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De la légèreté

l’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole, qu’il s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants.
Kundera l'insoutenable légèreté de l'être

 

Curieuse époque que la nôtre qui frôle les catastrophes les plus impérieuses, flirte constamment avec la tragédie, quand elle n'y tombe pas, mais qui en même temps, vante les mérites insoupçonnés de la légèreté considérée comme l'antidote magique à nos tourments. Curieuse tradition que la nôtre qui n'a pas de mot plus dur pour fustiger quelqu'un que de le cataloguer comme superficiel, léger quand pour elle profondeur rime toujours avec gravité. L'âme légère est pourtant celle qui s'envole au mieux vers les cieux quand la lourdeur, souvent synonyme de grossièreté ou de vulgarité, demeure ceci précisément qui arrime au monde au point de promettre l'enfer.

Je cherche depuis quelque pages à comprendre comment s'articulent pesanteur et grâce : la pesanteur poussée à son extrême est menace d'inhumanité, on l'a vu. Mais de quoi la grâce est-elle promesse ? De légèreté ou d'apothéose ? J'aime assez que le même mot puisse désigner ainsi à la fois l'érémitisme le plus acharné visant à dépouiller l'âme des ultimes scories du siècle et l'inclination oisive aux plaisirs faciles.

G Lipovetsky dans son dernier ouvrage en fait la marque de ce qu'il nomme l'hypermodernité : débarrassés des surplombs de la famille et des grands desseins des États, nous courrons avec gourmandise vers tout ce qui peut nous connecter à un monde désormais perçu comme un spectacle où foisonnent images et petites phrases, où la proximité d'avec l'autre ressemble plus à un spectacle de masse qu'à une réalité politique, rêvée ou recherchée. Tout passe par l'instrument, le plus léger possible, et nos attaches, tant politiques, professionnelles qu'affectives, s'essaient au volage au moins autant qu'au précaire. La légèreté fonctionnait autrefois comme un exutoire festif, et, souvent réservé aux élites, à la dureté du siècle ; c'est aujourd'hui l'inverse : elle est le fond même de notre présence au monde dont la gravité, toujours présente ne serait ce que dans les stress et autre précarité observable dans le champ économique, ne serait désormais plus que le tribut à payer.

Un esprit chagrin, grand papa ronchon dirait Serres, s'offusquerait assurément de tant de fuites en piaffant que tout fout le camp. Il est vrai que jamais, ce dont la suprématie de l'idéologie libérale est le témoin, jamais la fragilité des cadres ne fut plus criante ni que l'individualisme réduit au consumérisme joyeux sans doute mais empêtré de ses propres contradictions, ne fit autant florès.

Société en perdition ? je ne sais ! mais société qui joue avec le feu, frôlant à chaque instant la catastrophe, croyant se jouer d'elle ; qui semble fuir dans une course poursuite finalement angoissante le sentiment qu'elle conserve de sa propre frivolité. Ce n'est assurément pas la première fois dans l'histoire humaine qu'on mît à bas l'ordre ancien. Ceci est arrivé à plusieurs reprises déjà, mais, ce qui est nouveau, c'est que nous ne savons pas, toujours pas par quoi le remplacer.

Où légèreté semble pouvoir prendre un sens précis : ne tenir à rien ; n'être soutenu de rien. Ne pas savoir où aller mais faire comme si ... Il m'arrive de songer que nos liens sociaux dérivent à peu près de la même manière que celles de ces cités gagnées par la peste et mises en quarantaine. Quand rôde la mort, plus rien ne vaut.

La valeur, on l'a dit, c'est d'abord ce qui pèse, qui donne à l'objet ou à l'être son poids: je veux comprendre ce paradoxe d'une pesanteur qui exhausse et d'une légèreté qui engloutisse. Est-elle seulement possible, comme le crut S Weil, cette pesanteur qui élève ?

S'abaisser, c'est monter à l'égard de la pesanteur morale. La pesanteur morale nous fait tomber vers le haut.
S Weil

Personnage étonnant que cette jeune philosophe qui n'imagina pas de ne pas entrer dans le monde, de s'y engager pleinement au point d'à la fois vivre dans sa chair la condition ouvrière, de faire acte de résistance en dépit de ses maigres forces physiques et qui, en même temps par une foi soudainement éclairée rentra, à sa manière, comme dans les ordres. Comme si sortir du monde revenait à y entrer ; y prendre sa place équivalait à le quitter.

Tentation terrible que celle de tout délaisser pour ne se consacrer qu'à la grâce ainsi offerte ! Viens et suis-moi et ils suivirent !

Il leur dit : Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d'hommes.
Aussitôt, ils laissèrent les filets, et le suivirent.
Mt, 4, 19, 20

Vocation inverse en même temps d'entrer dans le monde et d'y œuvrer ! Même souci de répondre à l'appel !

Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres
Ex,19,6

Même exigence de ne se soustraire jamais à l'ardente obligation d'obéir. Obéir, on le sait, c'est d'abord écouter. Je comprends mieux pourquoi, oui, l'ouïe prime sur la vue : le chemin est sonore qui va de l'ombre à la lumière.

Je sais assez l"histoire de l'Eglise pour connaître les tentations concurrentes du siècle et de la règle, du cénobitisme et de l'érémitisme. L'élan fut grand de se mettre à l'écart et de faire vivre la communauté dans l'attente de l'accomplissement de la promesse. La nécessité fut tout aussi impérieuse, bientôt, d'affronter le monde et d'y prêcher. De Saint Antoine, en proie aux tentations à Paul de Tarse c'est peut-être même chemin, à tout prendre honorable, de ne pas prendre pour vétille la voix qui se fit entendre. J'ai décidément respect pour ceux que la révélation ne laissa ni indifférents ni intacts. Aux antipodes de toute légèreté, il y a ici, dangereuse assurément pour les risques dogmatiques que ceci suggère, quelque chose néanmoins de cette loi du mouvement descendant où Weil entrevoyait la grâce.

Trois questions restées ouvertes

Tout ceci est bel et bon mais laisse sur sa faim. Je ne sais décidément que faire de cette notion qui tout à la fois, et de manière parfaitement contradictoire, confine au seul antidote possible à la balourdise et paraît ainsi plutôt une qualité mais qui, d'un autre côté ressemble tellement à la plus indigne des superficialités qu'on voit mal quel autre traitement lui infliger qu'une franche indifférence. Quoi ? aurions nous plus de chance avec son antonyme, la pesanteur ? Saurait-il y avoir liberté de rien, volonté de rien ? On devine bien que toute morale sous-entend et organise un rapport au monde où d'un même tenant elle nous enracine et exalte.

Non, décidément, il n'y a pas de morale qui tienne qui en même temps impose des règles mais suggère qu'elles puissent ne pas être observées. Non il n'y a pas de morale qui s'impose, s'il n'était incertitude, aléa, écart, interstice. C'est ici, très exactement que se joue la question de la légèreté. Elle m'apprend, ici encore, qu'elle ne saurait être un état mais plutôt une continue oscillation autour d'un point d'équilibre qu'on ne trouve pas. D'un côté, la grâce ; de l'autre, rien, le néant ou plus exactement le nihilisme.

Kundera a raison : Parménide nous a laissé une question bien épineuse.

Réciprocité et solidarité fondaient les principes de notre rapport à l'autre. Avec pesanteur et grâce, c'est au monde que nous avons affaire ; à l'être.

- Quoi entendre sous légèreté ?

- Quid du nihilisme ?

- Quid du salut ? Par la grâce ou par les œuvres ?