μεταφυσικά
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Du lien 2
de la foi, de la conviction ; de la persuasion et de la polémique ; du contrat

Etre, avons-nous dit, revient à la fois à être séparé et à s'acharner à renouer le fil rompu. Ce qui met au centre cette double notion de lien et de processus. Séparé du monde ; séparé de l'autre ; séparé de dieu : assurément ceci ne revient pas au même.

Essayons de comprendre comment se noue ce lien.

Ce que signifie lier, relier ...

C'est toujours source de grande surprise que de s'astreindre à revenir à ces mots simples tellement usuels et connus qu'on en finit presque toujours par en oublier le sens et s'il est vrai que faire peuvre d'interrogation métaphysique renvoie plus à la spéculation et donc à la logique qu'à l'expérience et à l'expérimentation - et c'est bien en ceci que la métaphysique diverge au plus profond des sciences - qu'on peut lui reprocher parfois d'oublier les choses au profit des seuls mots, il n'en reste pas moins que s'attacher parfois à considérer ces mots-là d'un oeil neuf, comme si on le les avait jamais entendus ou qu'on pût encore les approcher avec quelque innocence, finit toujours par nous en apprendre.

d'abord nouer

Ce qui lie ou se lie plonge assurément dans ce qu'il y a de plus ancien, archaïque même, de nos gestes et démarches et qui se distribue assez systéatiquement entre les domaines de la pensée et de l'action ; de la physique et de la cognition, de la vie sociale, économique ou évidemment intime ...

Ce geste peut-être d'abord du tisserand tant le tissu est entrelacement, noeud. La trame résulte du lien. La réalité aussi. Celui-là, à l'aide d'un métier, ou autrefois de ses seules mains, crée en nouant, fait advenir l'objet qui pare ou protège par ce seul lien qui relie des éléments épars : là où il n'y avait auparavant que fragile éparpillement chaotique, surgit subitement le solide, le consistant, le compact ... bref ce qui résiste : l'objet.

Voici sans doute une des idées les plus anciennes que celle de ne voir dans le complexe que la combinaison d'éléments simples dont la vieille physique d'Aristote des quatre éléments est un exemple parfait, mais dont le tableau de Mendeleiev en posant une classification des éléments est une variante qui ne fit pas autre chose que de supposer que le réel fût composé d'éléments premiers - certes plus nombreux - mais dont la diversité pût se ramenerà une centaine d'éléments et la composition à quelques règles simples.

Voici sans doute geste universel qui est déjà celui de l'araignée qui fait de sa toile l'arme où enserrer sa proie. Image classique, reprise par Marx, rappelant par son exemple la grande différence d'avec l'architecte. (76)

Lier c'est cela d'abord, faire se jouxter de si près qu'on en vient à ne plus pouvoir distinguer d'entre les éléments originaires, fusionner ou nouer et qui permet de ne voir dans le nouveau que la seule alliance de l'ancien ; mais de si étroit encore qu'en naît à la fois le solide et le volume. Qui lie est un bâtisseur, un créateur.

Comment oublier que le texte que l'on écrit a la même origine étymologique : le latin savait que c'était ici même geste d'enchevêtrer et combiner signes, mots, sens et qu'il n'était donc pas si grande différence qu'on pût l'imaginer d'entre le tisserand et le poète. Et si Rousseau avait vu que la pensée naissait des idées comparées, Platon, lui, avait vu combien comprendre revenait toujours à ramener le multiple à l'unicité. J'aime assez penser que tout objet revienne finalement à la croisée d'entre le fil de trame et le fil de chaine au moins autant que l'union soit la croisée de deux trajectoires humaines ou le cosmos la croisée par déclinaison des atomes comme aimait à le penser Lucrèce. Et qu'ainsi hasard et ordre ne soient en définitive qu'identique enchevêtrement, inopiné ou nécessaire. Qui lit est au bâtisseur, au créateur !

