes de quoi nous garantir qu'une habitation a lieu ? Quant aux constructions qui ne sont pas des logements, elles demeurent toutefois déterminées à partir de l'habitation, pour autant qu'elles servent à l'habitation des hommes. Habiter serait ainsi, dans tous les cas, la fin qui préside à toute construction. Habiter et bâtir sont l'un à l'autre dans la relation de la fin et du moyen. Seulement, aussi longtemps que notre pensée ne va pas plus loin, nous comprenons habiter et bâtir comme deux activités séparées, ce qui exprime sans doute quelque chose d'exact ; mais en même temps, par le schéma fin-moyen, nous nous fermons l'accès des rapports essentiels. Bâtir, voulons-nous dire, n'est pas seulement un moyen de l'habitation, une voie qui y conduit, bâtir est déjà, de lui-même, habiter. Qui nous en assure? Qui, d'une façon générale, nous donne une mesure, avec laquelle nous puissions mesurer d'un bout à l'autre l'être de l'habiter et du bâtir ? La parole qui concerne l'être d'une chose vient à nous à partir du langage, si toutefois nous faisons attention à l'être propre de celui-ci. Sans doute en attendant, à la fois effrénés et habiles, paroles, écrits, propos radiodiffusés mènent une danse folle autour de la terre. L'homme se comporte comme s'il était le créateur et le maître du langage, alors que c'est celui-ci qui le régente. Peut-être est-ce avant toute autre chose le renversement opéré par l'homme de ce rapport de souveraineté qui pousse son être vers ce qui lui est étranger. Il est bon que nous veillions à la tenue de notre langage, mais nous n'en tirons rien, aussi longtemps qu'alors même le langage n'est encore pour nous qu'un moyen d'expression. Parmi toutes les paroles qui nous parlent et que nous autres hommes pouvons de nous-mêmes contribuer à faire parler, le langage est la plus haute et celle qui partout est la première (note 3).


4 Que veut dire maintenant bâtir? Le mot du vieux-haut-allemand pour bâtir, buan, signifie habiter. Ce qui veut dire : demeurer, séjourner. Nous avons perdu la signification propre du verbe bauen (bâtir) à savoir habiter. Elle a laissé une trace, qui n'est pas immédiatement visible, dans le mot Nachbar (voisin). Le voisin est le Nachgebur, le Nachgebauer (note 4), celui qui habite à proximité. Les verbes buri, büren, beuren, beuron veulent tous dire habiter ou désignent le lieu d'habitation. Maintenant, à vrai dire, le vieux mot buan ne nous apprend pas seulement que bauen (note 5) est proprement habiter, mais en même temps il nous laisse entendre comment nous devons penser cette habitation qu'il désigne. D'ordinaire, quand il est question d'habiter nous nous représentons un comportement que l'homme adopte à côté de beaucoup d'autres. Nous travaillons ici et nous habitons là. Nous n'habitons pas seulement, ce serait presque de l'oisiveté, nous sommes engagés dans une profession, nous faisons des affaires, nous voyageons et, une fois en route, nous habitons tantôt ici, tantôt là. A l'origine bauen veut dire habiter. Là où le mot bauen parle encore son langage d'origine, il dit en même temps jusqu'où s'entend l'être de l'« habitation ». Bauen, buan, bhu, beo sont en effet le même mot que notre bin (suis) dans les tournures ich bin, du bist (je suis, tu es) et que la forme de l'impératif bis, « sois » (note 6). Que veut dire alors ich bin (je suis)? Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : « je suis »,« tu es », veulent dire : j'habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l'habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c'est-à-dire : habiter. Mainteant, le vieux mot bauen, qui nous dit que l'homme est pour autant qu'il habite, ce mot bauen, toutefois, signifie aussi : enclore et soigner, notamment cultiver un champ, cultiver la vigne. En ce dernier sens, bauen est seulement veiller, à savoir sur la croissance, qui elle-même mûrit ses fruits. Au sens d'« enclore et soigner », bauen n'est pas fabriquer. Au contraire, la construction (Bau) de navires ou de temples produit elle-même, d'une certaine manière, son euvre. Ici bauen est édifier, non cultiver Les deux modes du bauen - bauen au sens de cultiver, en latin colere, cultura, et bauen au sens d'édifier des bâtiments, aedificare tous deux compris dans le bauen proprement dit, dans l'habitation. Mais bauen, habiter, c'est-à-dire être sur terre, est maintenant, pour l'expérience quotidienne de l'homme, quelque chose qui dès le début, comme la langue le dit si heureusement, est « habituel ». Aussi passe-t-il à l'arrière plan, derrière les modes variés dans lesquels s'accomplit l'habitation, derrière le activités des soins donnés et de la construction. Ces activités, par la suite, revendiquent pour elles seules le terme de bauen et avec lui la chose même qu'il désigne. Le sens propre de bauen, habiter, tombe en oubli.


5 Cet événement semble d'abord n'être qu'un fait d'histoire sémantique, de ces faits qui ne concernent rien de plus que des mots. Mais, en vérité, quelque chose de décisif s'y cache : nous voulons dire qu'on n'appréhende plus l'habitation comme étant l'être (Sein) de l'homme; encore moins l'habitation est-elle jamais pensée comme le trait fondamental de la condition humaine.


6 Que la langue nous reprenne pour ainsi dire le sens propre du mot bauen, habiter, témoigne néanmoins du caractère originel de pareils sens; car ce que disent à proprement parler les paroles (note 7) essentielles de la langue tombe facilement en oubli au profit des significations de premier plan. C'est à peine si l'homme a encore considéré le côté mystérieux de ce processus. Le langage dérobe à l'homme son simple et haut parler. Mais son appel initial n'en est pas devenu muet pour cela, il se tait seulement. L'homme à vrai dire n'accorde à ce silence aucune attention.


