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Le souffle


6.9 Il dit alors: Va, et dis à ce peuple: Vous entendrez, et vous ne comprendrez point; Vous verrez, et vous ne saisirez point.
6.10 Rends insensible le coeur de ce peuple, Endurcis ses oreilles, et bouche-lui les yeux, Pour qu'il ne voie point de ses yeux, n'entende point de ses oreilles, Ne comprenne point de son coeur, Ne se convertisse point et ne soit point guéri.
Is,6,9

Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit; mais tu ne sais d'où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l'Esprit.
Jn,3,8

Qu'est-il de plus aérien, de plus léger et en même temps de plus imprévisible que le vent. C'est, on le sait, le mot πνεῦμα, souffle de vent mais aussi d'esprit, qui désigne ici l'Esprit. Et donc la vie.

A l'opposé du poids le plus lourd de Nietzsche, antonyme exact de ce qui serait prévisible de s'être toujours déjà produit :

Comme tu ne sais pas quel est le chemin du vent, ni comment se forment les os dans le ventre de la femme enceinte, tu ne connais pas non plus l'oeuvre de Dieu qui fait tout.
Ecc, 11,5

Qu'est-il de plus imprévisible que cet enfant qui sera demain ce qu'il pourra ou voudra mais si loin des savantes extrapolations que ses parents en nourrirent ? quoi de plus incertain que le fruit de nos actions en dépit des soins et efforts que nous y mîmes ? quoi de plus fragile que ce bien que nous cherchons à faire et que nous échouons nonobstant à accomplir ?

7.15 Car je ne sais pas ce que je fais: je ne fais point ce que je veux, et je fais ce que je hais.
7.16 Or, si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par là que la loi est bonne.
7.17 Et maintenant ce n'est plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi.
7.18 Ce qui est bon, je le sais, n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair: j'ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien.
7.19 Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.
7.20 Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi.
Rm, 7, 15

Nous ne tenons jamais au temps présent, tout empesés que nous demeurons de regretter le passé ou d'espérer en l'avenir si bien que nous échouons à vivre. Elle est peut-être ici, notre légèreté : dans cette incapacité à entendre ou voir, dans cet engourdissement de l'âme qui nous arrime et nous laisse inaptes à saisir le vent.

Je ne doute pas de notre sens moral : au reste la volonté pourrait-elle incliner vers autre que ce qu'elle estime bon pour elle ? Qu'importe au fond que ce bien nous fût inculqué par le siècle, nos rites, nos éducations ou nos habitudes, il y a bien une voix que nous étouffons ou scrutons, une voix qui ne cesse de nous confier sinon le bien que nous quêtons du moins le mal dont elle tente de nous prémunir. Cette voix, qui n'est pas si éloignée de ce que Levi nomme l'étincelle divine, qui ressemble à s'y méprendre à ce que Socrate nommait son démon, cette voix qui semble comme l'ultime ressac de la parole originelle, cette voix, oui, nous engage, nous interpelle, même si Nietzsche n'a pas tort de regretter qu'elle nous indique plus le mal à éviter que le bien à faire ...

Où j'entrevois la confrontation entre légèreté et souffle. Où je devine la grande fragilité de l'humain si prompt à errer, si mal disposé à l'équilibre que sa santé même semble miracle, si aisé à détruire ou être détruit.

Ce dont résonne ce souffle, qui est aussi celui, simplement de la vie, ce refrain entonné depuis toujours dont parle Schwartz-Bart, c'est ce qu'il y a de plus ancien et qui fait le prix de l'être, et l'on peut y voir, au gré mais en même temps, ou bien l'appel de l'être ou son oubli, ou bien l'assentiment qui vous oblige ou bien encore la révolte qui fait dire non qui est si intimement inscrite en notre humanité (Bataille ou Camus). Comment ne pas voir que cette voix, mais ici Nietzsche a tort, est à la fois affirmation et négation du monde, à la fois révolte contre la fatalité et affirmation d'un monde dont on ne saurait ni voudrait se dispenser ?