Je vois là deux gestes simples déjà repérés, qui distribuent pourtant la pensée et l'être de part et d'autre de la ligne : penser revient toujours, décidément à ramener au simple, à décortiquer, à désintriquer ; à analyser. A l'inverse l'être, mais autant ce qui de la main de l'homme s'élabore - artefact - revient toujours à emmêler, à tisser. Et, de ce point de vue, penser et agir relèvent bien de deux gestes contraires.

Cruelle tension de la pensée, qui en fait le prix mais le risque également, déchirée qu'elle demeure constamment d'entre le détricotage de l'analyse ou de la critique, qui la ramène au rang vulgaire de la soldatesque, et la composition d'une perspective propre. Qui la fait osciller constamment d'entre analyse et synthèse sans qu'elle puisse jamais réaliser l'une sans procéder à l'autre. Avons-nous déjà songé combien nous n'apprenons à nos enfants à penser qu'au travers de l'analyse, du commentaire, de la critique et de la dialectique, les éloignant toujours plus de l'oeuvre, les condamant presque inexorablement à la sagacité un peu louche du policier, épiant, surveillant, contraignant n'offrant qu'à quelques uns, par miracle presque, par élection assurément, la grâce de l'union ?

De deux choses l'une alors : ou bien l'être est épars et donc chaos et l'organisation advient à un moment donné sous la forme de cette combinaison et l'être s'exhausse en cosmos - qui signifie ordre on le sait - ou bien l'ordre est, et ce que nous appelons désordre et chaos n'est jamais qu'un ordre qu'on n'a pas encore décelé ou perçu et signe plutôt notre ignorance qu'un état du réel. Or ce qui est ordonné l'est selon un principe, une structure qui le précède et l'organise, ce qui supposerait qu'il ne soit pas premier. L'ordre est toujours une organisation de quelque chose : autant dire que ce qui est relève d'abord d'une soupe originelle, de ce chaos qu'y virent les grecs.

Par ailleurs la pensée se révèle bien dans son incroyable paradoxe de vouloir à la fois mimer l'être en se le représentant et en le déconstruisant nénamoins pour y parvenir, quand même cette destruction n'était jamais que simulation, simulacre, feinte, ruse ou méthode. D'où chemin et méthode.

Mais lier c'est aussi rendre solide

Sans doute ne faut-il pas oublier que solidaire vient de solide car la question est bien de savoir ce qui garantit que ce qui fut relié le demeure, que chacun des éléments de l'un reste noué à l'autre. Ce qui est solide est bien évidemment ce qui ne s'altère pas, ne se désagrège pas et reste en conséquence correctement fixé. C'est d'ailleurs aussi ce que signifie cohaerentia : être attaché ensemble, lié, formation en un tout compact. sans doute le terme évoque-t-il de surcroît le processus en court permettant de comprendre ce que nous avions déjà repéré ; la solidité n'est pas un état mais un processus.

A la recherche de ce qu'être peut bien signifier s'incruste bien désormais non pas justement comme une évidence mais bien plutôt comme ce qui devra être constamment découvert, et surtout jamais oublié, que l'opposition être/devenir n'est qu'apparence ; que si elle peut valoir logiquement, elle ne le peut qu'à condition de saisir un moment t pour les besoins de l'abstraction ; qu'en réalité être signifie l'effort constant de reserrer les noeuds. Le comprendre c'est tenter de saisir ce qui peut ainsi nouer mais plus encore ce qui maintient ainsi serré l'enchevêtrement ou, pour reprendre l'expression de Tiercelin, le ciment du monde. Tout ici a l'air de suggérer la tendance à la désorganisation de tout système qu'évoque l'entropie qui oblige à poser autrement la question de l'être : la question n'est plus qui ? même si elle ne peut se réduire au comment ? du positivisme. Ce ne peut être celle de la controverse entre un créationnisme pour qui le monde a une origine dans le temps et dans l'espace face à une pensée grecque pour qui il ne serait que chaos tout juste gouverné par la nécessité, tout simplement parce qu'elle ne peut répondre à la question de ce qui noue et tend invariablement à dénouer la trame du monde. Identiquement, dans les deux perspectives, il y a ce geste du tisserand : ici les hommes qui se rassemblant dans la cité, en inventant un monde humain où ils puissent se prémunir au moins provisoirement des ravages du chaos en tissant entre eux des liens de solidarité ; là un dieu qui par la loi et l'alliance, tend ce que la faute originelle avait distendu.

