μεταφυσικά
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De la foi

Le mot foi fait partie de ces termes surinvestis par l'histoire et qu'il n'est pas inutile de revisiter avec un regard sinon neuf en tout cas candide. Foi s'oppose naturellement à science, comme croire à savoir ou bien encore trouver à chercher. Il faut dire que la foi dite du charbonnier tout empreinte d'ignorance et de naïveté recèle bien peu d'attrait à nos yeux modernes ! Et pourtant !

Avoir foi en quelque chose ou en quelqu'un revient à se fier à lui, à avoir confiance quand dans notre langage usuel avoir la foi signifie croire en Dieu c'est-à-dire à la fois en son existence et en ce que recèle le message de la Révélation ; ce qui n'est pas tout à fait la même chose.

Faire confiance (confidere ; fidere) c'est supposer en l'autre suffisamment de qualité, de vertu ou de force dans le registre moral, affectif, moral, pour pouvoir s'en remettre à lui. C'est un fait de croyance ; pas de preuve ; elle est inaugurale, toujours ; jamais consécutive à quelque preuve qu'eût donnée l'expérience. La confiance incite à écouter l'autre - oboedire - et donc à lui obéir. De cette confiance naît la fidélité et il n'est pas anodin que les catholiques se nomment eux-mêmes fidèles : c'est le même mot ! qui suggère néanmoins que ce lien qui se noue dès l'origine ne se conçoit que constant. Il y a quelque chose d'irrévocable dans la foi ; dans cette écoute soumise de l'autre.

Tous le disent, Conche autant que Castoriadis : entre la position du grec, philosophe, qui se demande, et invente par ceci même la liberté, si ce qu'il pense est juste, et la posture de l'homme de foi qui s'en remet à la parole de l'autre, il y a opposition radicale ; une antinomie irréversible.

Mais si ces positions, certes, antagonistes mais qui constituent assurément l'un des dialogues les plus anciens de notre histoire, débouchent cependant sur des morales et des politiques très différentes, nous avons formé ici l'hypothèse ou le pari que s'y nichaient de troublants points communs.

C'est qu'aucune de ces deux postures ne peut faire l'économie de son point de départ, ni donc de ses principes. Rien, à ce titre, n'est plus révélateur que la position d'un Descartes, dont la position dubitative initiale paraît pourtant en prendre l'exact contre-pied, contraint quand il s'agira de légitimer les critères de vérité comme évidence, de s'en remettre à l'hypothèse d'une raison assise sur Dieu. Son point de départ est pourtant le même que celui des grecs et de ce point de vue il n'est pas étonnant que sa démarche inaugure une nouvelle période de l'histoire de la pensée : rompre avec la scholastique, comme il l'écrit, ne pas s'en remettre purement et simplement au discours établi mais tenter de tout repasser au crible de son propre jugement ; ne pas placer Dieu au centre de sa philosophie mais le je, ne fût-il que res cogitans, c'était bien remettre ses pas dans les traces laissés par les grands anciens, et tenter de répondre à la seule question qui vaille : que vaut ce que je pense, ce qui se pense alentour et qu'on me présente comme vrai ?

La pensée est affaire de crise ...
la foi aussi

Puisqu'il est question ici des fondements, des commencement absolus, sans doute est-il utile, ici, de rappeler qu'ils relèvent toujours d'une crise.

Ce que Platon avait déjà vu : celui qui, enchaîné dans la caverne, voit des ombres se projeter sur la parois, ne sait pas, ne peut pas savoir que ce ne sont que des ombres et, au reste, il ne se pose même pas la question. Pour qu'il puisse se la poser, encore faut-il qu'il fût délié, et comparant ce qu'il avait toujours vu comme absolument évident avec ce que désormais il voyait, même confusément, s'étant retourné, avec ce qu'il percevait même dans l'éblouissement d'une vue pas encore accoutumée à ce qui s'offrait à lui, il s'interrogeât sur la vérité de sa propre pensée, et sortît ainsi de l'ignorance double - illusion - où il était enfermé.

Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraitront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?
Platon (92)

Crise parce que croisée ; crise parce que, contrairement à ce que le sens commun peut laisser accroire, la connaissance ne marche jamais de l'ignorance vers le savoir, mais toujours d'un savoir vers un autre savoir ; d'un savoir que l'on supposait absolu vers un savoir trouble, plus pétri de questions que de réponses ; d'inquiétudes que d'assurance ; que ce chemin est dérangeant, toujours parce qu'il met du doute où l'on se croyait assuré et que ce qui s'offre dès lors, plutôt que ferme et assuré, paraîtra invariablement plus confus et incertain que la vérité qu'on se targuait de posséder.

Κρίσις, le mot est juste qui désigne à la fois : la faculté de distinguer ou de séparer, celle de contester mais enfin l'action de décider et donc de juger. C'est un sas qui fait passer à gauche ou à droite, quelque chose comme un carrefour, avec cependant cette caractéristique d'être irréversible. La crise tranche : plus rien après ne sera plus comme avant.

C'est exactement ce que vit Descartes qui l'écrit de manière différente dans les Méditations et dans le Discours : crise interne qui relève du cercle vicieux logique

Et quoiqu’il soit absolument vrai, qu’il faut croire qu’il y a un Dieu, parce qu’il est ainsi enseigné dans les Saintes Écritures, et d’autre part qu’il faut croire les Saintes Écritures, parce qu’elles viennent de Dieu ; et cela parce que, la foi étant un don de Dieu, celui-là même qui donne la grâce pour faire croire les autres choses, la peut aussi donner pour nous faire croire qu’il existe : on ne saurait néanmoins proposer cela aux infidèles, qui pourraient s’imaginer que l’on commettrait en ceci la faute que les logiciens nomment un Cercle. (93)

Mais crise d'autant plus grave que Descartes se sait avoir été bien formé et appartenir au rang des plus doctes de son temps. Cette crise n'est pas individuelle, mais au contraire celle de toute une époque qui est en train de s'achever sans même s'en rendre compte, d'une façon de penser qui a donné tout ce qu'elle pouvait mais se heurte désormais presque point par point à tous les récents développements des sciences. Mais pour globale que soit cette crise, Descartes qui est rusé, demeure prudent : loin de proposer sa démarche comme un modèle, lors même qu'elle deviendra le paradigme de toute démarche scientifique, il se contente de témoigner d'une démarche, d'un chemin - c'est le sens de méthode - sans prétendre jamais en faire un universel.