Ici réside le fondement ultime de notre moralité, dans ce souffle à la fois destructeur et prometteur, en tout cas toujours imprévisible, dans ces accords qui nous maintiennent au monde que pourtant nous ne saurions tolérer tel quel et où nous désespérons de laisser quelque trace. Notre moralité tient tout entière dans ce refus de n'être que ce que nous sommes, et, sans doute, de notre animalité, en même temps que dans l'attente, naïve parfois, entêtée assurément, d'une voix qui éclaire notre chemin, qui fût en tout cas plus assurée que nous ne parvenons à être.

Pourquoi légère ? pour ce que cette voix nous augmente et nous incite à augmenter le monde - à être des auteurs ! Pourquoi donc si légère ? pour ce que nous parvenons si malaisément à être à hauteur de notre destin.

Contrairement à ce que l'on pourrait penser ce n'est pas la pesanteur qui nous incite à nous révolter ; au contraire c'est toujours elle qui nous tente plutôt d'obéir. En revanche ce que nous tenons de notre légèreté, paradoxalement nous incite à dire non, à nous révolter - et d'abord contre nous-mêmes. Notre mémoire est saturée de ces récits d'un dieu tempêtant contre son peuple à la nuque raide, qui n'entend ni ne veut entendre, ce peuple si souvent menacé de disparition pour son indéfectible transgression ; elle l'est tellement que nous nous accoutumons à accroire une figure autoritaire qui n'en appellerait qu'à la soumission, à l'observance stricte de la loi .

Honfleur Aoüt 2015Et pourtant

Il nous a aussi rendus capables d'être ministres d'une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l'esprit; car la lettre tue, mais l'esprit vivifie.
2 Corinthiens 3; 6

Sans doute sommes-nous parvenus ici au cœur de l'ordre qu'instaure toute moralité, à la croisée de la tension qu'elle ne peut manquer de susciter. Nietzsche, sans doute, a raison lorsqu'il fustige ce qui dans la morale a de confortable et d'assuré : que peut-il bien y avoir de plus paisible qu'une nature humaine qui fût si bien définie et saisissable qu'il n'y eût plus qu'à se laisser entraîner dans les limites qu'elle contient ? quelle autre configuration serait plus rassurante que celle d'une Parole avérée, de commandements fermes et assurés dont la cohérence au monde fût assise sur la plénitude divine ? quel autre message pourrait être mieux consolateur que celui qui parviendrait ainsi à dépasser les contradictions et épreuves du monde que celle qui clame ainsi que l'essentiel du sens se jouerait ailleurs, que les épreuves, nécessairement transitoires, ne seraient que promesse d'un monde meilleur ? Comment mieux pourfendre alors la paresseuse servilité qui inclinerait à se conformer en tout point à l'ordre établi.

Vieux modèle, commun finalement à Athènes et à Jérusalem, que celui d'imaginer une lumière unique ( le soleil, Dieu) et qu'il suffirait de sortir de la caverne, de se mettre en d'heureuses dispositions pour bien voir, bien comprendre. Le dogme n'est jamais loin et l'histoire l'illustrera jusqu'à l'écœurement !

Pour autant rien n'est si simple : si l'ordre moral prescrit par le décalogue s'énonce souvent par la négative et engage surtout l'interdit de la violence, que par ailleurs la synthèse qu'en énonce le Christ - Aime ton prochain comme toi-même - en est une heureuse formulation positive, le moins que l'on puisse dire est que le chemin qui mène de ces universels-ci aux situations particulières que je puis affronter est, quant à lui, loin d'être clair. Il l'est d'ailleurs tellement peu que l'Eglise peinera à se formuler une doctrine du salut qui tranche résolument entre le salut par la grâce et le salut par les œuvre.

Demeure, quoiqu'on dise, l'incertitude !

Celle qui sourd de cette irrésistible faiblesse qui me fait échouer où je désirais bien faire, celle que distille le doute d'un égotisme chronique qui se cacherait sous les élans altruistes, celle qu'engendre la paresse qui fait suivre la règle à la lettre, sans plus trop se poser de questions et vous fait croire par cette mécanique observance en avoir fini avec la question morale.

