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Nihil

Si Dieu n'existe pas tout est permis.

Si la formule n'existe pas telle quelle chez Dostoïevsky, on en retrouve néanmoins la substance dans ce passage des Frères Karamazov, dans lequel Dimitri (l'un des trois frères) s'exprime ainsi :

"Que faire si Dieu n'existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c'est une idée forgée par l'humanité ? Dans ce cas l'homme serait le roi de la terre, de l'univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. [...] En effet, qu'est ce que la vertu ? Réponds-moi Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un chinois, c'est donc une chose relative ? L'est-elle, oui ou non ? Ou bien elle n'est pas une chose relative ? Question insidieuse. [...] Alors tout est permis ?"
Les frères Karamazov , 4e partie, Livre XI, chapitre 4.

La formule est en quelque sorte un condensé du nihilisme. On en retrouve le sens chez Nietzsche dès la Génalogie, culminant dans le § 28 de la 3e dissertation où il relève que ne supportant pas que tout de son être fût dénué de sens, l'homme se sera réfugié dans un idéal qui ne signifie en réalité rien d'autre que ce lot de consolation qu'est la négation de la vie :

Impossible d’ailleurs de se dissimuler la nature et le sens de la volonté à qui l’idéal ascétique avait donné une direction : cette haine de ce qui est humain, et plus encore de ce qui est « animal », et plus encore de ce qui est « matière » ; cette horreur des sens, de la raison même ; cette crainte du bonheur et de la beauté ; ce désir de fuir tout ce qui est apparence, changement, devenir, mort, effort, désir même — tout cela signifie, osons le comprendre, une volonté d’anéantissement, une hostilité à la vie, un refus d’admettre les conditions fondamentales de la vie ; mais c’est du moins, et cela demeure toujours, une volonté ! *

Cette formule on la retrouve citée par Sartre :

"Dostoïevski avait écrit : "Si Dieu n'existait pas, tout serait permis." C'est là le point de départ de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses.
L'existentialisme est un humanisme

Un peu comme si l'on découvrait que les fondations s'étaient effritées, ou que sous ces fondations il n'y eût rien qui fît office de soutènement, le nihilisme prend acte, non sans effroi, que l'être ne se justifie par rien d'autre que lui-même - qu'il est, à proprement parler absurde. D'où deux attitudes différentes selon que l'on y voie plutôt une promesse ou un danger :

- un nihilisme passif qui subit le désenchantement soudain du monde : de l'ordre du pathos, de l'abandon, il est une simple réaction négative, radicalement pessimiste sans doute mais aussi terriblement passif

- un nihilisme actif, tout aussi incapable de se remettre de la dévalorisation de toutes les valeurs etqui se complait ainsi à la destruction de tout ce qui est. Pas très éloigné de la phase sadique de Freud, ce nihilisme-ci épuisé d'avoir été nié par le monde, n'imagine pas pas d'autre voie que de nier, en le détruisant, ce monde qui le nie.

En réponse à ce nihilisme, Nietzsche en appelle à une philosophie de la vie, celle d'un surhomme qui assumerait l'existence dans toutes ses contradictions (Gai savoir § 343)

Je ne veux pas entrer dans le détail de la pensée nietzschéenne, ce n'est pas l'objet ici, remarquons simplement :

- la solution nietzschéenne, semblable en ceci à celle de Sartre, consiste purement et simplement à transformer ce qui était obstacle en moyen : puisque rien n'a de sens, l'opportunité est offerte à la liberté humaine de s'en forger un qui lui convienne. Démarche classique qui est celle de la technique qui déplace les points d'application des forces ; elle prendra le nom de liberté chez Sartre, de volonté de puissance chez Nietzsche.

- rien n'a de sens fait partie de ces formules qui se renversent elles-mêmes. Si cela n'a pas de sens de dire que rien n'a de sens autant affirmer en même temps que tout a un sens - et on ne sera pas beaucoup plus avancé.

- on suppose ici, et ce n'est qu'un autre de ces paradoxes qui se retrouve dans Zarathoustra où l'on ne fait en réalité que prolonger - mais à l'envers - la théologie, on reproduit, oui, l'idée que Dieu est la clé de voûte de l'être et que, lui disparu, tout s'effondre. Que l'on s'en prenne à ce que la morale chrétienne notamment, mais Nietzsche en voit poindre l'origine chez les juifs, peut comporter de dogmatique se peut comprendre aisément. Néanmoins, n'est-ce pas aller un peu vite de ne faire tenir le sens moral que sur la peur, ou la faiblesse à affronter le monde ? D'autant que la voie ouverte par Nietzsche demeure encore celle d'une morale, d'une autre morale certes, mais d'une morale néanmoins qui se pique de se donner des principes physiologiques, des moteurs instinctifs.

Ex nihilo nihil ! Il n'est sans doute rien de plus malaisé à entendre que le néant, on le sait au moins depuis Parménide. Mais ce rien-ci me semble terriblement synonyme de la pesanteur la plus brutale, la plus épaisse. Qu'il y eût quelque mérite à remettre en question le moi si suavement porté en apothéose par Descartes, qu'il devînt à la longue salutaire de reconnaître que la conscience n'était qu'une infime partie de notre être, que notre volonté - et en ceci Agamben a raison - qui signifie finalement commandement, aille aussi puiser à des sources fangeuses, pourquoi pas. Je répugne - mais n'ignore pas que ce n'en est pas un argument pour autant - à ces philosophies qui rabaissent.

Plutôt qu'aux tremblements timorés du faible, je rattacherais plutôt la source de la moralité à cette voix qui dit non, qui veut être plus, qui cherche à nous augmenter plutôt qu'à nous humilier. Cette voix-là nous est auteur.