A ce titre, c'est bien d'une attitude philosophique dont il s'agit, celle d'un homme qui doute de ce qui se donne pour vrai et manifeste par là sa liberté de penser. Mais pour autant, Descartes butera vite sur le problème des fondements : s'il lui est assez aisé de récuser le donné des sens pour ce que ces derniers soient trompeurs ; de douter de la réalité de ce qui est proposé à sa conscience pour ce qu'il l'est de manière identique à l'état de veille et en sommeil et qu'il croit avoir trouvé avec le cogito le point d'appui qu'il cherchait rendant ferme toute philosophie ultérieure, il ne peut néanmoins pas ne pas s'interroger sur le critère lui-même qui lui fait admettre le cogito comme évident ; irrécusable. Et pour fonder le jugement, celui-là même qui nous fait admettre ou récuser, il a besoin de Dieu.

je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies; mais qu’il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.

Il y a loin évidemment de la foi du charbonnier à la philosophie de Descartes mais ce dernier, à sa manière, prudente, sagace pose la question à l'endroit et au moment précis où elle se pose et qui fait la philosophie demeurer à jamais inachevable : je ne puis me demander ce que vaut la pensée des autres - et en douter - sans en même temps me demander ce que vaut la mienne et même le doute que je porte. Sans m'inquiéter de la possibilité seulement de penser avec quelque assise. La référence au point d'appui d'Archimède est loin d'être anodine : elle définit très exactement le projet cartésien d'un point de départ solide qui permît une saine physique : mais qui peut me garantir que je ne prenne pas pour assuré un appui qui déjà prenne l'eau de toute part ?

Qui peut me donner la certitude de ma certitude ?

Et je crains bien qu'il n'y ait ici que deux réponses possibles : Dieu ! ou rien !

Si rien, alors il est avéré qu'en aucun cas la métaphysique ne pourra s'arroger le titre de science mais ce n'est pas le plus important; Si rien cela signifie aussi que même les sciences reposent sur un postulat ou si l'on préfère un axiome, dont tout dérive, mais qui n'est pas lui-même prouvable. Que la connaissance est possible; que la raison, à condition de la conduire avec méthode, est un bon outil pour comprendre le monde et, partant, que le monde est compréhensible parce qu'il est rationnel. Rien ne le garantit ; je ne puis que le poser. Car si je ne le fais pas, je demeure condamné au renoncement, au scepticisme le plus radical qui me fait me méfier même du peu que ma raison paraît éclairer pour cela même qu'elle éclairerait ce qui n'est peut-être qu'illusion. Il n'est pas certain que le scepticisme soit lui-même une solution, lequel ne peut se dévoiler qu'en se niant lui-même. Il va cependant bien dans la manière grecque, libre, de procéder qui incline assez aisément à considérer que l'être de l'homme ainsi que son entendement, trop faibles et limités ne sauraient véritablement appréhender un monde infini, contradictoire et, en tout cas, hors de sa portée. On remarquera d'ailleurs que quand il s'agira de se donner des règles provisoires, ce sont tout naturellement des préceptes de ce type (plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde) que Descartes choisira. Mais ce rien - et c'est en ceci que la démarche grecque relève à la fois du tragique et du miracle - n'implique pas pour autant que l'on renonce ; n'interdit pas qu'on tente le savoir nonobstant quitte à le deviner partiel, fragile, contradictoire peut-être même, provisoire en tout cas : c'est que le grec est plus libre que sceptique ; on retrouve ici le coup de force que nous avons évoqué.

Si Dieu, on pourrait penser la question réglée ; elle ne l'est pas. Si est assurée la certitude de la certitude, qu'effectivement il y ait alors un point de référence, une grille de lecture et un incontestable point d'appui, pour autant, le dit divin est loin d'être toujours clair qui, par ailleurs porte sur l'homme et le monde mais se laisse entièrement baigner dans le mystère. Certes la connaissance est possible, puisqu'elle est offerte, mais outre qu'elle n'est pas entière, elle fait glisser insensiblement du côté de l'interprétation. Or, ce n'est pas tant ici les limites de l'entendement humain qui sont en jeu que le risque de la tentation. De ce serpent ou de ce diable qui systématiquement promet de vous hisser à hauteur du divin et donc d'être la mesure de toute certitude. Surtout, interpréter n'est ni expliquer ni comprendre : interpréter revient ici à combler les trous que la révélation laisserait, en se servant au besoin de la philosophie grecque. Ce fut bien, après tout, le rôle que remplirent St Augustin avec Platon ou plus tard St Thomas d'Aquin avec Aristote : légitimée en son fonctionnement par la révélation, la raison humaine pour peu qu'elle soit capable par ses propres moyens de démonter tel ou tel aspect de la révélation, sera en même temps fondée à extrapoler et à s'aventurer dans les aires que la révélation avait tues. Et, très vite, celui qui interprète est contraint de marquer son orthodoxie, c'est-à-dire la conformité au texte canon ; mais, encore plus vite, celui qui interprète sera celui qui tracera la ligne à ne pas franchir, énoncera le dogme et exclura en vomissant les hérésies.

Deux attitudes contradictoires ? Oui ... et pourtant !