La solidarité, déjà repérée comme un des principes incontournables de toute morale, est ici le versant humain de la solidité.Du monde, l'homme est également au monde et ne cesse de lui appartenir. Bien sûr résonne le Mon royaume n'est pas de ce monde qui dans la tradition chrétienne laisse accroire que cette présence ne serait que provisoire, qu'il fût un ailleurs seule véritable patrie de l'homme mais, depuis l'expulsion, la résidence où il est assigné sonne comme une mission à accomplir, un devoir à remplir, que précise la Loi, qui se résume assez bien dans cet enchevêtrement à maintenir. Rien, à cet égard n'est plus révélateur que ce Veillez et priez (Marc, 14, 38) trois fois répété mais trois fois en vain où s'illustre la défaillance. Toute la métaphysique chrétienne s'y résume qui; dans ce dialogie perpétué entre le divin et l'humain, le premier est toujours celui qui, fidèle à sa promesse, renouvelle l'alliance et tisse le lien, mais où l'homme en revanche, sempiternellement défaillant, est sinon l'engeance par qui le lien s'effiloche, en tout cas celui qui demeure incapable de l'en empêcher. Tout est dit dans cette suite de prophètes, d'anges, mais surtout dans ce médiateur dont l'avènement est promis ; dans le triple reniement de Pierre en dépit de ses objurgations de sincérité ...

Ce médiateur est symbole - le contraire étymologique du diable - est Paraclet - (παράκλητος, avocat, intercesseur) est Emmanuel - celui qui reste parmi les hommes. (77) Si l'on veut bien se souvenir que le symbole- σύμβολον - était chez les grecs cette tessère, cette plaque de terre que l'on brisait en deux, que donnait l'hôte à celui à qui il accordait l'hospitalité. Elle permettait ainsi à chacun de se reconnaître et aux descendants à qui on la transmettait, de rendre une hospitalité autrefois accordée. Elle servait aussi pour conclure un accord, un contrat en permettant à chacun des protagonistes d'attester de leur qualité de contractant. C'est, à bien y regarder, exactement la même fonction que celle d'Hermès qui, se tenant sur l'arête même la porte qu'on nomme précisément mundus garantit à la fois le caractère sacré de la cité et la relation avec cet extérieur dont on se méfie mais dont on a besoin. Le symbole est bien cet opérateur qui maintient le lien entre ce qui se distend, gonfle et s'éloigne (distendo), entre ce qui se tient à distance, à l'écart et diffère (disto).

C'est une autre question - et elle est morale - que de déterminer qui est responsable de cette distorsion, de savoir si elle est dans l'ordre des choses - mais alors l'homme joue le rôle positif de celui qui s'efforce par tous les moyens à sa disposition, de maintenir le lien par la solidarité qu'il institue, ou si au contraire il en est, par sa défaillance répétée ou par l'hybris à quoi il succombe, responsable. Même s'il faut immédiatement rajouter que cette responsabilité, par quoi l'on répond être l'auteur est une autremanière de rétablir le lien. Ce qu'il faut ici considérer et aide à comprendre ce qu'est l'être, c'est le risque constamment pris du délitement, cet aller qui ne va jamais sans retour entre ce qui se noue et dénoue, entre le solide qui est un ordre créé et le désordre qui est absence de lien ou lien détruit. Etre, c'est tenir des deux bras les deux bouts de cette chaîne qui ne manque jamais de se briser.