7 Si cependant nous écoutons ce que dit la langue dans le mot bauen, ce que nous entendons est triple :


8 1° Bauen est proprement habiter.


9 2° Habiter est la manière dont les mortels sont sur terre.


10 3° Bauen, au sens d'habiter, se déploie dans un bauen qui donne ses soins, à savoir à la croissance et dans un bauen qui édifie des bâtiments.


11 Si nous considérons ces trois points, nous percevons une indication et nous observons ce qui suit : nous ne pouvons même pas demander d'une façon suffisante ce qu'est dans son être la construction d'édifices, encore moins pouvons-nous en décider en connaissance de cause, aussi longtemps que nous ne pensons pas à ceci, que bauen, en soi, est toujours habiter. Nous n'habitons pas parce que nous avons « bâti », mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons, c'est-à-dire que nous sommes les habitants et sommes comme tels. En quoi consiste donc l'être de l'habitation ? Écoutons à nouveau le message de la langue : le vieux-saxon wuon, le gothique wunian (note 8) signifient demeurer, séjourner, juste comme l'ancien mot bauen. Mais le gothique wunian dit plus clairement quelle expérience nous avons de ce « demeurer ». Wunian signifie être content, mis en paix, demeurer en paix. Le mot paix ( Friede) veut dire ce qui est libre (das Freie, das Frye) et libre (fry) signifie préservé des dommages et des menaces, préservé de..., c'est-à-dire épargné. Freien veut dire proprement épargner, ménager. Ce ménagement lui-même ne consiste pas seulement en ceci que nous ne faisons rien à celui ou à cela qui est épargné. Le véritable ménagement est quelque chose de positif, il a lieu quand nous laissons dès le début quelque chose dans son être, quand nous ramenons quelque chose à son être et 1'y mettons en sûreté, quand nous l'entourons d'une protection - pour parler d'une façon qui s'accorde avec le mot freien (note 9). Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos (eingefriedet) dans ce qui nous est parent (in das Frye) (note 10), c'est-à-dire dans ce qui est libre (in das Freie) et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l'habitation est ce ménagement. Il pénètre l'habitation dans toute son étendue. Cette étendue nous apparaît, dès lors que nous pensons à ceci, que la condition humaine réside dans l'habitation, au sens du séjour sur terre des mortels.


12 Mais « sur terre » déjà veut dire « sous le ciel ». L'un et l'autre signifient en outre « demeurer devant les divins (note 11) » et impliquent « appartenant à la communauté des hommes ». Les Quatre : la terre et le ciel, les divins et les mortels, forment un tout à partir d'une Unité originelle (note 12).


13 La terre et celle qui porte et qui sert, elle fleurit et fructifie, étendue comme roche et comme eau, s'ouvrant comme plante et comme animal. Lorsque nous disons « la terre », nous pensons déjà les trois autres avec elle, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.


14 Le ciel est la course arquée du soleil, le cheminement de la lune sous ses divers aspects, la translation brillante des étoiles, les saisons de l'année et son tournant, la lumière et le déclin du jour, l'obscurité et la clarté de la nuit, l'aménité et la rudesse de l'atmosphère, la fuite des nuages et la profondeur azurée de l'éther. Si nous disons « le ciel », nous pensons déjà les trois autres avec lui, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.


15 Les divins sont ceux qui nous font signe, les messagers de la Divinité. De par la puissance sacrée de celle-ci, le dieu apparaît dans sa présence ou bien se voile et se retire. Si nous nommons les divins, nous pensons déjà les trois autres avec eux, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.


16 Les mortels sont les hommes. On les appelle mortels parce qu'ils peuvent mourir. Mourir veut dire : être capable de la mort en tant que la mort (note 13). Seul l'homme meurt (note 14), il meurt continuellement, aussi longtemps qu'il séjourne sur terre, sous le ciel, devant les divins. Si nous nommons les mortels, nous pensons déjà les trois autres avec eux, pourtant nous ne considérons pas la simplicité des Quatre.


17 Cette simplicité qui est la leur, nous l'appelons le Quadriparti (note 15). Les mortels sont dans le Quadriparti lorsqu'ils habitent. Or, le trait fondamental de l'habitation est le ménagement (das Schonen). Les mortels habitent de telle sorte qu'ils ménagent le Quadriparti, le laissant revenir à son être. Le ménagement qui habite est ainsi quadruple.


18 Les mortels habitent alors qu'ils sauvent la terre ? pour prendre le mot « sauver » dans son sens ancien que Lessing a encore connu. Sauver (retten) n'est pas seulement arracher à un danger, c'est proprement libérer une chose, la laisser revenir à son être propre (note 16). Sauver la terre est plus qu'en tirer profit, à plus forte raison que l'épuiser. Qui sauve la terre ne s'en rend pas maître, il ne fait pas d'elle sa sujette : de là à l'exploitation totale, il n'y aurait plus qu'un pas.


19 Les mortels habitent alors qu'ils accueillent le ciel comme ciel. Au soleil et à la lune ils laissent leurs cours, aux astres leur route, aux saisons de l'année leurs bénédictions et leurs rigueurs, ils ne font pas de la nuit le jour ni du jour une course sans répit.


20 Les mortels habitent alors qu'ils attendent les divins comme tels. Espérant, ils leur offrent l'inattendu (note 17). Ils attendent les signes de leur arrivée et ne méconnaissent pas les marques de leur absence. Ils ne se font pas à eux-mêmes leurs dieux et ne pratiquent pas le culte des idoles. Privés de salut, ils attendent encore le salut qui s'est dérobé à eux.


