μεταφυσικά
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Dialogue et contrat

Si être a partie liée avec le lien, alors être n'a de sens que dans un vis-à-vis ; avec la nature, avec l'autre : être seul, c'est en définitive ne pas être. Mais s'il est quelque chose de commun au contrat et au dialogue, cela tient évidemment à la reconnaissance de l'autre, d'une part ; de l'autre comme un égal, d'autre part ; de l'autre comme un être libre, enfin.

Or ces trois présupposés qui nous disposent aux confins exacts de la morale et de la métaphysique sont tous sauf évidents s'ils sont par ailleurs lourds de conséquences qui ne relèvent pas toutes du registre moral.

La certitude que l'homme se donne d'être une exception dans la nature : la volonté d'être libre

Que je sois libre est d'abord une affaire intime ; une affaire de désir. Que ce dernier soit vain ou illusoire, qu'importe au fond : il n'est pas d'homme qui ne l'éprouve, poussé peut-être en cela par l'impression immédiate d'être l'auteur de ses propres actes. Or ce sentiment originaire de sa propre liberté ne vaut que pour soi et se heurte invariablement au monde, à la nécessité qui le gouverne. Mais on n'est jamais libre que par rapport à quelque chose ou à quelqu'un ; qu'en parvenant à déjouer les fils étroits de la nécessité ou d'une contrainte quelconque. Pure virtualité tant qu'elle n'est pas en acte - voeu pieu en quelque sorte ou vaine consolation dirait Nietzsche pour tous les faibles qui ne supportent pas les contradictions du monde - ma liberté est une posture paradoxale qui à la fois suppose l'extériorité et la nie ; qui en même temps affirme son lien avec le monde et en même temps veut s'en détacher. Pur effet de la conscience ou du désir ? (85)

Sartre le dit assez bien : la conscience n'a pas d'intériorité ; elle est tension constante vers le dehors.

la conscience n'a pas de "dedans"; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite liée d'éclatements qui nous arrachent à nous, mêmes, qui ne laissent même pas à un "nous-mêmes" le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d'eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : "toute conscience est conscience de quelque chose". Être, c'est éclater dans le monde, c'est partir d'un néant de monde et de conscience pour soudain s'éclater-conscience-dans-le-monde. Que la conscience essaie de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets clos, elle s'anéantit. Cette nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi, Husserl la nomme "intentionnalité". (86)

C'est ici toute l'ambiguïté de cette intimité vide, sorte de boîte noire où il n'y aurait rien mais dont on affirmerait d'autant plus l'importance que justement elle serait toute vacuité. On le savait déjà, être ne signifie pas la même chose pour un homme et pour une pierre : ici, subitement, la différence se conjugue à la fois en terme de fuite et de refus. (87)

C'est bien ainsi que l'on peut lire la place d'Adam dans le récit de la Genèse : créé presque en dernier il n'en est pas moins le premier dans l'ordre des êtres créés puisqu'il seconde Dieu dans la dénomination des animaux. Il est celui à qui l'on parle, à qui l'on interdit ; il est aussi celui que l'on expulse. A bien y regarder d'ailleurs la Genèse est moins le récit des origines du monde - quelques versets - que celui des origines de l'homme ; un récit qui narre par le menu les relations souvent conflictuelles entre l'homme et son Dieu ; entre les hommes eux-mêmes.

Un récit d'homme pour les hommes.

A plus d'un titre on pourrait l'interpréter comme l'odyssée de la conscience : l'insistance sur la nudité qu'Adam et Eve perçoivent après la faute au point de se couvrir ; le fait que Dieu lui-même l'interprète comme le signe même que la faute a été commise, l'attestent : il y a subitement une intimité que l'on cherche à protéger, qu'il fût indécent d'exhiber. Cette intimité qui est d'abord ce qu'il y a de plus intérieur - étymologiquement - est, dès qu'elle s'affirme, ce que l'on sépare en le dérobant à la vue de tous. On pourrait penser contradictoire le fait que ce qui soit le plus intime soit en même temps le plus honteux ; en réalité ce qui est honteux ce n'est pas cette boite noire, c'est le fait de l'ouvrir, de l'offrir aux vues et sues de tout le monde : l'intime c'est ce qui ne se dit ni ne se montre ; ce qui ne se voit ni ne se pense ; l'indécence commence dès lors qu'on lève la frontière d'entre soi et le monde, autrement dit, est indécent de se confondre avec le monde. Se voiler, s'affirmer revient ainsi à la fois à s'affirmer comme être, mais surtout comme un être à part, à l'écart. On remarquera ainsi, qu'après la faute, Adam et Eve se cachent au point que Dieu les cherchent, eux qui étaient auparavant constamment sous son regard veillant, bienveillant, surveillant. Rien n'en est plus révélateur que ce passage :

 L'Éternel Dieu dit: Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement.
 Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Éden, pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris.
 C'est ainsi qu'il chassa Adam; et il mit à l'orient du jardin d'Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'arbre de vie.
Gn, 3, 22

L'homme, créé à l'instar des autres animaux, mais distincts d'eux, serait comme divin d'avoir consommé de l'arbre de la connaissance. Il faut insister sur ce comme - qui est curieusement le même mot qu'utilise Descartes pour dire comme maître et possesseur de la nature : l'écart ontologique d'avec le divin n'est pas effacé ; il ne peut l'être : aussi éminent soit-il - couronne de la création - l'homme n'en reste pas moins une créature, un engendré. Pour autant cette connaissance l'éloigne irrémédiablement des autres vivants : il s'est mis à l'écart d'eux ; il est mis à l'écart - un écart que Dieu accentue encore en donnant à Adam et Eve des vêtements dignes de ce nom - des habits de peau dit le texte soulignant à l'envi combien désormais les autres animaux deviennent pour l'homme des instruments à sa disposition quand bien même, sanction de la faute, cette mise à disposition dût à l'avenir rester laborieuse.

Tout ce passe comme si la proximité trop forte, aveuglante, d'avec Dieu eût empêché l'homme de prendre conscience de lui-même et de sa prééminence ; et qu'il fallût pour qu'il y parvînt qu'une distance se frayât, esquissée par Adam d'abord par le geste même de la manducation, accentuée ensuite par Dieu par l'expulsion définitive que souligne les chérubins protégeant l'arbre de vie. Oui, toute conscience est conscience de quelque chose mais encore faut-il pour cela que ce quelque chose se distingue : au même titre que pour le désir - on ne désire jamais que ce que l'on n'a pas ou n'est pas - la conscience suppose un écart, est cet écart lui-même. Elle est cette fuite vers l'extérieur qu'évoque Sartre, elle est ce divorce par quoi on détourne son regard de Dieu vers les choses, le monde. Comment ne pas songer au traumatisme de la naissance ? comment ne pas imaginer ici l'effroi de celui qui, projeté dans un monde où il est seul et y a, pour la première fois, froid faim et peur qui, d'un côté tente désespérément de retrouver la paix de la fusion originaire, de l'autre est condamné à nouer en les apprenant les fils qui le relient au monde auquel désormais il appartient. Oui, le récit de la Genèse est celui d'une naissance qui ne pouvait qu'être expulsion.

Être au monde, pour l'homme, revient à s'en écarter pour le rejoindre et signifie bien ce refus qu'évoque Sartre d'être une substance. Refus de soi, de n'être que cela, qui est désir d'être mieux, plus, autrement ; refus du monde comme objet et obstacle qui est objet de désir et donc visée manducatoire, volonté de s'assimiler. Être au monde c'est, pour celui qui s'affirme ainsi, se placer devant le monde et tenter de se l'assujettir. Pour autant cette conscience qui s'affirme a-t-elle un contenu ? Le moins que l'on puisse dire est que conscience que je suis n'est jamais simultanément conscience de qui je suis : la conscience de soi s'accompagne d'une formidable méconnaissance de soi.

Rien d'étonnant non plus que toute affirmation de l'homme soit immédiatement interprétée comme une offense à Dieu.

Le récit le dit : l'interdit posé supposait bien qu'il pût être transgressé sinon évidemment il eût été inutile. La liberté de l'homme est inscrite dans l'acte même de l'interdit et c'est bien ainsi que la tradition théologique l'interpréta : le mal est entré dans le monde par le fait du libre arbitre humain. Même s'il faut immédiatement rajouter que ce fut ici la seule interprétation possible qui disculpât Dieu de la responsabilité du Mal.

Mais ce que le récit rajoute c'est en même temps combien cette liberté, qui est virtuelle, n'a de sens qu'avec le passage à l'acte et il faut tenir pour essentiel que ce passage ne se fît pas seul, mais à deux - voire à trois si l'on compte le serpent - autre manière de dire que la liberté non seulement est liberté par rapport à quelque chose, mais aussi, toujours devant quelqu'un ; qu'elle ne prend sa pleine signification qu'à condition d'être reconnue par l'autre.

Cette liberté, qui est condition de possibilité de toute morale, est bien une prise de pouvoir, en tout cas une déclaration de guerre : de ce pouvoir, de cette emprise que l'on veut conquérir. Se vouloir être libre c'est, en dépit de tout, envers et contre tout, se déclarer empire dans un empire, se targuer de pouvoir se soustraire à la nécessité qui gouverne le monde, de pouvoir faire comme si. Toute l'humanité de l'homme se joue dans ce comme si, dans cette métaphore où l'on a déjà dit qu'Aristote voyait l'énigme.

Rien, répétons-le, n'est plus important que ce comme : il dit, non pas que la nécessité n'existe pas ; non plus qu'elle fût suspendue pour que l'homme puisse s'épanouir, mais qu'elle puisse être saisie au profit de l'homme - utilisée, instrumentalisée comme un chemin obvi ou une contrainte que l'on transforme en opportunité.

Se déplace-t-il lui-même ou bien au contraire déplace-t-il le problème ? en tout cas l'homme est l'acteur de cette métaphore : il porte au dessus, après, il transporte, certes, mais il porte. A sa manière l'homme est métaphore de Dieu : il transporte, dans le monde, ce qu'il y a de créateur en lui. Or, on vient de le voir créer revient à tisser/dénouer des liens ; à interdire et donc à libérer.

Le plus intéressant demeure que l'on puisse retrouver à peu près la même idée à Athènes. Le grec, on la déjà écrit n'a ni dogme ni prophète : sa question n'est donc pas tant fais-je bien ce que je dois faire ? que est-ce juste ce que je pense ? (88) Il est moins centré sur lui-même que sur le monde, soucieux de le comprendre au moins mal possible mais à l'arrivée ce sera la même démarche consistant à s'y trouver une place, un peu à l'écart du chaos ambiant, en s'inventant un monde - c'est-à-dire un ordre - où il puisse sinon être en tout cas survivre. L'homme grec se sait bien plus faible qu'une nature qui le domine et de quoi il ne peut s'échapper et ne se sent sous le regard protecteur d'aucun créateur mais lui aussi, quitte à encourir le risque de l'hybris, tente de se mettre à l'écart et de trouver une position ou une posture où survivre, même provisoirement. Or, cette posture, c'est cette liberté affirmée, cette capacité à dénouer les jougs qui vous retiennent.

Le grec sait qu'il est faible et ignorant ; il sait même que cette liberté qu'il s'arroge est sans doute vaine à terme et que même l'hybris qui lui est fatale est incontournable et le prix à payer de cette liberté mais dans son effort pour penser au plus juste le monde, qui précisément va donner naissance à la philosophie, il ne peut pas ne pas se poser comme une exception. D'où son effort pour s'enraciner dans la terre et ériger sa cité à la fois autour d'Hestia et d'Hermès.

Savoir et politique sont contemporains à Athènes : Vidal-Naquet a souligné la naissance de la démocratie en même temps que l'approche géométrique de l'espace ; ce ne saurait être un hasard. A bien y regarder l'interrogation philosophique commence toujours par ce moment étonnant où l'on se demande si ce qui se dit et pense dans la cité ou dans la tribu est juste ; ce moment où l'on répond évidemment non ! On comprend aisément pourquoi la philosophie ne pouvait naître qu'à Athènes et pas à Jérusalem : il n'y a ici nulle vérité révélée à quoi il fallût se conformer et qu'il n'y eût qu'à interpréter. Pour que philosophie il y ait, il faut d'abord la conscience très claire de l'incertitude. Mais, se demander si ce qui se pense dans la cité est juste, revient inexorablement à se poser soi comme une autorité égale à celle qui prédomine et à affirmer sa propre liberté de penser. Une liberté qu'il faut entendre deux fois : à la fois à l'égard des puissances du moment - religieuses ou politiques - à quoi ma pensée n'a pas à se soumettre ; mais encore à l'égard du monde qui, manifestement ne se donne pas à moi de manière suffisamment évidente pour que je n'aie qu'à en constater l'ordonnancement ; à l'égard de moi-même enfin, dont rien, dans la nature, l'existence ou bien les actions ne me contraignent à penser ceci ou cela.

L'interrogation est bien une demande - rogare - qui se joue dans un entre deux - inter - dans ce vis-à-vis que nous scrutons depuis un moment. Elle est, comme un coup de force, signe précoce de l'ὕϐρις ? - où j'affirme posséder assez d'être, de ressource et d'entendement pour produire de la connaissance ; en tout cas au moins autant que le sens commun ou les puissants de la cité. L'interrogation philosophique est ce moment si particulier où l'individu, alors même qu'il se sait incertain, ignorant, fragile et faible, nonobstant s'affirme comme une autorité autonome. Ce n'est pas encore le fameux Je suis meilleur que cet homme-là d'un Rousseau mais c'est déjà, forfanterie boursouflée mise à part, l'affirmation de soi comme un égal. De manière très différente d'un Paul plus tard, le grec en même temps que la liberté invente l'individu créateur ce dont on trouvera trace non seulement dans la prolifération étonnante des démarches dites pré-socratiques mais encore dans le déploiement des arts.

Il y a éthique d'abord parce que, par l'acte grave de position de liberté, je m'arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins. La liberté se pose comme "l'autre" de la nature
Ricoeur

L'exception se joue ici.

Le passage à l'acte qui fait la liberté advenir se sera ainsi joué sur le double terrain politique et philosophique : ce ne saurait être anodin puisque s'y joue la même exigence de liberté. Mais donc aussi le même appel à l'autre.

l'affirmation de l'autre comme une nécessité

Acte grave, dit Ricoeur, car acte fondateur. Qui détermine à la fois une vie - la nécessité du passage à l'acte - mais en même temps appelle l'autre. Indépendamment de l'enjeu éthique que ceci porte, il est aussi, par delà l'arrachement à la nature, un appel à l'autre. Je ne puis me vouloir libre - et agir en conséquence - qu'en supposant que l'autre, qui est en face de moi, le soit aussi. On peut ici faire référence à Lévinas, évidemment, à cette reconnaissance de l'autre comme un visage, on peut tout aussi bien songer au cinquième commandement même si le Aime ton prochain comme toi-même est précieux en ceci qu'il confère une valeur positive - et pas seulement négative - à cette affirmation de l'autre. L'autre est là, devant moi ! Au même titre que la nature. Je ne puis pas penser, Parménide l'a enseigné, qu'il ne soit pas. Tout commence par cette évidence qui m'est opposée : il y a ; de l'être ; l'autre ! Il bouge et se déplace ; naît et meurt ; s'oppose à moi ou le rejoint, qu'importe. Il y a, en face de moi, de l'être autre. Avec qui, je ne puis dialoguer qu'en le supposant, à mon instar, libre. Cet acte inaugural est donc aussi celui par lequel je m'efforce de délier les liens de l'autre. Cet autre que je sais être différent comme moi, et donc semblable en ce qu'il est différent, cet autre dont je ne puis pas ne pas sentir qu'il me toise comme je le fais et que la relation est ainsi réciproque par où mon je est un tu pour l'autre, et ce tu qui est en face de moi un je pour lui-même, cet autre, oui, m'est nécessaire autant que je le suis pour lui. Il atteste de mon existence comme j'atteste de la sienne. D'une certaine manière je le crée en le toisant : c'est parce que je le regarde comme un autre moi-même à qui je reconnais intégrité et liberté comme j'attend qu'il me les reconnaisse, que je garantis sa liberté.

Ce que l'on retrouve jusque et y compris dans le texte de l'Exode :

Ce qui s'engage au Mont Sinaï c'est un véritable dialogue avec toutes les conséquences que ceci implique : certes, Dieu se choisit un intermédiaire et ne s'adresse pas au peuple tout entier, prié de demeurer à l'écart, au pied de la montagne ; certes, il exige comme tout principe de n'être pas regardé en face, mais c'est bien d'un dialogue dont il s'agit. Que l'on peut envisager à deux égards :

- commander à l'homme de n'avoir qu'un seul Dieu et de l'honorer ; de ne pas tuer etc. c'est d'abord impliquer que l'homme puisse entendre ce commandement ; c'est supposer surtout que l'observance de ce commandement ne soit pas automatique ni spontanée ; bref, supposer que l'homme soit libre. Fabuleux message d'espoir si l'on y songe bien qui, certes, reconnaît implicitement que violence il y a, mais surtout qu'elle est évitable. L'acte même par lequel Dieu révèle et se révèle érige l'homme en interlocuteur privilégié capable à la fois de comprendre et de choisir. Ce n'est pas rien ! C'est d'une certaine manière le créer en tant qu'homme.
On n'insistera jamais assez sur cette dimension créatrice du dialogue au point qu'il ne faille alors pas s'étonner qu'il parût toujours l'antidote par excellence contre la violence. L'endiguer, d'abord, c'est se parler même si cela n'est pas suffisant. Quand Rousseau affirme que l'humanité commence avec le dialogue, il ne dit pas autre chose. Même métaphoriquement, je crée l'autre en lui parlant. Je l'appelle et l'invite même si, dans un second temps, ma liberté ne peut que se heurter à la sienne, ma volonté de vouloir la même chose que la sienne, ne pas engendrer le moment négatif du conflit.

- l'épisode du veau d'or laisse entrevoir une scène curieuse où Dieu s'emporte et menace de faire disparaître le peuple d'Israël mais où c'est Moïse qui jouant l'intercesseur, arrache la promesse d'une alliance renouvelée :

 L'Éternel dit à Moïse: Va, descends; car ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte, s'est corrompu.
 Ils se sont promptement écartés de la voie que je leur avais prescrite; ils se sont fait un veau en fonte, ils se sont prosternés devant lui, ils lui ont offert des sacrifices, et ils ont dit: Israël! voici ton dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Égypte.
L'Éternel dit à Moïse: Je vois que ce peuple est un peuple au cou roide.
Maintenant laisse-moi; ma colère va s'enflammer contre eux, et je les consumerai; mais je ferai de toi une grande nation.
 Moïse implora l'Éternel, son Dieu, et dit: Pourquoi, ô Éternel! ta colère s'enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte par une grande puissance et par une main forte?
Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: C'est pour leur malheur qu'il les a fait sortir, c'est pour les tuer dans les montagnes, et pour les exterminer de dessus la terre? Reviens de l'ardeur de ta colère, et repens-toi du mal que tu veux faire à ton peuple.
 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit, en jurant par toi-même: Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, je donnerai à vos descendants tout ce pays dont j'ai parlé, et ils le posséderont à jamais.
 Et l'Éternel se repentit du mal qu'il avait déclaré vouloir faire à son peuple.
Moïse retourna et descendit de la montagne, les deux tables du témoignage dans sa main; les tables étaient écrites des deux côtés, elles étaient écrites de l'un et de l'autre côté.
Ex, 32,7 et sqq

Passage étonnant de ce dieu qui s'emporte puis se repent ; d'un Moïse qui rappelle Dieu à ses engagements pris devant Abraham. Pas plus ici que lors de la faute originelle ou même du meurtre d'Abel par Caïn, la menace de mort n'est mise à exécution. L'engagement pris en jurant par toi-même est aussi éternel que Dieu lui-même, certes ; mais comment ne pas voir qu'est marqué ici le rôle de l'intermédiaire qui dépasse de beaucoup celui du simple transmetteur, de simple porte-parole. Moïse est bien ici un interlocuteur, qui, certes, est rappelé à ses devoirs et fonctions, mais qui peut interpeller en appelant aux engagements pris. Le texte d'ailleurs dit à la fois la colère divine contre le peuple et la promesse à l'égard de Moïse comme si la colère concernait ce ramassis de peuple rassemblé par Moïse - un mauvais choix ? - et non Moïse lui-même ou que Dieu ne reconnût pas ces hommes comme étant son peuple. Ne dit-il pas ton peuple, que tu as fait sortir du pays d'Égypte, s'est corrompu. En tout état de cause, on n'a plus affaire ici à un Moïse qui se fait vertement tancer parce qu'il tente au nom de son bégaiement de se soustraire à sa mission mais bien à un interlocuteur de plein droit parce que précisément, en rappelant Dieu à sa parole, remplit son office plein de transmetteur.
Le verbe repentir lui-même est étonnant quand il s'applique à Dieu : sous repentir il y a certes regret, remords, il y a surtout peine (poena) : rançon, amende, sanction mais aussi souffrance qui vient du grec ποινη - expiation, châtiment, compensation. Issu du radical signifiant purifier laissant entendre que celui qui endure une peine l'efface par là-même et redevient pur de toute souillure du mal, celui qui se repent est bien celui qui à la fois regrette une faute et désire ardemment la réparer.
La réparation, on la voit bien ici qui consiste dans les deux tables du témoignage nonobstant donnée signifiant que toute velléité d'extermination du peuple est abandonnée. Mais la faute ? Quelle faute peut bien être ici celle de Dieu et, d'ailleurs, l'idée même d'une faute divine peut-elle avoir un sens ?
Outre que ce passage marque définitivement la disparition d'un dieu vengeur et jaloux au profit du dieu de l'alliance, maintes fois repéré par les exégètes, il semble bien que la seule faute possible pour un dieu serait de n'être pas à hauteur du divin. Quand on analyse bien le passage déjà évoqué des Galates mais aussi le Sermont sur la Montagne, on ne peut que remarquer l'insistance portée systématiquement sur la pérennité à la fois des commandements et de l'alliance. Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir ... C'est assurément le sens que l'on peut donner à ces tables écrites sur les deux côtés : elles sont visibles où que l'on soit et nul en conséquence ne pourra arguer en ignorer le contenu mais, par ailleurs elles engagent autant les hommes que le Créateur.

On peut bien entendu l'entendre comme le fit Wiesel et supposer que Dieu eût autant besoin de l'homme que l'homme de Dieu ; on peut au contraire insister plutôt comme le fit la tradition chrétienne sur la part de grâce, d'acte totalement gratuit et sans réciprocité, que représente l'alliance au moment même où le récipiendaire fait défaut. On peut surtout insister ici sur cette nuque raide, dont la mention maintes fois répétée jusque et y compris dans la bouche de Moïse (Ex,34, 9 mais aussi Dt, 9, 6) : ce peuple est indocile, autre façon de dire qu'il n'est pas soumis mais libre.

Ce qui semble, à prendre le récit biblique ou l'histoire grecque de la naissance de la philosophie, c'est que l'émergence de cette volonté de liberté qui irrémédiablement place l'homme à l'écart : arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois (Ricoeur) Seul, il a besoin de l'autre et ce, d'autant plus que rien de ce qu'il ressent, éprouve n'est transmissible ; que la seule relation qui lui soit accordée demeure le langage et la voie de la raison. C'est l'autre dimension sur laquelle Castoriadis insiste peu : en inventant la philosophie l'athénien n'invente pas seulement la liberté, mais aussi la relation à l'autre dût cette dernière être polémique. C'est ceci que la théologie ne dit pas ou en tout cas jamais explicitement, en créant, Dieu n'invente pas seulement le monde mais le dialogue avec un homme qui dès lors ne sera jamais seul.

l'égalité comme une règle ; la règle comme un jeu

Considérer l'autre comme un autre moi-même, chercher par le biais de la réciprocité dans le contrat par exemple que nul ne soit lésé, que chacun y trouve son compte et qu'ainsi nul ne soit à la fin soumis à l'autre, c'est bien le dernier des principes qui régit le lien. Obéir aux lois qu'on s'est données, c'est cela la liberté, affirmait Rousseau : si le lien doit être volontaire, il doit aussi être réciproque. Égalité ne signifie pas pour autant identité : on aurait peine à imaginer que dans le dialogue entre Dieu et l'homme, celui-ci fût rabaissé au rang de celui-là ; et, même sur l'agora, si les citoyens participent à parité au vote de la loi, ils ne se confondent évidemment pas en une masse informe.

La relation peut être asymétrique et je ne connais d'ailleurs pas de lien humain où l'un des protagonistes n'ait pas le sentiment d'avoir plus contribué que l'autre au point parfois de mettre en péril la relation elle-même. Cette asymétrie est d'ailleurs la condition de la dynamique du lien, fût ce pour le détruire : la condition de l'écart maintenu entre les interlocuteurs, gage qu'ils aient encore quelque chose à se dire, à se transmettre, à s'échanger.

L'égalité est surtout le moment de l'intervention du tiers, de ce ou celui qui garantit (ou fait exploser) cette égalité : c'est le moment de la loi. Et donc de l'ordre. Elle est la condition qui fait l'homme échapper au chaos de la nature et entrer dans le monde, celui-là même qu'il se crée pour se prémunir, protéger et ne pas être seul. C'est que ma liberté, parce qu'égale, analogue à celle de l'autre, ne manque jamais de se heurter à elle ; le positif si éminent de la reconnaossance de l'autre s'achève dans le négatif du conflit. Moment clé, qui confère à l'être les couleurs de la guerre mais qui en assure en même temps la dynamique, forme que prend la succession de la génération et de la corruption, de la vie et de la mort, de ce formidable maelstrom par où l'être sans cesse invente puis détruit les formes qu'il invente ; se donne puis se reprend.

Loi ou contrat, local ou global, ce qui s'énonce puis bientôt s'écrit, fait appel au tiers arbitre qui donne la direction et dirige. Dans l'Alliance, il y a bien un contrat ; il est irrévocable tenant sa permanence de l'éternité divine ; dans la cité, il est au contraire révocable puisqu'il appartient au peuple de pouvoir défaire ce qu'à un moment il avait fait. Mais en régulant les libertés respectives, en les tenant à distance égale pour que différence soit maintenue et violence atténuée à défaut d'être écartée, en ne cessant de nouer ce qui manque de se déliter, ou de renouer ce qui s'était séparé, le contrat, au même titre que le dialogue, affirme l'égale dignité des protagonistes.

L'égalité, c'est la part humaine de l'être ou, si l'on préfère, l'entrée dans le monde humain. Quand tout dans la nature est Πόλεμος, flux incessant, s'invente ici, par le même coup de force que celui de l'affirmation de la liberté, tout aussi arbitraire et contingent que lui, un ordre social ; on a pu s'amuser de la fiction rousseauiste d'un contrat initial et surtout de la prétention d'un seul à s'approprier la terre (89) on aura eu tort. Pour métaphorique que soit l'analyse de l'état initial de l'ordre humain, qui n'a d'ailleurs jamais eu la prétention de renvoyer à un moment historique donné, cette dernière révèle pourtant ce qu'il y a de volontaire, d'arbitraire mais aussi de prétention dans l'acte humain d'affirmation de soi.

Tout se joue derechef dans le comme du comme maître et possesseur de la nature : un peu comme si l'être de l'humanité relevait du simulacre ou du jeu. De ce jeu si sérieux auquel s'adonne l'enfant et dont Nietzsche regrettait que l'adulte ne sache plus en faire montre dans sa vie. Se mettre à l'écart, faire comme si, comme si l'on était à l'origine du monde ou de ses propres actions, libre c'est-à-dire un empire dans un empire, se représenter le monde c'est-à-dire en faire une représentation : comment ne pas voir que tout ici s'entend autour de cet écar et de ce jeu. Ne dit-on pas d'un rouage qui grippe, qu'il y a un jeu ? Ne dit-on pas de l'acteur qu'il joue et que, d'ailleurs, c'est de jouer qui en fait un acteur comme si se croire acteur ne pouvait être qu'un simulacre ?

Le temps est un enfant qui joue au trictrac. Ce royaume est celui d'un enfant.
Héraclite fr. 52

Dans la définition qu'Aristote donne de l'énigme - joindre ensemble des termes inconciliables tout en disant ce qui est (90)- on retrouve cette même idée d'un lien improbable mais simulé qui, dans le texte du poète ou du philosophe prendra le nom de métaphore. Etre homme c'est porter au-delà, en tout cas ailleurs et l'on retrouve cette même idée dans contraheretrahere signifie bien tirer, traîner qui fait de sa vie un théâtre ou une théorie - c'est tout un - en tout cas un simulacre à ceci près que l'illusion parfois rôde qui fait oublier qu'après tout, ce n'était qu'un jeu.

Que l'humanité de l'homme s'entende comme un simulacre, que le monde humain se présente comme une scène où les rôles sont distribués à l'aune d'un texte sans auteur mais non sans metteur en scène ne doit pas être pris à la légère. Marx avait vu que la nature était toujours/déjà socialisée autre façon de dire que l'homme n'avait jamais affaire qu'à un monde humain travaillé par son activité concrète ; autre façon encore de dire que de n'atteindre jamais l'être en soi, qui fuit, s'échappe et déborde de toute part le concept qu'on s'en peut former, l'homme imagine au moins autant qu'il pense, et déplace l'être où il croit pouvoir l'entendre. Ce qui alors se joue n'est autre que cet effort constant, constamment répété, d'un lien qu'à proprement parler l'on invente et ne cesse de réinventer tant invariablement il se dénoue.

Il fut un temps où l'enseignement de la philosophie répartissait l'entendement humain en ses trois facultés que sont la raison ; l'imagination ; la mémoire. Le privilège exorbitant accordé à la raison (91) nous a sans doute fait oublier - ce que clame l'art imperturbablement - combien ce qui nous ramène au monde et maintient le lien que notre prétention à la liberté tend systématiquement à effilocher, réside précisément dans cette capacité à nous former des images, des représentations ; à nous construire les objets de nos désirs.

Oui, tout nous ramène au lien qui est bien une histoire que l'on se raconte, où ce qui se cache et révèle n'est rien de plus que la virtuosité de l'acteur qui se terre sous le masque de la tragédie ou de la comédie. Pour autant, on le sait, nous ne pouvons pas nous camoufler derrière l'antienne que tout ne serait qu'illusion ou, de manière plus sophistiquée, que tout ne serait que représentation. L'illusion est un jeu, elle aussi. Nous ne pouvons échapper au il y a de Parménide, décidément quand même il soit entendu qu'il n'est pas ce que nous en entrevoyons.

Sans doute nous résolvons-nous trop vite de n'avoir affaire qu'à des représentations, qu'à des phénomènes. C'est tout le pari de la métaphysique que d'essayer quand même de pouvoir dire quelque chose de cohérent sur l'être. Mais pour y parvenir - est-ce ici aussi un coup de force de la volonté ? - encore faut-il faire, si peu que ce soit, même en sachant qu'il n'épuisera jamais le réel, faire, oui, confiance au travail du raisonnement et peut-être même, un peu, un peu moins, à ce que nous offre la sensibilité.

C'est donc bien aussi une affaire de foi.


La foi

 


85) Ricoeur

86) Sartre, Sur une idée fondamentale de Husserl : l’intentionnalité,

87) la question de l'intimité a été évoquée à l'occasion d'une journée d'études : en voici le texte

88) réécouter ce qu'en dit Castoriadis

89) Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne.

90)Aristote, Poétique, 22,1458a 26-27 cité par M Conche, Présence de la Nature, p 23,

91) Pascal Deux excès : exclure la raison ; n'admettre que la raison