Il y a bien quelque chose de l'ordre de la foi dans le postulat que la raison se donne de sa propre validité. Tout au plus pourrait-on avancer - et c'est sa gloire - que l'esprit scientifique n'oublie jamais qu'à cause de cela, les connaissances qu'il produit ne valent que pour autant qu'elles soient vérifiées, ne valent que localement et provisoirement ... au même titre que le grec n'oubliait jamais que nul système, nul concept ne parviendrait jamais à enfermer l'infini de l'être dans ses rêts. Le scientifique n'a pas le fétichisme de la théorie : il l'abandonnera sitôt qu'elle ne lui servira plus de rien ; l'homme de foi, si !

Tout se joue donc bien dans ce tamis inaugural qui fait le fond de la crise ; dans le choix du garant, du principe qui dans tous les cas de figure sera bien l'infini - le grec avait raison d'évoquer l'ἄπειρον - qui sera entendu comme la Nature pour les uns ; par Dieu pour les autres, configurant ainsi de manière diamétralement opposée les domaines du savoir. Pour les uns, une vérité à chercher qui se trouve à la fin, camouflée et mystérieuse et que l'on est tout sauf certain d'appréhender jamais en sa totalité ; pour les autres une vérité incarnée en un Être absolu, qui à l'origine donne le la de ce qui est pensable, dicible ; permis.

Faux infini que ce Dieu, selon Conche (94) ? Oui sans doute parce qu'entendu comme une personne Dieu connaît nécessairement la limite de qui n'est pas lui : l'homme notamment - ce qui s'observe particulièrement dans le soin qu'il met au Sinaï à n'être pas vu en face ; à écarter le peuple. Mais la limite encore du monde qu'il pose en dehors de lui. Cet infini n'englobe pas le Tout de l'Etre puisqu'il laisse en dehors de lui, en-dessous de lui, le monde, l'homme ... avec quoi et qui il ne cessera de rétablir le lien certes mais, après tout, on ne tente jamais de renouer que ce qui s'était distendu...

Ainsi la pensée peut-elle effectivement s'entendre comme crise mais si pour le grec elle est en quelque sorte un état de crise permanent pour l'impossibilité tragique qui surplombe le destin humain de pouvoir jamais entendre l'infini autrement qu'en se ménageant un îlot d'ordre où se protéger certes mais où courir incessamment le risque de l'ὕϐρις, en revanche, pour le chrétien elle est crise bien plus insidieuse, où rôdent le mal, la tentation, la trahison.

La foi est affaire d'engagement ... la pensée aussi

Comment oublier que celui qui prononce ses voeux s'unit à Dieu ; que la religieuse ainsi épouse le Christ ? Comment négliger ainsi d'une union que seul Dieu puisse nouer ou dénouer ? oublier surtout que tout dans le vocable chrétien renvoie à cette réunion, de église - Ἐκκλησία - à religion - religare ou religere ... Le dieu créateur est peut-être généreux mais il est aussi exigeant : il veut qu'on l'honore ; qu'on lui obéisse ; observe ses interdits. Il est rex : il dit le droit, la règle ; indique le bon chemin et attend de l'homme qu'il les observe et le suive.

Incontestablement cette création est institution : il suffit de parcourir l'Exode ou le Lévitique pour comprendre que ce qui se joue ici n'est autre que la fondation de la cité ; l'instauration de la Loi. S'y décline la volonté divine en d'infinies variations qui engagent la vie humaine jusque dans ses plus infimes - et intime - détails : on est résolument passé d'un interdit inaugural unique à des prescriptions savamment codées en passant par la loi noachide et le décalogue mosaïque.

Ce qui frappe évidemment dans cet engagement c'est combien il est total et irrévocable. Ce n'est point ici un contrat anodin qui vaudrait pour un temps donné et une activité précise ; c'est encore moins la défense d'une cause qui appellerait une action dans le champ social ou politique mais laisserait intact le domaine de la vie privée : non, ici, c'est bien la frontière entre vie publique et privée qui est balayée d'un revers de main ; ce qu'aussi peut symboliser le fait que les Tables de la Loi fussent inscrites des deux côtés ; elles engagent l'homme en totalité, tant sa vie sociale que son intimité : il n'est plus d'espace qui ne soit sous le regard de Dieu.

Mettre en gage, c'est enrôler, mettre au service, lier son existence par une promesse de fidélité ... Il y a dans l'idée de gage certes celle d'une caution, d'une garantie mais, surtout quand c'est ainsi soi-même que l'on engage, l'idée de totalité. Celui qui s'engage, parce que c'est lui-même qu'il met en caution, ne peut par là que mettre en évidence sa sincérité. L'engagement simulé est une tromperie, une trahison. S'engager c'est tout mettre, de soi, de ses efforts, de ses biens ou de ses intérêts, au service d'une cause, d'un parti , d'un principe. Il n'est qu'à voir l'image que l'on put se former de l'intellectuel engagé pour en mesurer la portée : de Voltaire avec l'affaire Calas à Sartre qui en fut l'un des thuriféraires en passant par Zola à l'occasion de l'affaire Dreyfus - qui vit par ailleurs apparaître le substantif intellectuel - c'est toujours la même idée d'un homme qui délaisse son occupation habituelle pour se consacrer à une seule tâche, perçue le plus souvent comme universelle. Par l'engagement, on se consacre à une cause, ce qui est à la fois suggérer que l'on s'y attache de manière quasi exclusive mais surtout que cet effort relève du sacré.

Le lien ici est absolu, ou se veut tel : il est la réponse humaine à la grâce de la création. Autre façon de dire que face à l'absolu on ne peut tergiverser ce qui en fait une posture radicale. Que l'on mette de côté la foi paresseuse qui n'a pas d'intérêt mais qui effectivement confère à son auteur la tranquillité d'esprit et l'assurance d'une vérité définie une fois pour toute et d'un programme existentiel qu'il ne laisse aucune béance ou imprécision où pût s'infiltrer le doute, et l'on a, pour le meilleur ou le pire de la sincérité dont homme soit capable, un parcours exclusif, où ce qui importe est moins ce qu'on dit ou écrit que ce que l'on fait. Où l'observance de la loi et des prescriptions est le signe extérieur d'une conversion intime à quoi chacun doit s'attacher.