21 Les mortels habitent alors qu'ils conduisent leur être propre - pouvoir la mort comme mort ? alors qu'ils le conduisent dans la préservation et l'usage de ce pouvoir (note 18), afin qu'une bonne mort soit. Conduire les mortels dans l'être de la mort ne veut aucunement dire : faire un but de la mort entendue comme néant vide, et ne vise pas non plus à assombrir l'habitation par l'effet d'un regard aveuglément fixé sur la fin.


22 Dans la libération de la terre, dans l'accueil du ciel, dans l'attente des divins, dans la conduite des mortels l'habitation se révèle (ereignet sich) comme le ménagement quadruple du Quadriparti. Ménager veut dire : avoir sous sa garde (hüsen) l'être du Quadriparti. Ce que l'on a sous sa garde doit être mis à l'abri. Mais où l'habitation, lorsqu'elle ménage le Quadriparti, préserve-t-elle l'être de celui-ci ? Comment les mortels accomplissent-ils l'habitation au sens d'un tel ménagement ? Les mortels ne le pourraient jamais, si l'habitation n'était qu'un séjour sur terre, sous le ciel, devant les divins, avec les mortels. Habiter, au contraire, c'est toujours séjourner déjà parmi les choses. L'habitation comme ménagement préserve le Quadriparti dans ce auprès de quoi les mortels séjournent : dans les choses.


23 Le séjour parmi les choses, toutefois, ne vient pas s'adjoindre simplement, comme un cinquième terme, aux quatre modes de ménagement dont nous parlons. Le séjour parmi les choses, au contraire, est la seule manière dont le quadruple séjour dans le Quadriparti s'accomplisse chaque fois en mode d'Unité. L'habitation ménage le Quadriparti, en conduisant son être dans les choses. Seulement les choses elles-mêmes ne mettent à l'abri le Quadriparti que si elle-mêmes en tant que choses sont laissées dans leur être. Comment les y laisse-t-on ? De cette manière, que les mortels protègent et soignent les choses qui croissent et qu'ils édifient spécialement celles qui ne croissent pas. Soigner et construire, tel est le « bâir » (bauen) au sens étroit. L'habitation, pour autant qu'elle préserve le Quadri- parti en le faisant entrer dans les choses, est un bauen au sens d'une telle préservation. Ainsi sommes-nous conduits vers notre seconde question :


II


24 Comment le bauen fait-il partie de l'habitation ? Commentaire § 24. Seconde question de l'introduction : "Comment bâtir fait-il partie de l'habitation ?"


25 La réponse à cette question nous explique ce qu'est à proprement parler le bauen, pensé à partir de l'être de l'habitation. Bornons-nous au bauen au sens d' « édifier des choses » et demandons : qu'est-ce qu'une chose construite. Un exemple ? un pont - aidera à notre effort de pensée. Commentaire § 25. Le bâtir en tant qu'édifier : qu'est-ce qu'une chose construite ? En quoi peut-elle se relier à l'être de l'habitation ?


26 « Léger et puissant », le pont s'élance au-dessus du fleuve. Il ne relie pas seulement deux rives déjà existantes. C'est le passage du pont qui seul fait ressortir les rives comme rives. C'est le pont qui les oppose spécialement l'une à l'autre. C'est par le pont que la seconde rive se détache en face de la première. Les rives ne suivent pas le fleuve comme des lisières indifférentes de la terre ferme. Avec les rives, le pont amène au fleuve l'une et l'autre étendue de leurs arrière-pays. Il unit le fleuve, les rives et le pays dans un mutuel voisinage. Le pont rassemble autour du fleuve la terre comme région. Il conduit ainsi le fleuve par les champs. Les piliers, qui se dressent immobiles dans le fleuve, soutiennent l'élan des arches, qui laissent aux eaux leur passage. Que celles-ci suivent leur cours gaiement et tranquillement, ou que les flots du ciel, lors de l'orage ou de la fonte des neiges, se précipitent en masses rapides sous les arches, le pont est prêt à accueillir les humeurs du ciel et leur être changeant. Là même où le pont couvre le fleuve, il tient son courant tourné vers le ciel, en ce qu'il le reçoit pour quelques instants sous son porche, puis l'en délivre à nouveau.


27 Le pont laisse au fleuve son cours et en même temps il accorde aux mortels un chemin, afin qu'à pied ou en voiture, ils aillent de pays en pays. Les ponts conduisent de façons variées. Le pont de la ville relie le quartier du château à la place de la cathédrale, le pont sur le fleuve devant le chef-lieu achemine voitures et attelages vers les villages des alentours. Au-dessus du petit cours d'eau, le vieux pont de pierre sans apparence donne passage au char de la moisson, des champs vers le village, et porte la charretée de bois du chemin rural à la grand-route. Le pont de l'autoroute est pris dans le réseau des communications lointaines, de celles qui calculent et qui doivent être aussi rapides que possible. Toujours et d'une façon chaque fois différente, le pont ici ou là conduit les chemins hésitants ou pressés, pour que les hommes aillent sur d'autres rives et finalement, comme mortels, parviennent de l'autre côté. De ses arches élevées ou basses, le pont saute le fleuve ou la ravine : afin que les mortels - qu'ils gardent en mémoire ou qu'ils oublient l'élan du pont - afin qu'eux-mêmes, toujours en route déjà vers le dernier pont, s'efforcent au fond de surmonter ce qui en eux est soumis à l'habitude ou n'est pas sain (note 19) pour s'approcher de l'intégrité (note 20) du Divin. Le pont rassemble, car il est l'élan qui donne un passage vers la présence des divins : que cette présence soit spécialement prise en considération (bedacht) et visiblement remerciée (bedankt) comme dans la figure du saint protecteur du pont, ou qu'elle demeure méconnaissable, ou qu'elle soit même repoussée et écartée.


28 Le pont, à sa manière, rassemble auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels. Commentaire § 28. Le pont relie les mortels dans un même espace, espace que son bâti génère ou institue.