On comprend mieux alors ce que le solide peut signifier : c'est l'acte par lequel on tient en main le réel. L'instant présent qui se présente comme l'immédiateté elle-même est pourtant déjà une médiation : ce qui se présente à moi, ce qui ou celui qui s'approche est toujours/déjà ce ou celui qui doit être maintenu ou à qui il faut tendre la main. Maintenant, tenir en main le monde, devenir comme maître et possesseur de la nature, comme l'écrivit Descartes, ou feindre de lui obéir pour mieux lui commander comme l'eût dit Bacon ? C'en est effectivement une des flexions où se joue ce rapport fautif au savoir que l'intedit initial avait proscrit, par quoi manger de la connaissance revient à s'en servir pour l'asservir, et assimiler le monde.

Mais ce n'est pas la seule.

Au delà de la certitude où nous pouvons désormais nous fixer qu'être est un processus, demeure cette idée que ce qui semble au plus solide, au plus consistant, cet objet monde en face de quoi je suis mais dont je suis en même temps constitué, finalement manque toujours de se défaire - et moi avec - et qu'ainsi il n'est pas d'être qui vaille qui ne soit en relation constante et surtout constamment maintenue. Qu'être est acte obstiné et que si définir la vie comme l'ensemble des processus qui luttent contre la mort risque toujours de faire pencher vers un vitalisme qui est une des formes du dualisme métaphysique auquel répugnent légitimement les sciences, la formule contient néanmoins ceci de juste qu'elle définit la vie comme un acte - un acte de résistance.

Où l'on retrouve la guerre mère de toutes choses d'Héraclite. Bien entendu on peut en offrir une lecture dialectique ; on pourrait même en proposer une lecture chrétienne : c'est bien parce que la guerre est inscrite dans l'être qu'il importe de contenir les effets désastreux de la violence qu'elle suppose. A bien y regarder, on y retrouve plutôt ce qu'Héraclite énonçait :

Unis sont tout et non tout, convergent et divergent, consonant et dissonant; de toutes choses procède l’un et de l'un toutes choses. (78)

C'est le même mot - συναφεια de συναπτω lier l'un à l'autre d'où nous avons tiré synapse- qu'utilise Aristote pour définir l'énigme :

l'essence de l'énigme, est de joindre ensemble des termes inconciliables tout en disant ce qui est (79)

Ce qui constitue le pendant du Τα Πάντα ῥεῖ - tout s'écoule - tient donc bien dans la croisée du contradictoire et j'aime à penser que l'énigme de l'être tienne dans cet entrelacement des fils de chaîne et de trame une fois entendu que ces fils seraient contradictoires. Où il serait aisé d'imaginer que l'un de ces fils fût celui du monde quand l'autre fût celui de l'homme mais ce serait commettre l'erreur qui fut celle depuis Descartes jusqu'à Husserl d'enfermer les choses dans nos représentations et, partant, ne parvenant jamais à en pouvoir sortir et tenter de quérir la chose en soi, pencher imperturbablement dans une phénoménologie qui parlera toujours plutôt de soi, dans son rapport au monde, que du monde lui-même. Ce serait en outre faire de l'homme un empire dans un empire, pour reprendre l'expression de Spinoza, et faire de l'homme le grand adversaire du monde, ce qu'il ne peut être pour en être, y être et n'en pouvoir s'extirper.

Il faut plutôt, ici, prendre le parti du monde - et donc de l'énigme et faire, à l'instar de M Conche, la distinction d'entre le monde, le cosmos - κόσμος - et la nature -φυσις . Car telle est assurément la première expérience qui fait surgir la philosophie chez les grecs : celle de ce qui est là, devant soi, pour rien, qui se dévoile sans avoir à être autre chose que ce qu'il est que le grec nomme parfois divin, mais qui se dévoile aux yeux de l'homme dans une parfaite gratuité, comme un don premier qui force le respect.