Extérieur/intérieur

En réalité, la foi comme tout ce qui relève de la spiritualité renvoie toujours à une double distribution : entre l'extérieur et l'intérieur ; entre le visible et l'invisible ; l'ici-bas et l'au-delà ; la règle et le siècle.

L'homme de foi n'est pas spontanément philosophe, encore moins métaphysicien : il a trop de réponses ; pas assez de questions. La seule qui lui importe demeure celle du comment bien agir ; ce qui n'a rien de bien nouveau dans la mesure où il n'est pas d'action qui ne suppose une théorie, un principe préalable ; pas de sagesse qui n'implique la recherche d'une continuité entre théorie et pratique. Mais cette question a une apparence – celle du dehors et du dedans ; d’une extériorité d’où ré-émergent images, modèles et mythes : de la Caverne à la Traversée du désert ; du Sinaï à l’Aventin et Capitole. Cette question a en même temps une réalité : celle de la relation entre, non l’être et la pensée mais l’être et l’action. Mais, pour cette raison fondatrice elle-même, ressemble tellement à celle de la morale et du politique qu’on pourrait aisément l’évacuer en invoquant au gré César, Luther, Machiavel ou – au mieux – Kant. Elle se réduit, tourne autour, d’une pratique qui viserait exclusivement un but, élevé, lointain, pérenne et s’attacherait, au risque de l’impuissance ou de la faute, à garder pur le foyer des intentions.

Mais comment ne pas voir, second versant, que la foi renvoie également à l’espace social et politique.

M Foucault (2012) dans son Cours du 9 janvier 80 rappelle comment Septime Sévère donnait audience et rendait justice dans une salle où il avait fait représenter son ciel de naissance et, par conséquent, la configuration des étoiles présidant à son destin – en prenant d’ailleurs soin de cacher celui prédisant sa fin ! Il illustre ainsi combien le pouvoir ne se peut exercer et représenter qu’en s’accompagnant d’un rituel de manifestation de la vérité.

D’où deux questions :

Si vérité absolue il y a, qu’elle fût un modèle abstrait ou un Être suprême, alors la liberté est un vain mot, une douceâtre illusion. En conséquence de quoi le pouvoir, et toute pratique en général, ne seraient que simple application technique de préceptes absolus. Autant dire que le précepte démocratique est nécessairement coincé entre savoir et liberté : pas de citoyens libres sans savoir, mais si le savoir est absolu, la liberté ne saurait résider que dans une pieuse obéissance. Il faut bien voir que c'est exactement à la même aporie que se heurte la foi : il ne saurait y avoir d'interdit, ni donc de faute qui ne suppose préalablement la liberté du sujet ; mais que peut bien valoir cette liberté si elle devait se réduire à l'exclusive puissance de consentir ?

Par ailleurs, il n’est pas d’action qui ne suppose une théorie, qui ne suppose au moins virtuellement que l’on détienne le savoir. L’action est ainsi arrêt de la pensée, au moins provisoire. Mais en même temps l’action est inverse de l’action tant elle entraîne à subir les conséquences qu’on aura soi-même déroulées.

Non décidément la question ne réside ni dans la position d’une extériorité ni dans celle de la liberté mais bien plutôt dans leur relation tant cette extériorité n’existe que par rapport à l’intériorité. Mais une question essentielle tant elle borne ce que l'engagement de l'homme de foi peut avoir d'exclusif et qui le conduit tantôt à fuir le monde, décidément perçu comme une vallée de larmes et de tentations ; tantôt à l'investir totalement en le voulant plier à la loi céleste. Aux deux bornes, l'attitude évidente aux yeux des premiers chrétiens de se retirer du monde en attendant l'avènement du royaume des cieux ; de l'autre l'obsession violente d'une inquisition traquant dans les corps autant que dans les âmes le moindre signe d'hérésie, de trahison voire seulement de faiblesse.

On peut reprendre ici l’analyse faite en son temps par Benveniste, et la critique qu’y porta Derrida sur le double sens du mot religion : à la fois relier et recueillir. Benveniste (1967) distingue effectivement les étymologies de Cicéron et Lactance présumant que l’interprétation par religare serait seconde, chrétienne en l’occurrence, tandis que celle en relegere correspondît mieux à la tradition romaine et fût donc antérieure. Outre qu’il est vain de vouloir traquer dans l’étymologie autre chose qu’un indice de la manière dont une culture percevait ou pensait mais assurément fallacieux d’y penser dénicher une quelconque vérité éternelle, le débat révèle néanmoins les deux versants de toute spiritualité : si religare renvoie au lien – que ce soit avec Dieu ou avec l’autre – relegere renvoie plutôt à l’idée de recueillement, et donc de retour sur soi. Derrida quant à lui, tout en récusant l’illusion de toute vérité étymologique considère que ces deux significations constituent ensemble la définition du fait religieux : à la fois chercher en soi, dans la méditation et le recueillement de quoi fonder son existence et plus généralement justifier son être, et, d’un autre côté, se réaliser dans le lien avec l’autre. C’est bien cette double tension, vers l’en-soi et l’autre que soi, vers l’intériorité aussi bien que vers l’extériorité qui constitue la double logique de la spiritualité sans qu’il soit nécessaire de dénicher en l’une ou en l’autre une vérité plus ancienne ou plus véridique. Tension que l’on retrouve jusque dans le développement simultané, en toute religion, d’un courant mystique à côté d’une démarche orthodoxe, ou, dans l’histoire chrétienne dans la distinction entre un clergé régulier et séculier.