29 Suivant un vieux mot de notre langue, rassemblement se dit thing (note 21). Le pont - entendu comme ce rassemblement du Quadriparti que nous venons de caractériser - est une chose (ein Ding). On pense, à vrai dire, que le pont, d'abord et à proprement parler, est simplement un pont. Après coup et à l'occasion, il peut encore exprimer beaucoup de choses. En tant qu'il est une telle expression, il devient un symbole, par exemple pour tout ce que nous venons de dire. Seulement le pont, lorsqu'il est un vrai pont, n'est jamais d'abord un simple pont et ensuite un symbole. Il est tout aussi peu un simpe symbole en premier lieu, en ce sens qu'il exprimerait quelque chose qui en toute rigueur ne lui appartiendrait pas. Pensé en toute rigueur, le pont ne se montre jamais comme une expression. Le pont est une chose et seulement cela. « Seule- ment » ? En tant qu'il est cette chose, il rassemble le Quadriparti.


30 Sans aucun doute, de toute antiquité, notre pensée est habituée à estimer trop pauvrement l'être de la chose. Il en est résulté, au cours de la pensée occidentale, que l'on représente la chose comme un X inconnu porteur de qualités perceptibles. De ce point de vue, il est bien sûr que tout ce qui appartient déjà à l'être rassemblant de cette chose nous apparaît comme une addition introduite après coup par une interprétation. Pourtant le pont ne serait jamais un simple pont, s'il n'était pas une chose.


31 Le pont est à vrai dire une chose d'une espèce particulière ; car il rassemble le Quadriparti de telle façon qu'il lui accorde une place (note 22). Car seul ce qui est lui-même un lieu (Ort) peut accorder une place (note 23). Le lieu n'existe pas avant le pont. Sans doute, avant que le pont soit là, y a-t-il le long du fleuve beaucoup d'endroits qui peuvent être occupés par une chose ou une autre. Finalemènt l'un d'entre eux devient un lieu et cela grâce au pont. Ainsi ce n'est pas le pont qui d'abord prend place en un lieu pour s'y tenir, mais c'est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu. Le pont est une chose, il rassemble le Quadriparti, mais il le rassemble de telle façon qu'il lui donne un emplacement. A partir de cet emplacement se déterminent les places et les chemins par lesquels un espace est aménagé.


32 Les choses qui d'une telle manière sont des lieux accordent seules, chaque fois, des espaces. Ce que désigne le mot Raum (note 24), son ancienne signification va nous le dire. On appelle Raum, Rum (note 25) une place rendue libre pour un établissement de colons ou un camp. Une espace (Raum) est quelque chose qui est « ménagé (note 26) », rendu libre, à savoir à l'intérieur d'une limite, en grec péras. La limite n'est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l'avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être (sein Wesen beginnt). C'est pourquoi le concept est appelé orismos, c'est- à-dire limite. L'espace est essentiellement ce qui a été « ménagé », ce que l'on a fait entrer dans sa limite. Ce qui a été « ménagé » est chaque fois doté d'une place (gestattet) et de cette manière inséré (note 26), c'est-à-dire rassemblé par un lieu, à savoir par une chose du genre du pont. Il s'ensuit que les espaces reçoivent leur être des lieux et non de «l'» espace (note 27).


33 Les choses qui en tant que lieux « ménagent » une place, nous les appelons maintenant par anticipation des bâtiments (Bauten). Ils s'appellent ainsi parce qu'ils sont produits par le bauen qui édifie. De quel genre doit être toutefois cette production, à savoir le bâtir, c'est ce qui ne nous apparaîtra pas avant que nous ayons considéré l'être des choses qui d'elles-mêmes requièrent pour leur production (Herstellen) le « bâtir » en tant que pro-duire (Hervorbringen). Ces choses sont des lieux qui accordent une place au Quadriparti, laquelle place aménage (einraumt) chaque fois un espace. Dans l'être de ces choses en tant que lieux réside le rapport du lieu et de l'espace, réside aussi la relation du lieu à l'homme qui s'arrête en lui. C'est pourquoi nous essaierons maintenant d'éclaicir l'être de ces choses que nous nommons des bâtiments. Nous l'essaierons en considérant rapidement ce qui suit.


34 D'abord, quel est le rapport du lieu et de l'espace ? Ensuite, quelle est la relation (note 28) de l'homme et de l'espace ?