Et tout semble comme si la moralité était question à quoi nulle réponse - en tout cas définitive - ne saurait être apportée.

D'un côté la loi que tout nous invite à observer ne serait ce que pour notre tranquillité. De l'autre la Révélation. Entre, cette voix intérieure ! Rien ne me garantira jamais que je prisse la Révélation pour ce qu'elle est, que je ne l'eusse pas déjà interprétée à mon propre profit - en tout cas maladroitement. Il n'est pas vrai que la posture de la foi conduise nécessairement au dogmatisme : l'idée que le vrai eût une seule source, le soleil, Dieu, la Parole, peut aisément laisser accroire que tout ce qui s'en écarterait fût faux et qu'il n'y eût qu'à se laisser entraîner dans le courant. Le philosophe répugne à la vérité intangible où il voit plus de risques que d'opportunités et ne voit pas la valeur d'une réflexion qui ne prît pas le soin préalable de remettre en question ses présupposés ultimes * Coincés entre la tentation du dogme et les périls du nihilisme, en tout cas du scepticisme, nous errons, incertains des choses comme de nous-mêmes.

Reste cette voix !

Petit détour par Ovide

Celle qui fait hésiter entre le chemin de l'humilité qu'on n'espère pas feinte, celle qui vous ferait écouter, obéir, en tout cas se mettre au service - notamment de l'autre - qui vous fait assurément accepter son destin pour ce qu'il est en tâchant simplement de l'embellir de sa propre sincérité : c'est le chemin de l'œuvre. Suggéré par ces arbres qu'on reconnaît à leurs fruits. (Mt 7,16) par cette idée que l'on serait jugé d'après ses actes

Et si vous invoquez comme Père celui qui juge selon l'oeuvre de chacun, sans acception de personnes, conduisez-vous avec crainte pendant le temps de votre pèlerinage
1Pierre,1 ,17

Comment ne pas songer au récit que fait Ovide de la rencontre de Philémon et Baucis avec Zeus et Hermès ? Voici scène ramenant à l'envi aux contes de fées de notre enfance. Un vieux couple, vertueux, uni et qui le désire jusqu'à la mort, généreux, n'hésitant pas, en dépit de son extrême pauvreté à sacrifier aux rites de l'hospitalité due aux voyageurs de passage ; voici des voyageurs qui se révèlent des dieux - et pas n'importe lesquels - prompts à exaucer les vœux de l'humain.

Mais sous ce récit, sirupeux à loisir, il y a au moins trois lectures possibles :

- celle d'abord de l'hospitalité qui est l'autre nom de la générosité toujours d'autant plus remarquable qu'elle est le fait de la pauvreté.

Zeus est l'Hospitalier qui amène les hôtes et veut qu'on les respecte
Odyssée, chant IX

Mal accueillir l'étranger revient à blasphémer Zeus lui-même. Accueillir l'étranger ne consiste pas seulement à lui offrir gîte et repas, c'est au fond plutôt aimer l'étranger en l'autre, tant et si bien qu'on peut aisément considérer l'hospitalité comme l'antonyme exact de la xénophobie. Rite au moins autant qu'obligation morale qu'on retrouvera inscrite dans la tradition musulmane, l'hospitalité ouvre l'horizon d'une société ouverte, soucieuse de l'autre, passionnée de ce qui se trouve à son extérieur. Nous souvenons-nous que toute la postérité d'Israël tient dans l'accueil qu'Abraham fit de l'étranger ? (Gn, 18) L'accueil de l'autre vaut promesse et, quand il s'agit du divin, vaut exaucement des vœux. Mais il ne s'agit ici pas de n'importe quels dieux mais de Zeus et d'Hermès - de la puissance à l'échange alliée. Hermès, qui se tient à la porte, lui le commerçant par excellence mais le grand traducteur en même temps qu'inventeur de la musique est comme le garant d'une société ouverte

- recevoir c'est se mettre au service : il n'est pas de don qui s'entende qui ne cherche à se prolonger vers l'autre. Tout à fait caractéristique dans ce récit que le vieux couple n'ait d'autre vœu à formuler que d'être, ensemble, gardiens du temple. Servir, écouter, obéir autant de variantes, qui n'ont rien à voir avec la servilité, de la même notion d'engagement. On n'est jamais moral à tempérament et du plus profond la voix intérieure semble toujours en appeler au serment, à l'effort sans cesse renouvelé d'une coïncidence quêtée d'entre les actes et la pensée. Ce service est quelque chose comme un relais : prolonger vers l'autre la grâce reçue et l'offrande faite aux dieux.