Le grec ne raisonne pas en terme d'origine, ne cherche pas la source, ni dans le temps ni dans l'espace ; ne suspecte-t-il pas un autre monde qui produisît celui-ci, sans doute parce qu'il sent que ceci ne ferait que déplacer la question ailleurs sans la résoudre. Non, le grec s'émerveille et tient en respect, autant d'admiration que de distance, cette nature qui se présente à lui avec l'implacable évidence du il y a.

Tout n'est qu'une question de regard. Le regard cartéslen, husserlien, se regarde lui-même, et les choses sont des représentations, ou des cogitata - que la phénoménologie décrit en tant que cogitata. Le: regard grec ne se regarde pas lui-même. Il n'est pas le regard d'un "sujet". Il convient d'avoir sur ce qu'il y a et qui s'offre, se donne à nous, un regard grec qui laisse ce qui se donne se donner. Pourtant, la philosophie a décliné de son essence dès l'âge grec, à partir du moment où l'homme s'est intéressé avant tout à lui-même, et où est devenue insistante la question de l'eudaimonia. Elle a pu glisser alors vers une sagesse euphorique. Les Antésocratiques ne veulent connaître que la vérité, quoi qu'il en soit du bonheur: qui sait, en effet, si la vérité n'est pas l'ennemie du bonheur ? Ils ne recherchent pas la sagesse qui en ferait des heureux ; ce sont des sages tragiques. Et ce sont eux qui doivent êue nos guides pour l'écoute de la Narure. (80)

Or, prendre le parti du monde, de l'objet pour ce qu'il est et non pas pour la représentation que l'on s'en forme, c'est en même temps prendre acte du mouvement répété et de la contradiction qui gouverne la nature. Tout passe, fuit et disparaît, naît et meurt, mais ce qu'il y a de constant c'est bien ce mouvement lui-même par quoi l'on peut à la fois dire que tout change et s'engendre mais qu'en même temps l'être, en tant qu'être ne connaît ni commencement ni terme et qu'il est ainsi infini. C'est admettre que s'il n'était pas dans ce flux infini quelque ordre, alors il n'y aurait rien du tout alors que mon existence atteste du contraire. C'est reconnaître qu'il y a bien un cosmos et que celui-ci dans son organisation, dans la succession des flux qu'il connaît, n'épuise pas ce qui est ; reconnaître ainsi que la φυσις déborde largement le monde parce que justement ne cesse de se donner et excède toujours ce que l'emprise du concept peut en saisir.

Prendre le parti du monde c'est prendre celui de son énigme : de la fragilité de ce qui se noue et qui manque toujours de se défaire pour sombrer dans le chaos et n'offre à l'homme que le pouvoir d'en retarder l'échéance par l'invention d'un monde humain qui l'en préserve provisoirement. Ce qui donnerait presque un rôle positif à l'homme, à l'inverse de la perspective créationniste qui le plombe toujours de la faute, source de tous les délitements, s'il n'était lui-même. Or, cette énigme est bien celle de ce qui se noue.

La question métaphysique n'est pas tant celle que posa Leibniz : pourquoi quelque chose plutôt que rien ? qui revient encore à faire de ce rien quelque chose et s'inscrit trop dans la perspective créationniste mais bien plutôt de ce qu'il en est de ce noeud. On peut comprendre la réticence de Conche à récuser d'emblée les métaphysiques d'un Descartes, Leibniz et Kant pour ce qu'elles ne seraient jamais que des métaphysiques théologisées : elles déplacent en réalité la question du côté de Dieu sans plus vraiment parvenir à la résoudre. On s'attache néanmoins ici à en tenir la part égale ne serait ce que parce qu'ici comme là, ce sont bien les mêmes items qui rejaillissent dont le lien.

Et si on en revenait à des choses simples ?

S'écarter un peu des grandes références et de l'histoire de la question, comme nous nous l'étions promis de crainte qu'elles ne nous éloignent. Car la question, au fond, ne peut pas se réduire à ce pourquoi quelque chose, tout simplement parce que l'être ne peut pas ne pas être. Et imaginer le néant revient presque toujours à en faire quelque chose. Que l'être soit soumis à des fluctuations, des heurts, des flux n'empêche pas de constater qu'il est ; de toute nécessité.