35 Le pont est un lieu. En tant qu'une telle chose, il met en place (verstattet) un espace, dans lequel sont admis la terre et le ciel, les divins et les mortels. L'espace installé par le pont renferme ue variété de places, plus ou moins proches ou éloignées du pont. Maintenant, ces places peuvent être notées comme de simples emplacements, entre lesquels subsiste une distance mesurable ; une distance, en grec un stadion, est toujours mise en place dans un espace (eingeräumt), à savoir par de simples emplacements. Ce qui est ainsi mis en place dans un espace par les emplacements est un espace d'une nature particulière. Comme distance, comme stadion, il est ce que le même mot stadion nous dit en latin : un patium, un intervalle. Aini la proximité et l'éloignement, entre les choses et l'homme peuvent-ils devenir de simples distances, les écartements d'un intervalle. Dans un espace qui n'est représenté que comme spatium, le pont nous apparaît maintenant comme un simple « quelque chose » se trouvant à un endroit, lequel endroit peut à tout moment être occupé par n'importe quoi d'autre ou être remplacé par un simple marquage. Ce n'est pas tout : de l'espace entendu comme intervalle, on peut dégager les simples extensions suivant la hauteur, la largeur et la profondeur. Ce qu'on en a ainsi tiré, en latin abstractum, nous le représentons comme la pure diversité des trois dimensions. Pourtant, ce qui aménage dans l'espace (einräumt) cette diversité n'est plus déterminé par des distances, ce n'est plus un spatium, mais seulement une extensio - une étendue. Mais cet espace comme extensio, nous pouvons le réduire encore une fois par abstraction, à savoir à des relations analytiques à forme algébrique. Ce que celles-ci aménagent est la possiblité de construire, de façon purement mathématique, des diversités à un nombre quelconque de dimensions. Ce qui est ainsi aménagé sous forme mathématique, on peut le nommer « l' » espace. Mais « l' » espace en ce sens ne contient ni espaces ni places. Nous ne trouverons jamais en lui des lieux, c'est-à-dire des choses du genre du pont. Inversement au contraire, dans les espaces aménagés par des lieux, on découvre toujours l'espace comme intervalle et en celui-ci, à son tour, l'espace comme pure étendue. Spatium et extensio rendent chaque fois possible de mesurer les choses et les espaces qu'elles aménagent, suivant les distances, les trajets, les directions, et de calculer ces mesures. Mais on ne peut en aucun cas, pour l'unique raison que les nombres-mesures t leurs dimensions sont universellement applicables à tout ce qui est étendu, affirmer que ces nombres-mesures et leurs dimensions sont aussi le fondement de l'être des espaces et des lieux mesurables à l'aide des mathématiques. Comment la physique contemporaine elle-même a été cependant obligée par les faits eux-mêmes de représenter le milieu spatial de l'espace cosmique comme l'unité d'un champ, déterminée par le corps comme un centre dynamique, ce point ne peut être examiné ici. Les espaces que nous parcourons journellement sont « ménagés » par des lieux, dont l'être est fondé sur des choses du genre des bâtiments. Si nous prenons en considération ces rapports entre le lieu et les espaces, entre les espaces et l'espace, nous obtenons un point de départ pour réfléchir à la relation qui unit l'homme et l'espace.


36 Nous parlons de l'homme et de l'espace, ce qui sonne comme si l'homme se trouvait d'un côté et l'espace de l'autre. Mais l'espace n'est pas pour l'homme un vis-à-vis. Il n'est ni un objet extérieur ni une expérience intérieure. Il n'y a pas les hommes, et en plus de l'espace ; car, si je dis « un homme » et que par ce mot je pense un être qui ait manière humaine, c'est-à-dire qui habite, alors, en disant « un homme », je désigne déjà le séjour dans le Quadriparti auprès des choses. Alors même que notre comportement nous met en rapport avec des choses qui ne sont pas sous notre main, nous séjournons auprès des choses elles-mêmes. Nous ne nous représentons pas, comme on l'enseigne, les choses lointaines d'une façon purement intérieure, de sorte que, tenant lieu de ces choses, ce seraient seulement des représentations d'elles qui défileraient au-dedans de nous et dans notre tête. Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même (note 29) au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce lieu n'est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu. D'ici nous sommes auprès du pont là-bas, et non pas, par exemple, auprès du contenu d'une représentation logée dans notre conscience. Nous pouvons même,sans bouger d'ici, être beaucoup plus proches de ce pont et de ce à quoi il « ménage » un espace qu'une personne qui l'utilise journellement comme un moyen quelconque de passer la rivière. Les espaces et « l' » espace avec eux ont toujours déjà reçu leur place dans le séjour des mortels. Des espaces s'ouvrent par cela qu'ils sont admis dans l'habitation de l'homme. « Les mortels sont », cela veut dire : habitant, ils se tiennent d'un bout à l'autre des espaces (note 30), du fait qu'ils séjournent parmi les choses et les lieux. Et c'est seulement parce que les mortels, conformément à leur être, se tiennent d'un bout à l'autre des espaces qu'ils peuvent les parcourir. Mais en allant ainsi, nous ne cessons pas de nous y tenir (note 30). Bien au contraire, nous nous déplaçons toujours à travers les espaces de telle façon que nous nous y tenons déjà dans toute leur extension, en séjournant constamment auprès des lieux et des choses proches ou éloignés. Si je me dirige vers la sortie de cette salle, j'y suis déjà et je ne pourrais aucunement y aller si je n'étais ainsi fait que j'y suis déjà. Il n'arrive jamais que je sois seulement ici, en tant que corps enfermé en lui-même, au contraire je suis là, c'est-à-dire me tenant déjà dans tout l'espace ; et c'est seulement ainsi que je puis le parcourir.


37 Même alors que les mortels « rentrent en eux-mêmes », ils ne cessent pas d'appartenir au Quadriparti. Quand nous faisons - comme on dit - retour sur nous-mêmes, nous revenons vers nous à partir des choses sans jamais abandonner notre séjour parmi elles. La perte même du contact avec les choses, qui est observée dans les états de dépression, ne serait aucunement possible si un état de ce genre ne demeurait pas, lui aussi, ce qu'il est en tant qu'état humain, à savoir un séjour auprès des choses. C'est seulement lorsque ce séjour caractérise déjà la condition humaine que les choses auprès desquelles nous sommes peuvent cependant ne rien nous dire, ne plus nous toucher.


38 Le rapport de l'homme à des lieux et, par des lieux, à des espaces réside dans l'habitation. La relation de l'homme et de l'espace n'est rien d'autre que l'habitation pensée dans son être.


39 Quand nous réfléchissons, ainsi que nous venons de l'essayer, au rapport entre lieu et espace, mais aussi à la relation de l'homme et de l'espace, une lumière tombe sur l'être des choses qui sont des lieux et que nous appelons des bâtiments. Commentaire § 33-39. Deux questions sous-tendent ces §§ : a. Quel est le rapport du lieu à l'espace ? Idée de nécessité. Le lieu est l'être de la chose bâtie. b. Quel est la relation de l'homme et de l'espace ? Idée de comportement (possible). "L'espace n'est pas pour l'homme un vis-à-vis. Il n'est ni un objet extérieur, ni une expérience intérieure." L'espace est l'être de l'habitation. L'expérience de la dépression ou d'un déracinement essentiel d'avec les choses et les êtres. Le fait qu'en ces circonstances ils ne nous disent plus rien, indique bien leur importance dans la caractérisation de mon être : je ne suis rien sans eux, sans leur proximité essentielle. "La relation de l'homme et de l'espace[ des choses et des êtres — même à distance] n'est rien d'autre que l'habitation pensée dans son être." En abordant ces deux questions Heidegger éclaire l'être des choses bâties : les bâtiments.