La question spirituelle débute à l’instant précis où l’on se demande ce qu’on fait là ! où l’on cherche (à se donner) un sens à son existence propre ne serait-ce que parce qu’on aurait désappris de le pouvoir trouver dans la logique propre de sa vie sociale. Elle débute donc, fort logiquement, à partir du moment où l’on suppose qu’il y ait, au fondement de ce qui est, un principe, une valeur, un être, qu’importe, c'est-à-dire une extériorité qui le fonde. Que l’on considère ce fondement comme un principe et alors on obtient tout simplement une politique ou une science ; comme une valeur, alors une morale ; comme un être, alors une religion. Mais dans les trois cas, dans le même mouvement qui fait se dessiner la dualité, il importe de fixer les règles qui en définissent les relations.


On a coutume de dire que Rome a inventé le droit privé, la protection de l’individu par rapport à tout empiétement du pouvoir central : c’était reconnaître une première extériorité. Mais en même temps admettre une première frontière en posant la notion d’individu qui est tout sauf évidente. Ce que Rome pensait en terme de droit et de politique, du côté de l’objet, Jérusalem autant qu’Athènes, quoique en des termes différents, l’auront pensé du côté du sujet et il n’est pas étonnant alors que le christianisme se pût si facilement accommoder du dualisme platonicien tant il proposait, certes encore de manière abstraite – l’existence séparée des Idées – la suprématie de l’être sur le devenir ; de l’être sur l’avoir ; de l’être sur le faire ; mais surtout de la pensée sur l’être.

Il n’y a donc, de ce point de vue, pas de différence essentielle entre politique, morale et spiritualité : tous trois ont besoin de s’inventer un arrière-monde (Nietzsche) un surplomb sur quoi s’ériger. Rome a toujours un peu tendance à enterrer ses cadavres ; Jérusalem à les ériger en oriflamme. En réalité, ceci revient au même : il s’agira toujours pour reprendre l’expression de F Jacob d’expliquer ce qu’on voit par ce qu’on ne voit pas où sciences, mythes et politique agissent de même.

Or celui qui recherche la vérité, philosophe, scientifique, n'est sans doute pas moins exclusif dans son engagement, non dénué d'ailleurs de passions, que peut l'être l'homme de foi. Si ces deux là se regardent en chien de fusil, s'épient et se flattent d'être de parfaits antonymes, sans doute est-ce aussi parce qu'en réalité ils se ressemblent. Ivres de liens à nouer ou resserrer, de textes à tisser ou de saluts à orchestrer, ils ont bien ceci en commun de ne pas se satisfaire du monde tel qu'il est, tel qu'il leur apparaît, tel qu'il s'impose. Cet engagement, à sa manière, est un dégagement: y a-t-il tant de différences que cela entre celui qui cherche son salut dans un quelconque arrière-monde et le philosophe qui renonce à tout pour se mettre au service de la vérité dont il sent bien qu'elle ne manquera ni de le décevoir, ni de le faire souffrir ? Dans les deux cas, un homme qui ne se contente ni d'être là, ni d'être seulement ce qu'il est dont la volonté prométhéenne sous la forme paradoxale de l'humilité et du service, primera toujours sur ce qui, simplement, est là, devant lui.

Les deux apories de la foi

Comprendre la profession de foi revient à en dévoiler le double paradoxe :

- elle exhausse l’individu mais l’enferme dans une relation étroite et soumise à l’Esprit ;

- elle affirme son autonomie mais en même temps nie le monde

La naissance de l’individu libre …

L’individu reste la grande invention du christianisme quand même cette invention n’eût pas fini de dérouler ses effets ; quand même presque avortée dès le départ, elle dût prendre souvent les chemins de traverse pour se laisser découvrir.Nous l'avons déjà souligné à maintes reprises :

« Il n’y a plus, dit-il, ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle ni femme » (Gal, 3, 28)

C'est effectivement avec Paul de Tarse, lui-même révélateur par sa triple appartenance aux mondes juif, grec et latin de cette grande révolution, que débute la grande innovation du christianisme dans ce qu'il se voulut catholique c'est-à-dire universel. Résolue par le concile de Jérusalem, la question est cruciale qui va rapidement trancher l'histoire de l'antiquité en deux parties radicalement distinctes. Il n'est pas nécessaire pour le nouveau chrétien de se faire circoncire autrement dit la Parole s'adresse à tous et pas seulement aux Juifs. Sans en avoir l'air, on quitte subitement l'épopée des religions nationales. Que le message christique enveloppe la loi mosaïque est une évidence et nombreuses sont les références dans le Nouveau Testament à l'Ancien pour mieux marquer la filiation. Mais, de manière aussi paradoxale qu'ostentatoire, il se veut aussi rupture : ce que l'anaphore (Vous avez appris ... mais moi je vous dis) du Sermon sur la Montagne illustre bien. Au Sinaï ce fut le peuple qui avait été exhaussé, c'est désormais l'individu qui est convoqué. C'est, assurément, question théologique que de mesurer ce qui d'ici à là réside de continuité ou de rupture et la question ne nous concerne pas. C'est, sans doute, question d'histoire autant que de métaphysique que de repérer ce qu'il y a de liberté ou d'obéissance requise : sans doute la Réforme mettra-t-elle plus aisément l'accent sur la liberté d'examen et de conscience quand Rome aura plutôt exigé l'obéissance à la loi. Question d'époque, d'interprétation sans doute mais le ver était dans le fruit dès le début et ce ver a un nom : l'individu.

Quand on analyse de très près le passage de la lettre aux Galates on repère en réalité trois données aussi importantes l'une que l'autre :

- l'opposition entre vivre selon la loi et vivre selon la foi ; un appel à la liberté ; l'érection de l'individu comme héritier
La première est invite explicite à appliquer les préceptes de la loi et de n'en pas rester à leur seule observance formelle. Autant dire qu'il ne suffit pas, plus, d'être né de, et donc ni d'être circoncis ni héritier de la longue lignée des Hébreux pour être sauvé ou seulement concerné par la Parole : encore faut-il la vivre. L'engagement est intérieur ; il est ainsi individuel.