Ce que je sais c'est combien nous détestons le désordre qu'à la fois nous craignons pour les troubles qu'il nous oppose, et pour l'ignorance où il nous tient. F Jacob l'avait dit à sa façon : le cerveau a une exigence - celle d'une représentation unifiée et cohérente du monde. Cohérence : haero signifie être accroché, lié, fixé, au sens propre comme au figuré mais aussi s'en tenir à une idée , être arrêté à une idée mais aussi être en suspens embarrassé. La cohaerentia désigne bien ce processus par quoi les éléments, à défaut de s'unir et confondre, sont suffisamment rivés les uns aux autres pour tenir ensemble, faire système ou ordre.

Boîte noire, le désordre ou le chaos, sont le non-dit de toutes nos représentations ; ce qui par son rejet, justifie toutes nos démarches, toutes nos philosophies.

Platon comme Aristote sont contemporains de la décadence de la démocratie athénienne et l'un comme l'autre ne parviennent pas à classer les systèmes politiques autrement que selon l'ordre de leur dégénérescence - la démocratie étant au plus bas degré - mais tous les deux s'accordent pour considérer le fait social comme un rempart, comme le seul moyen pour les hommes de se prémunir contre les dangers de l'extérieur, contre la violence et le désordre - l'union faisant la force, au moins provisoire. L'un comme l'autre savaient bien que le politique supposait une philosophie, une métaphysique préalable, qu'ils s'attachèrent à lui donner, mais les deux considérèrent bien le lien social comme une oeuvre, un acte de la volonté. Le lien ici n'est pas spontané, ni naturel, il est patiamment construit et maintenu.

Il en va de même dans le domaine du savoir : nul exemple ne vaut mieux que ce passage où Freud justifie la pertinence scientifique de l'inconscient :

Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d’actes psychiques (81)

La justification des sciences en général, d'une théorie en particulier, réside bien dans sa capacité à mettre de l'ordre, de la cohérence là où l'on croyait qu'il n'y en avait pas, à combler les trous - qui n'existent que dans nos représentations - même si évidemment toute théorie exige d'être vérifiée, prouvée voire falsifiée. Nul plus que Bachelard ne mit l'accent sur ce travail de la preuve mais on y voit bien, ici encore, combien ce lien, loin d'être spontané, est affaire de volonté, de construction, d'effort.

L'on pourrait encore s'appuyer sur la relation à l'autre, qu'elle soit simplement mondaine, amicale ou amoureuse pour comprendre qu'ici comme là, rien n'est moins évident ni moins aisé et qu'à moins d'une relation superficielle imposée par les cadres sociaux, qui peut effectivement se satisfaire d'un simple simulacre du lien, nulle approche de l'autre n'est possible sans qu'au préalable il y ait reconnaissance de l'autre comme un égal ; comme un être libre ; comme un être à la fois semblable et différent de moi. (82) Ce lien que nous cherchons à comprendre, dont nous soupçonnons qu'il est la musique de fond de l'être, il est ici, dans cette main qui se tend, dans ce regard qui s'échange, dans ce désir qui naît - autant de l'autre que pour l'autre - qui tantôt s'épuise tantôt renaît, fragile toujours ; engageant ; périlleux parfois. Sans doute fallait-il avoir le regard prude des outrances jansénistes pour imaginer seulement que ceci relevât de la passion et d'on ne sait qu'elle tendance à laquelle nous n'aurions qu'à passivement sacrifier ; non, décidément, il y va de l'oeuvre ; de la volonté. Ici encore.

L'on pourrait tout aussi bien s'appuyer sur le récit biblique qui donne quand même à entendre un créateur qui aura eu tôt fait de nouer alliance sitôt l'expulsion décrétée comme si la création tenait exclusivement dans ce lien - généreux certes, gratuit, tout droit porté par la grâce, sans doute, mais tellement nécessaire en même temps - ou que divinité ne pût s'entendre sans que fût posée en face d'elle mais à son écart, humanité qui la reconnût, vénérât ; priât ; ou qu'encore, histoire mouvementée, violente parfois, hésitante souvent, toute de brouilles, vexations et réconciliations constituée, mais toujours perpétuée, la création fût bien une histoire à deux, une rencontre à la fois impossible et inéluctable.

Il faut, peut-être, prendre au sérieux cette détestation du désordre pour la part qu'il comporte de dénouement, c'est-à-dire de délitement, pour ce qu'il implique de destruction de ce qui était solide ; pour ce qu'il signifie de solitude. Comment oublier alors que l'origine de solitude traîne dans les mêmes aires que solidité :

Je ne savais pas que l’on pouvait mourir de silence, comme l’on meurt de douleur, de peine, de faim, de fatigue, de maladie ou d’amour. Et je compris pourquoi Dieu avait créé les cieux et la terre, pourquoi Il avait façonné l’homme à Son image en lui conférant le droit et le pouvoir de dire sa joie, d’exprimer son angoisse.

Dieu avait peur du silence, Lui aussi. (83)

Perspective joliment hérétique que celle d'un Dieu qui n'eût créé le monde que pour échapper aux affres de la solitude et du silence, mais métaphore terriblement efficace pour dire que silence et solitude sont synonymes de chaos ; pour rappeler qu'il n'est pas de conscience qui se survive sans trouver en face d'elle un vis-à-vis. Feuerbach, Hegel et Marx en firent leurs délices dialectiques qui crurent que seul le duel et le conflit étaient capables de nouer le lien. Il y a quelque beauté à imaginer que l'être fût plutôt de générosité tissé que de violence ourdi mais si l'un est indémontrable et l'autre désespérant, force est néanmoins de constater que la question est peut-être moins dans la cause première de ce lien que dans sa persistance. La thermodynamique nous a appris à penser la désagrégation inéluctable de tout système quand bien même une néguentropie locale puisse parfaitement s'accomoder d'une entropie générale et quelque forme que l'on donne à la question, scientifique ou poétique, elle revient toujours au même : on peut parfaitement imaginer que le lien se forme par hasard, par déclinaison chaotique des atomes comme l'envisagea Lucrèce et qu'il fût ainsi aussi rare qu'imprévisible mais pour autant ce qu'il faut pour que ces atomes ne se séparent pas aussitôt, l'énergie nécessaire qui les relie mais surtout les maintient reliés, semble aussi puissante, précieuse et fragile que ce qui maintient unis deux êtres, ou les membres d'une communauté politique. J'aime que divorce signifie étymologiquement se tourner chacun dans un sens différent et constitue ainsi l'antonyme parfait de conversion ( di-vertere /con-vertere). L'homme de la caverne platonicienne se retourne et se convertit à la lumière, quitte à souffrir d'éblouissements et d'aveuglements à chaque phase, désignant ainsi combien la contemplation demeure affaire d'efforts, de travail et donc de volonté. Est-ce à dire qu'il n'est d'ordre que pour l'homme ; de sens que pour celui qui le pense ? ou bien que ce fût la présence de l'homme au monde qui constituât la forme même de ce lien entretenu ?

Ainsi posée la question n'a peut-être pas de sens ; en tout cas, il semble clair que notre détestation du désordre est au moins l'un des ferments de cette tendance acharnée à tisser des liens et les maintenir en état.