40 Le pont est une chose de ce genre. Le lieu fait entrer dans une place la simplicité (note 31) de la terre et du ciel, des divins et des mortels, en même temps qu'il aménage (einrichtet) cette place en espaces. Le lieu donne une place au Quadriparti en un double sens. Il l'admet et il l'installe. Toutes deux, la mise en place comme admission et la mise en place comme installation, sont solidaires l'une de l'autre. En tant qu'il est la double mise en place, le lieu est une garde (Hut) (note 32) du Quadriparti ou, comme le dit le même mot, une demeure (note 33) pour lui. Les choses qui sont du genre de pareils lieux donnent une demeure (note 34) au séjour des hommes. Les choses de cette sorte sont des demeures (Behausungen), mais non pas nécessarement des logements au sens étroit.

Pro-duire de telles choses, c'est bâtir. L'être de ce bâtir réside en ceci qu'il répond au genre de ces choses. Elles sont des lieux qui mettent en place des espaces. Ainsi, puisque bâtir est édifier des lieux, c'est églement fonder et assembler des espaces. Puisque bâtir est pro-duire des lieux, lors de l'assemblage de leurs espaces, l'espace comme spatium et comme extensio entre nécessairement, lui aussi, dans l'assemblage qui des bâtiments fait des choses (note 35). Seulement le bâtir ne donne jamais forme à « l' » espace. Ni immédiatement ni médiatement. Néanmoins le bâtir, puisqu'il pro-duit des choses comme lieux, est plus proche de l'être des espaces et de l'origine de « l' » espace que toute la géométrie et toutes les mathématiques. Bâtir est édifier des lieux, qui « ménagent » une place au Quadriparti. De la simplicité, dans laquelle la terre et le ciel, les divins et les mortels se tiennent les uns les autres, le bâtir reçoit la direction dont il a besoin pour édifier des lieux. Il prend au Quadriparti les mesures pour toute mesure diamétrale et pour toute mensuration des espaces qui sont chaque fois aménagés par les lieux alors fondés. Les bâtiments préservent le Quadriparti. Ils sont des choses qui, à leur manière, ménagent (note 36) le Quadriparti. Ménager le Quadriparti : sauver la terre, accueillir le ciel, attendre les divins, conduire les mortels, ce quadruple ménagement est l'être simple de l'habitation. Ainsi les vrais bâtiments impriment-ils leur marque sur l'habitation, la ramenant à son être et donnent-ils une demeure à cet être.


42 Le bâtir, ainsi entendu, est un « faire habiter » privilégié. S'il l'est bien en fait, alors bâtir, c'est avoir déjà répondu à l'appel du Quadriparti. Tout plan que l'on établit demeure fondé sur cette réponse et lui-même, de son côté, ouvre aux projets particuliers, pour leurs grandes lignes, les districts appropriés.


43 Dès que, considérant l'être du bâtir qui édifie, nous essayons de le penser à partir du « faire habiter », alors nous apparaît plus clairement en quoi consiste la pro-duction propre au bâtir, c'est-à-dire ce comme quoi il s'accomplit. Nous comprenons habituellement la pro-duction comme une activité dont les opérations sont suivies d'un résultat : la construction achevée. On peut se représenter ainsi la pro-duction (Hervorbringen) : on saisit alors quelque chose d'exact, mais on n'atteint jamais l'être du pro-duire, lequel est amener et placer devant (ein Herbringen..., das vorbringt) (note 37). Le bâtir en effet amène le Quadriparti dans une chose, le pont, et il place la chose devant (nous) comme lieu, il la place au sein de ce qui est déjà présent et qui maintenant, justement par ce lieu, est aménagé en espace.


44 Pro-duire se dit en gec tecto. La racine tec de ce verbe se retrouve dans le mot teknè, (la) technique. Ce mot ne signifie pour les Grecs ni art ni métier, mais bien : faire apparaître quelque chose comme ceci ou comme cela, de telle ou telle façon, au milieu des choses présentes. Les Grecs pensent la teknè, la pro-duction, à partir du « faie apparaître ». La teknè qui doit être pensée ainsi se cache de toute antiquité dans l'élément « tectonique » de l'architecture. Encore récemment, et d'une manière plus résolue, elle se cache dans ce qu'il y a de « technique » dans la technique des moeurs. Mais l'être de la pro-duction qui bâtit ne saurait être pensé, ni à partir de l'architecture, ni à partir de la construction technique, ni à partir d'une simple association de l'une et de l'autre. La pro-duction qui bâtit ne serait même pas caracérisée d'une façon appropriée, si nous voulions la penser seulement au sens de la teknè grecque originelle, comme un « faire apparaître » qui amène (note 38) une chose pro-duite, comme chose présente, parmi les choses déjà présentes.