Comme de bons dispensateurs des diverses grâces de Dieu, que chacun de vous mette au service des autres le don qu'il a reçu,
1Pierre 4:10 **

Du bienfait finalement de n'avoir rien : le peu que l'on offre respire nécessairement l'authenticité.

- la clôture du récit - Baucis devient Tilleul, Philémon devient Chêne. On les va voir encore, afin de mériter Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter. (La Fontaine) - dit beaucoup plus que la beauté éternelle d'un amour fidèle : la nature nous regarde, autrement dit, elle porte témoignage. Il y a continuité d'entre les choses et les hommes - autre façon de dire que l'engagement se doit être tenu ici et maintenant et non ailleurs.

Retour à l'incertitude

Qui s'exprime, à l'écrit comme à l'oral, croit nécessairement en ce qu'il énonce : il faudrait être fou - ou vouloir simplement mentir - pour affirmer ce que l'on sait péremptoirement être faux. Nous ne pouvons décidément décidément nous dispenser de vérité quand même nous n lui attribuons pas nécessairement les attributs de l'être. Il en va de même du bien : nous n'agissons jamais qu'en inclinant naturellement vers ce que nous croyons être bon. Comment être sûr de ne pas se tromper ?

Je ne saurai oublier cette petite phrase incluse dans la définition qu'Alain donna du préjugé *** : il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi;en cet engagement où nous sommes tous invariablement défaillants se dessine les deux versants de notre incroyable légèreté. Nous contentons-nous de suivre benoîtement et sans trop y vouloir réfléchir les préceptes donnés et nous courrons le risque du préjugé, du dogmatisme et bientôt du fanatisme ; ne nous engageons-nous pas avec assez de constante et c'est bien le risque de la superficialité velléitaire que nous encourons.

Deux écueils : pesanteur insoutenable du fanatisme ou légèreté frivole ! On ne peut vraiment pas dire que la moralité soit œuvre aisée pour faibles ivres de vengeance.

Quand on peut ainsi dire deux choses aussi contradictoires c'est que l'on a vraisemblablement affaire à une boucle de rétroaction. (Morin) Autre façon de dire que seule l'interaction pesanteur/grâce nous permet de prendre le meilleur de la légèreté sans en endurer le dire.

Ce qu'il faut désormais montrer ce qui exige de penser au préalable le nihilisme.

 


Les philosophies aliénées à une foi pré-donnée, comme le cartésianisme, le kantisme, le hegélianisme, sont - quelle que soit la valeur de certaines de leurs analyses -des mixtes de philosophie et de théologie, des philosophies théologisées.
Conche, Métaphysique

La fin de toutes choses est proche. Soyez donc sages et sobres, pour vaquer à la prière. 4.8 Avant tout, ayez les uns pour les autres une ardente charité, car La charité couvre une multitude de péchés. 4.9 Exercez l'hospitalité les uns envers les autres, sans murmures. 4.10 Comme de bons dispensateurs des diverses grâces de Dieu, que chacun de vous mette au service des autres le don qu'il a reçu,
1Pierre,

 

Préjugé. Ce qui est jugé d’avance, c’est-à-dire avant qu’on se soit instruit. Le préjugé fait qu’on s’instruit mal. Le préjugé peut venir des passions; la haine aime à préjuger mal; il peut venir de l’orgueil, qui conseille de ne point changer d’avis; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules; ou bien de la paresse, qui n’aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l’idée juste d’après laquelle il n’est point de vérité qui subsiste sans serment à soi; d’où l’on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manœuvre contre l‘esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c’est le fanatisme. Alain