 

Mais lier c'est encore dépendre voire asservir

Le terme grec qui ressemble phonétiquement le plus à lier λυω signifie en réalité son contraire : délier. λυσις (d'où l'on tirera analyse- αναλυσις ) désigne le fait de rompre un lien, d'affranchir donc, d'absoudre après une faute, mais encore de résoudre un problème, une difficulté. Ainsi le verbe qui couvre les mêmes significations mais désigne aussi le relâchement et donc aussi le terme mis à quelque chose, le fait de terminer, a pour radical λυ que l'on retrouve dans le latin luo et solvo. Les variantes que représentent αναλυω et αναλυσις sans avoir précisément de sens différents ajoutent néanmoins la connotation de hauteur du préfixe ανα. Celui qui délie domine ce ou celui qui était lié. Pour le grec, l'esclavage n'est jamais une affaire de nature mais bien de circonstances : est esclave celui qui a perdu le combat et n'y est pas mort. La servitude est le prix à payer de la guerre : la rançon. Que ce soit à la maison (dominus/domesticus) ou sur le champ de bataille, celui qui commande est étymologiquement celui qui, en premier ou en avant, prend l'initiative : αρχω. Au dessus, il prend l'initiative et soumet. Autre façon finalement d'écrire que même en déliant, le maître ne cesse de prendre le pas sur celui qu'il vient de délivrer.

Rien n'est, à cet égard, plus étrange, si l'on n'y prend garde : des expressions comme se mettre au service, rendre service, ou tout simplement service qui renvoient à la générosité en tout cas à l'ouverture vers l'autre, que l'on retrouve dans le domaine religieux - le service divin - disent d'abord la dépendance comme si tisser des liens avec l'autre, ou le monde, revenait invariablement à s'y subordonner. Si être revient effectivement à nouer, tisser alors oui, être projette dans l'alternative aporétique : soumettre ou se soumettre, donnant par avance raison à Hegel en sa dialectique du maître et de l'esclave. Et si le créationnisme judéo-chrétien rappelle sans cesse l'homme à ses humbles origines (humus) il aura au moins le mérite d'en appeler à un lien volontaire. (84) ; Hegel quant à lui soulignant combien, rivés l'un à l'autre, ils ne sauraient subsister seuls. Alors oui ! au sens suggéré par Wiesel, être c'est, sinon ne pas être seul, en tout cas ne pas vouloir l'être.

Il en va ici du politique au moins autant que du métaphysique : ce qu'inventèrent les Athéniens ce fut bien un ordre, par où échapper au chaos ; ce fut bien un lien mais où - à défaut de trouver un point d'origine, αρχη - chacun fût à parité. Ce pouvoir de faire, cette faculté - εξουσια - qui vous fait libre revient bien à (ex) s'éloigner et placer son être au point d'origine. Etre libre c'est se poser comme cause première d'un acte ; c'est aussi s'en adjuger l'achèvement ; ελευθερια qui désigne aussi la liberté signifie d'abord le fait de n'être lié par aucune entrave et il y a bien dans ελευ l'idée de prendre dans ses mains mais donc aussi de choisir. Le grec faisait de long trajets pour rejoindre l'agora : il payait de son effort la passion qu'il eut de sa liberté et construisait par là même cet étonnant espace, à la fois concret et abstrait, que représentait l'agora où chacun, à parité, participait aux affaires de la cité. Le paradoxe ici réside en ce que ce fut en se liant à l'autre qu'il se libérait.

Il y a donc bien un lieu, abstrait peut-être ; une croisée, rare sans doute ; un cas, oui, ou le lien peut être promesse de liberté : il a trois noms : le contrat ; le dialogue ; la foi.

Le dialogue et contrat

La foi

 

 


76) Marx Le Capital, tome 1, livre 1, 3e section, chap. VII, p. 139-140, Éditions sociales, 1983.

Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche.

77) Jn, 14, 16 : Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous,

78) Fragment 10

79) Aristote, Poétique, 22, 1458,a 26-27 : τὸ λέγοντα ὑπάρχοντα ἀδύνατα συνάψαι,

80) M Conche, Présence de la nature, P22

81) S Freud Métapsychologie

82) la question de l'autre a été abordée dans Morale II

83 ) Testament d'un poète juif assassiné

84) la question fera l'objet du livre II