45 Bâtir est, dans son être, faire habiter. Réaliser l'être du bâtir, c'est édifier des lieux par l'assemblement de leurs espaces. C'est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir. Pensons un instant à une demeure paysanne de la Forêt-Noire, qu'un « habiter » paysan bâtissait encore il y a deux cents ans. Ici, ce qui a dressé la maison, c'est la persistance sur place d'un (certain) pouvoir : celui de faire venir dans les choses la terre et le ciel, les divins et les mortels en leur simplicité. C'est ce pouvoir qui a placé la maison sur le versant de la montagne, à l'abri du vent et face au midi, entre les prairies et près de la source. Il lui a donné le toit de bardeaux à grande avancée, qui porte les charges de neige à l'inclinaison convenable et qui, descendant très bas, protège les pièces contre les tempêtes des longues nuits d'hiver. Il n'a pas oublié le « coin du Seigneur Dieu » derrière la table commune, il a « ménagé » dans les chambres les endroit sanctifiés, qui sont ceux de la naissance et de l'« arbre du mort » - ainsi là-bas se nomme le cercueil - et ainsi, pour les différents âges de la vie, il a préfiguré sous un même toit l'empreinte de leur passage à travers le temps. Un métier, lui-même né de l' « habiter » et qui se sert encore de ses outils et échafaudages comme de choses, a bâti la demeure.


46 C'est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons construire. Si nous nous référons à la maison paysanne de la Forêt-Noire, nous ne voulons aucunement dire qu'il nous faille, et que l'on puisse, revenir à la construction de ces maisons, mais l'exemple montre d'une façon concrète, à propos d'un « habiter » qui a été (note 39), comment il savait construire.

 


47 Mais habiter est le trait fondamental de l'être (Sein) en conformité duquel les mortels sont. Peut-être, en essayant ainsi de réfléchir à l'habiter et au bâtir, mettons-nous un peu mieux en lumière que le bâtir fait partie de l'habiter et comment il reçoit de lui son être (Wesen). Le gain serait déjà suffisant, si habiter et bâtir prenaient place parmi les choses qui méritent qu'on interroge (à leur sujet) et demeuraient ainsi de celles qui méritent qu'on y pense.


48 Que pourtant la pensée elle-même fasse partie de l'habitation, dans le même sens que le bâtir et seulement d'une autre manière : le chemin de pensée que nous essayons ici pourrait en témoigner.


49 « Bâtir » et penser, chacun à sa manière, sont toujours pour l'habitation inévitables et incontournables (note 40). Mais en outre, tous deux sont inaccesibles à l'habitation, aussi longtemps qu'ils vaquent séparément à leurs affaires, au lieu que chacun écoute l'autre. Ils peuvent s'écouter l'un l'autre, lorsque tous deux, bâtir et penser, font partie de l'habitation, qu'ils demeurent dans leurs limites et savent que l'un comme l'autre sortent de l'atelier d'une longue expérience et d'une incessante pratique.


50 Nous essayons de réfléchir à l'être de l'habitation. L'étape suivante sur notre chemin serait la question : qu'en est-il de l'habitation à notre époque qui donne à réfléchir ? Partout on parle, et avec raison, de la crise du logement. On n'en parle pas seulement, on met la main à la tâche. On tente de remédier à la crise en créant de nouveaux logements, en encourageant la construction d'habitations, en organisant l'ensemble de la construction. Si dur et si pénible que soit le manque d'habitations, si sérieux qu'il soit comme entrave et comme menace, la véritable crise de l'habitation ne consiste pas dans le manque de logements. La vraie crise de l'habitation, d'ailleurs, remonte dans le passé plus haut que les guerres mondiales et que les destructions, plus haut que l'accroissement de la population terrestre et que la situation de l'ouvrier d'industrie. La véritable crise de l'habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l'être de l'habitation et qu'il leur faut d'abord apprendre à habiter. Et que dire alors, si le déracinement (Heimatlosigkeit) de l'homme consistait en ceci que, d'aucune manière, il ne considère encore la véritable crise de l'habitation comme étant la crise (Not) ? Dès que l'homme, toutefois, considère le déracinement, celui-ci déjà n'est plus une misère (Elend). Justement considéré et bien retenu, il est le seul appel qui invite les mortels à habiter.


51 Mais comment les mortels pourraient-ils répondre à cet appel autrement qu'en essayant pour leur part de conduire, d'eux-mêmes, l'habitation à la plénitude de son être ? Ils le font, lorsqu'ils bâtissent à partir de l'habitation et pensent pour l'habitation.


 

 


1 1.Dans tout le cours de ce morceau, comme dans « ...l'homme habite en poète... », « habitation», au singulier, qui presque toujours rend clos Wohnen, « l'habiter », désigne le fait et la façon d'habiter, non le logement, le local habité. Les très rares exceptions ressortiront du contexte. Commentaire

2 2.« Bâtir » tient lieu de l'allemand bauen, qui ne veut pas dire seulement « bâtir », mais aussi « cultiver » et qui a signifié « habiter ». C'est donc toujours le mot allemand qu'il faudra voir derrière le terme français. Commentaire

3 1.« Toujours et partout l'être parle à travers tout langage. » (Holzwege, p. 333.) Cf. Essais et conférences pp. 227-228. Commentaire

4 2.Où nach est une forme ancienne de nais, près, proche. Commentaire

5 3.Forme moderne de buan. Commentaire 6 1.Tous ces mots sont des dérivés de la racine indo-européenne Mû ou Meus, « être », « croître ». Bhû (« être », « devenir») est sanscrit, beo (« suis », « sois ») est vieil-anglais. Bis, en allemand, est une forme ancienne. - La même union des sens d' « être » et d' « habiter » se rencontre dans le verbe wesen. Cf. N. du Tr., 1. Commentaire

7 1.Die morte, les mots à valeur de destin, cf Essais et conférences p. 60, al. 1. Commentaire

8 1.Formes en wu-, plus originelles que les formes infléchies en wo- du haut-allemand (allemand moderne wohnen). Commentaire

9 1.Einfrieden, enclore, que nous renons par « entourer d'une protection », est dérivé de Friede (protection, sécurité, paix) et même racine que frei (« préservé ») et freien (« épargner »). Commentaire

10 2.Le sens le plus ancien de frî est parent, membre du clan, donc libre, l'esclave n'étant pas membre du clan. Dans tous les mots caractéristiques de la phrase résonnent les sens de liberté, sécurité, paix, parenté et même amour. Commentaire