- la seconde annonce un argument qu'on retrouvera beaucoup plus tard sous la plume de Rousseau : obéir aux lois qu'on s'est données c'est cela la liberté ! Tant que la loi n'est qu'un corpus extérieur à quoi l'on se soumet de manière formelle, l'on ne saurait être libre. Or c'est bien à la liberté que nous invite Paul (5,1). Ce que le grec appellerait sagesse par opposition à savoir, Paul l'appelle vivre selon la foi et non la loi. Or la foi n'est pas un engagement formel, elle est étymologiquement parole donnée, ce qui engage et suscite précisément la confiance. De la foi à la fidélité il n'y a qu'un pas : ce que Paul attend c'est précisément cet engagement total au service de Dieu, un engagement intérieur et non simplement l'observance de rites formels prescrits par la loi.

- la troisième arrache l'homme a toute logique d'appartenance et ce n'est pas pour rien que ce soit à propos de la circoncision que le propos s'enclenche : il ne s'agit pas, au nom de sa judéité, de se sentir héritier d'une parole, d'une promesse d'une alliance, mais au contraire de tenir sa part c'est-à-dire de s'engager. Ce qu'il est, le chrétien le doit être de lui-même et non par héritage et ne se définit ainsi que par son engagement. La référence à l'héritage est tout à fait intéressante (3,15) qui dit à la fois la rupture et la continuité. L'alliance n'est pas un contrat mais plutôt une promesse unilatérale par quoi Dieu donne tout mais ne reçoit rien en échange. Pour quoi le fidèle s'engage en tâchant de se montrer digne d'une promesse qui n'est pas biffable.(Ratzinger, 1995)

En germe, mais en germe seulement, on a ici réuni tout ce qui fera le grand apport de l'âge classique puis des Lumières : l'autonomie de l'individu.

Mais pour autant, cette autonomie cache une soumission, volontaire certes, ce qui en gomme les aspérités mais une soumission néanmoins.

… mais seul

Cet individu, qu’est-il ? ou plutôt que n’est-il pas ?

D'abord il ne se réduit pas à ses appartenances. Il est tout à fait remarquable que ces appartenances à la Loi, au Temple, à la Raison ne sont jamais présentées comme des facteurs de liberté mais au contraire de dépendance. Cet individu nouveau est un fils, mais adoptif. Il n'est pas héritier, mais choisi : c'est par son engagement qu'il devient. Ce je est d'abord un ensemble vide ; il n'a pas de nature préalable qui pré-déterminerait ses comportements ou ses choix ; ce je-là est hésitant : il croit, certes, mais avec toute l'hésitation de la foi et l'incertitude de la croyance.

Paul le relève de la Loi et le consacre à l'Esprit : il faut mesurer ce que ceci peut signifier au delà de l'engagement spirituel. Ce Je-ci est à l'intersection de tous les risques et finalement de toutes les tentations. Qu'il se plie à la loi, ne serait-ce que par conformisme et alors il risque d'être pris au piège de toutes les appartenances ; qu'il s'engage résolument du côté de l'Esprit et le voici, paria, méprisé voire persécuté, marginal dans un système qui n'entend que la conformité aux usages et à la Loi mais pis encore, incertain même de la validité du chemin qu'il emprunterait.

Ce qui est encore une autre manière de dire combien cet individu vaut la place qu'il occupe ou ne veut pas occuper dans le système. C'est ici toute l'aporie des premiers chrétiens qui durent bien inventer, à leur manière parfois rugueuse, souvent entêtée, une autre façon d'être au monde. S'en dégager totalement et risquer évidemment de ne pas faire souche ; s'y plier et risquer d'y perdre son âme. Son royaume n'est pas de ce monde mais comment y demeurer nonobstant ?

Il s'agit d'être une créature nouvelle (Gal ,6, 15)

Soit ! mais qu'est-ce à dire ?

Rien, justement ! Sans aller chercher du côté de Sartre une réponse qui ne vaudrait que par analogie, on peut néanmoins avancer en tout cas que cette créature est totalement contingente. Elle n'a pas de nature ; seulement un engagement ! Elle n'a pas de certitude ; seulement des doutes et une espérance ! Tout au plus peut-on avancer qu'en récusant la logique d'appartenance elle répudie ce qui pouvait s'y trouver de mortifère et ce n'est certainement pas un hasard que ce soit les liens d'Amour qui soient ici mis en avant plutôt que la surenchère de gloire et de mérite. L'homme, dans la caverne de Platon suit peut-être un chemin difficile fait d'aveuglements, d'éblouissements, à l'aller comme au retour, mais il y a bien, au dehors, un modèle, une forme, une Idée à quoi se conformer. Exister pour lui, revient à poser ses pas dans des traces intangibles, ineffaçables. L'essence, oui, y précède toujours son existence.

A l'inverse exact, ici, une relation totalement unilatérale, sans contrepartie prévisible, sans gain assuré, qui est tout le contraire du contrat. Qui dit l'essentiel, c'est-à-dire le rapport à l'autre, où précisément l'on cherche à rebours de la dialectique, à échapper à toute spirale de la négation qui ne ferait que reproduire les conflits sans véritable espoir d'un quelconque retour. C'est encore dire que cet individu n'existe que dans sa différenciation par rapport à tout ce qui n'est pas lui ; n'existe que dans la relation. Que ce soit avec Dieu dont il tente de prolonger la promesse, ou avec l'autre à qui il tend la main ou la joue, cet individu est tout sauf seul. Et pourtant ... !

Ce que Paul préfigure c'est bien cet homme qui marche et se construit dans sa relation à l'autre. Sans programme préétabli, sans instinct ou nature, sans code non plus qui lui fixerait la conduite à adopter, il fluctue ou décline tel l'atome de Lucrèce et fabrique sa différence dans cette chute même.