11 3.Les divins (die Göttlichen) sont, comme on le verra, les messagers divins. Commentaire

12 4.Sur les Quatre, voir aussi in Essais et conférences p. 205-06 et 211-215. Commentaire

13 5.Die Einfalt. Cf. p. 89, n. 1. Dans Le Chemin de Campagne (Der Feldweg), « le simple » (das Einfache) apparaît comme le centre invisible autour duquel la vie de l'homme déroule ses phases. Une traduction de ce morceau, par Jacques Gérard, est parue dans la N.N.R.F. du ler janvier 1954, sous le titre "Le Sentier". Voir aussi in Essais et conférences p. 205, n. 2, et p. 221, n. 2. Commentaire 14 1.Etre capable de mourir (vermagen zu sterben), c'est assumer la mort comme mort (Der Satz vont Grund, p. 209.) Commentaire

15 2.Les autres vivants périssent (verenden). Cf. Sein und Zeit § 47, trad. Corbin, p. 124. Voir aussi in Essais et conférences, p. 212 et 235. Commentaire

16 3.Das Geviert. Cf. N. d c Tr., 2. Commentaire

17 1.Cf. plus haut, p. 38. Commentaire 18 2.Das Unverhoffte. - Ce qu'offrent les mortels "n'est pas seulement l'inattendu, mais aussi ce qui pourrait une fois, brusquement, subitement, frapper de surprise et rendre interdit (verhoffen lassen), mais qui ne le fait pas encore et se contient" (Heid.). Commentaire

19 3.In den Brauch disses Vermögens. Au sujet de Brauch, cf. N. du Tr., 5. Commentaire 20 1.Ihr Grahnliches und Unheiles. L'habituel est ici le « quotidien », le champ d'activité du « On ». Commentaire

21 2.Das Heile, « le Sain », le « Non-Blessé ». Commentaire

22 3.Ce terme germanique, comme on le sait, a désigné d'abord l'assemblée publique ou judiciaire, puis par extension l'affaire judiciaire, la cause, le contrat, la condition ou la situation réglée par contrat ou par décision de justice, et finalement la chose. En allemand, thing est devenu Ding. Commentaire

23 1.Dam sie ihm eine Stätte verstattet. A partir d'ici, associations fréquentes de Stätte (place, lieu) et de verstatten (permettre, accorder), - de Raum (espace, place) et de einräumen (concéder, accorder). Littéralement verstatten est « munir d'une place », donc faire de la place à, donner du champ, d'où le sens dérivé de « laisser une chose se faire », permettre. Dans ce qui suit, les deux sens, propre et figuré, sont souvent inséparables l'un de l'autre. Commentaire

24 2.Kann eine Stätte einräumen, avec le second sens de « mettre en espace » une place, lui assigner son emplacement. Einräumen veut dire mettre en un lieu, assigner un lieu à, et aussi emménager, et accorder. Tels sont les sens courants, auxquels Heidegger ajoute celui, non moins possible, d'introduire par constitution ou aménagement d'espace. Commentaire

25 1.Espace, place. A l'origine un emplacement défriché (cf. latin e-ruere). Commentaire

26 2.Rum, forme ancienne du moderne Raum. Commentaire

27 3.Eingeräumt, introduit après un aménagement qui a rendu libre une place (räumen veut dire évacuer, débarrasser). - Lorsque nous rendons einräumen ou verstatten par ménager, nous plaçons toujours le mot français entre guillemets pour le distinguer du ménager (au sens d'épargner) par lequel nous traduisons schonen (cf. plus haut pp. 175-179). - Un espace est « ménagé » en tant qu'il est aménagé, car il n'est pas un trou dans l'être, mais un mode de son paraître. Commentaire

28 4.Gefügt, emboîté, assemblé. Un espace est déterminé par un lieu. « Le lieu rassemble. Le rassemblement conduit le rassemblé à son être et l'y abrite. » (Zur Seinsfrage, p. 8.) « Le lieu est ce qui rassemble en soi l'être d'une chose. » (Der Satz vont Grund, p. 106.) Commentaire

29 1. alias Verhältnis, qui, mis en contraste avec die Beziehung (" le rapport »), évoque une idée de comportement (Verhalten). Commentaire

30 1.De Darmstadt. Commentaire

31 2.Wohnend durchstehen sie Räume. Commentaire

32 3.Opposition entre gehen et stehen. Commentaire

33 1. Einfalt. Essais et conférences pp. 89 et 176 et leurs notes. Commentaire

34 1. « La Garde » au sens verbal : le lieu veille sur le Quadriparti, le préserve. Commentaire

35 2.« Une maison. » Le texte porte : ein Huis, ein Haus. - Huis est néerlandais. Commentaire

36 3.Behausen, procurent une maison (Haus), un gîte, hébergent. Commentaire

37 4.In das dinghafte Gefüge der Bauten : Essais et conférences p. 183, n. 4. Commentaire

38 5.Schonen, épargnent, traitent avec égards. Commentaire

39 1. Même remarque in Essais et conférences pp. 17 et 55. Commentaire

40 1. Anbringt, où l'on retrouve le radical verbal (bring) de « chose pro-duite » (ein Hervorgebrachtes) et le préfixe (an) de « chose présente » (ein Anwesendes). Commentaire

41 1. Gewesenen. - « Par das Gevesenen, nous entendons le rassemblement de ce qui précisément ne passe pas, mais est, c'est-à-dire dure, en même temps qu'il accorde de nouvelles vues à la pensée qui se souvient. » (Der Satz vom Grund, p. 107.) Cf. pp. 6,124, 220-221, 275 et les notes. Commentaire

41 2.Cf. plus haut pp. 70 et suiv. Commentaire