On aura finalement assez peu avancé si l'on considère que l'émergence de cet individu ne règle aucunement ni sa nature ni la place qu'il occupe dans le système. Tout juste savons-nous que, dans une telle perspective, l'individu à la fois n'existe que dans sa relation à l'autre et ne se construit que dans cette relation elle-même.

Ensemble presque vide, ceci signifie-t-il que sa place serait déterminée au global par le système lui-même ? Non justement ! Ce qu'affirme Paul, et qui signifie l'exact avènement de l'individu c'est son autonomie qui implique sans doute de se mettre sous la Lumière de la foi et de la promesse, mais suppose que ceci provienne non pas d'un influx extérieur mais d'un mouvement intérieur - l'acte de foi. Le credo. On retrouve ici une remarque de Nietzsche laissant à comprendre combien la morale était affaire de faibles et non de forts, d'individus si peu assurés de la moralité de leur comportement qu'ils eussent besoin de la bride de la Loi. Autre façon de dire que la moralité était affaire d'intériorité et non d'obéissance à la loi quelle qu'elle fût.

Ce que l'on aura en tout cas compris c'est ce qui gît ici de dynamique d'un ego qui se construit et qui jamais ne saurait être figé, à moins d'être écrasé. L'essentiel se joue ici, dans ce qu'on pourrait appeler un système ouvert. Mais un système sans objet. Il faut y revenir.

Une transcendance impérieuse

Arguer d’une spiritualité, revendiquer sa foi revient toujours à jouer d’un espace contre un autre. L’essentiel n’est pas là ; relève d’une autre logique, plus essentielle, moins superficielle. Il n’est pas de spiritualité qui ne se joue d’une extériorité qui, invariablement, démonétise l’ici et maintenant. On peut y voir quelque chose comme une dialectique où les deux, se tenant face à l’autre, n’existeraient que dans leur irrémédiable face-à-face. Sans doute - c’est bien ainsi que Nietzsche, prolongeant Feuerbach l’entendit - cette extériorité n’est jamais que l’idéalisation aliénée de notre propre être, quelque chose comme un exutoire que le faible s’offre pour consolation. Si tel devait être le cas, et, pour autant que ce le soit, on ne peut qu’avoir affaire à une de ces gémellités dont les processus victimaires ont le secret – et c’est bien après tout le cas : deux mondes, face à face, dont chacun revendique la primeur, où chacun se revendique principe de l’autre.

Qu’importe l’issue qui reviendra d'ailleurs au même : que la spiritualité emporte la mise et elle se soumettra le matériel comme espace simple de preuve et d’épreuve où devra s’aguerrir chacun face à la vérité devant les manifestations de quoi il s’agenouillera ; que le temporel, au contraire, gagne la mise – et qui mieux que Dumézil l’aura illustré, et alors il se parera des oripeaux célestes, jusqu’à l’eschatologie. Ce qui illustre au mieux la thèse de Girard car tout ceci revient au même : quoique avec des hésitations – le paysan est un paganus qui préfère travailler plutôt que d’attendre de Dieu qu’il pourvoie à ses besoins – le christianisme finira bien par faire du travail à la fois le signe de la faute et le moyen par excellence du salut. Le travail libérateur, qui trouvera son accomplissement avec la Réforme puis avec Hegel et Marx aura constitué la véritable rupture avec l’antiquité et la condition de possibilité de la société industrielle. De son côté, le matérialisme, dans la version libérale ou laïque républicaine perçoit bien vite la nécessité de se donner un fondement axiologique où subordination, obéissance ont la part belle. Les deux, identiquement ne pourront d’ailleurs proliférer qu’à l’unique condition de désenchanter le monde, soit en le rabaissant au rang de lieu de tentation et perdition, d’épreuve en tout cas ; soit en le réduisant au rang de stock que l’on puisse arraisonner à loisir.

C’est ici le lot commun de cette martingale que représente la dialectique où, finalement, c’est toujours le combat qui l’emporte sur des protagonistes condamnés à se ressembler pour pouvoir s’affronter : en changeant d’ordre, en changeant les règles, en passant du réel au discours sur le réel, en se donnant un arrière-plan, métaphysique ou métalangage, la dialectique se trouve cet espace, toujours contigu à deux ordres différents, où l’on gagne toujours. C’est le même que celui des Romains lors de l’enlèvement des Sabines ; le même que celui qu’invente Véturie forçant Coriolan à renoncer. L’individu a beau gagner, se ménageant un espace de sortie ou de refuge, il ne le peut finalement qu’en se soumettant. On pourrait reprendre la lecture que Foucault fit en son temps des fondements du baptême selon Tertullien on y retrouverait les mêmes rituels, les mêmes exigences de sincérité prouvée, les mêmes épreuves.

En clair : si l’on veut arguer, en invoquant la spiritualité, de la possibilité pour l’individu de se ménager un espace de liberté face à l’engagement total que le manager peut exiger de lui, alors la défense de la vie privée, ou le devoir de désobéir qu’un Rousseau puis un Robespierre avait fondé serait amplement suffisant. L’existence même d’une extériorité peut suffire à se prémunir contre les tentations totalitaires. Mais la spiritualité ne serait plus alors qu’un habillage sophistiqué pour camoufler les empiétements.

Ce n’est pas un hasard si on put voir dans le monothéisme contradictoirement le ferment de tous les totalitarismes (par exemple Morin, 2012) ou, inversement le moyen de s’y soustraire (B-H Levy 1979). Car si, d’un côté, il signifiait une seule humanité et, on l’a vu, l’accomplissement du sujet en son engagement individuel, et qu’il préparât ainsi les grandes heures de l’humanisme, d’un autre côté il n’y parvint qu’à la condition d’un autoritarisme dont on ne saurait méconnaître les aspérités. Ce que l’on retrouve politiquement : s’il est vrai que la puissance de l’Église évita aux monarchies d’être totalitaires pour cela même que leur pouvoir s’arrêtait aux frontières de l’âme, il n’empêche que simultanément l’Église, avec la même impérieuse obstination s’acharna à requérir de chacun une obéissance totale comme signe même de la piété. Que la Réforme crut inventer un nouveau rapport entre religion et politique sous l’égide de la liberté d’examen et de conscience est une chose ; qu’elle ne put y parvenir qu’en se mettant sous la protection des princes protestants en est une autre, historique, qui désigne bien combien et comment la spiritualité ne devient événement que sous couvert d’une institution forte qui l’organise et l’impose, d’une institution au pouvoir d’autant plus fort qu’elle se pense comme la voie de l’absolu.

En clair, s’il y a bien dans le spiritualisme chrétien la puissance autonome d’un ego credo, il y a aussi, parallèlement au in unum deum, l’affirmation du in unam catholicam ecclesiam qui ne peut que tempérer ici ce que l’autonomie proclamait là. Toute la question réside ici : certes, l’affirmation paulinienne de l’autonomie en appelle à l’engagement volontaire et autonome et en cela ensemence les ferments d’une liberté qui ne cessera plus de résonner, mais n’y parvient en réalité qu’en déplaçant le champ de l’obédience. Affirmait certes l’autonomie mais moins du sujet que de la sujétion composant par avance un Traité de la servitude volontaire.

Toute la question réside ici : l’impératif de la liberté est-il compatible avec l’existence même d’un absolu transcendant ; l’affirmation de soi est-elle possible autrement que sous la forme d’un sujet, autrement écrit d’un soumis ?

Pourtant comment ne pas voir que c’est la position elle-même de cet espace intérieur, privé qui fera un Comte concevoir que l’élément premier de la société est la famille et non l’individu et les constituants de 89, considérer pour cette raison même l’inutilité du vote des femmes ! C’est qu’à tout prendre, cet espace intérieur n’a de sens que sous l’égide de la soumission à un autre supérieur à quoi toute sagesse revient à reconnaître la nécessaire soumission. Que si l'effacement de toute frontière entre privé et public, entre intime et socialité conduit inexorablement au totalitarisme, en revanche l'affirmation haute et fière de cet espace intérieur où se déploierait l'individu supporte mal l'autonomie radicale pour la soumettre bien vite à une autorité supérieure.

Toute la question est ici : dans cette ontologie dialectique où l’être de l’homme ne cesse de s’affirmer face au dieu créateur, y a-t-il véritablement de la place pour ce qui n’est pas spirituel ? la grande odyssée humaine qu’invente cette première forme chrétienne de philosophie de l’histoire ne put fonder ce dialogue avec l’Autre sans en même temps expulser tout ce qui n’est pas lui : le monde.

La tentation du dogme

Car si la foi est affaire de confiance, elle est aussi appel à la fidélité :

Préjugé. Ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions ; la haine aime à préjuger mal; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis ; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules ; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l’idée juste d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi ; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manœuvre contre l‘esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme.

Nul mieux qu'Alain n'aura effectivement repéré ce qui peut se nicher de bonne volonté, de bons sentiments, de noblesse d'âme sous le souci de rester fidèle à la parole donnée, à l'engagement pris, au serment prêté qui fait effectivement envisager comme trahison tout revirement, toute correction, tout écart.

L'homme de foi est pris en tenailles entre le faible qui n'est fidèle que quand cela l'arrange ou est facile et le tyran qui n'aura de cesse de vouloir imposer autour de lui cette vérité qui lui est évidente. Cioran a raison de voir un ennemi en tout homme pétri de certitudes mais pour autant pouvons-nous nous en passer ? Parler c'est déjà suspendre sa recherche et faire comme si l'on savait : on comprend mieux alors pourquoi ce silence qui hantait les cloîtres !

 

On a pris l'habitude de fustiger la posture de la foi pour ce qu'elle fût facile en possédant la vérité de prime abord : c'est une erreur grossière tant y prolifèrent les tentations, les incertitudes mais aussi les inquiétudes :

- oui, c'est vrai, à l'origine de tout, un Être qui se révèle et la vérité. Mais cet être, nimbé de mystères, que nul ne peut approcher ni même comprendre et dont les dits demeurent à ce point sibyllins qu'il faut les interpréter

- oui, une vérité posée comme un dogme (δόγμα) qui en a, pour cette raison, tous les attraits mais tous les risques aussi, ne serait ce que celui de la tentation de l'intolérance

- oui un lien privilégié avec l'absolu mais à tel point exclusif qu'il semble tout balayer sur son passage - le monde, l'autre - et ne pouvoir se nouer que dans le silence de la prière.

- oui, une reconnaissance de l'individu libre mais à ce point sous l'aune d'une culpabilité originaire, d'une faillibilité chronique telles que cette reconnaissance revêt plus la forme de l'humiliation que de l'humilité.

S'il est incontestable qu'une philosophie prenant le parti (pari ?) de la foi verse inéluctablement vers la théologie plutôt que la métaphysique, il n'en demeure pas moins que trop de croisées, de ressemblances voire de convergences les caractérisent pour qu'on puisse simplement en rester à la simple alternative comminatoire d'une métaphysique grecque d'un côté face à une théologie christianisée de l'autre.

Ce qui amène à comprendre mieux ce lien qui se tisse tant il peut différer selon l'un et l'autre cas.

suite


92) Platon, République, VII

93) Descartes, Méditations p 3

94) Conche, Métaphysique p 16

95) Mt, 7, 11-20

Si donc, méchants comme vous l'êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent. Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c'est la loi et les prophètesEntrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent. Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtement de brebis, mais au dedans ce sont des loups ravisseurs.Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons? Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits. Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. C'est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez.