palimpseste Chroniques

1e dissertation : bien, mal ; bon, mauvais

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17 REMARQUE

 

1.

Ces psychologues anglais à qui nous sommes redevables des seules tentatives faites jusqu’à présent pour constituer une histoire des origines de la morale — nous présentent en leur personne une énigme qui n’est pas à dédaigner ; j’avoue que, par cela même, en tant qu’énigmes incarnées, ils ont sur leurs livres un avantage capital — ils sont eux-mêmes intéressants ! Ces psychologues anglais, que veulent-ils en somme ? On les trouve toujours, que ce soit volontairement, ou involontairement, occupés à la même besogne, c’est-à-dire à mettre en évidence la partie honteuse de notre monde intérieur et à chercher le principe actif, conducteur, décisif au point de vue de l’évolution, précisément là où l’orgueil intellectuel de l’homme tiendrait le moins à le trouver (par exemple dans la vis inertiæ de l’habitude, ou bien dans la faculté d’oubli, ou encore dans un enchevêtrement et un engrenage aveugle et fortuit d’idées, ou enfin dans je ne sais quoi de purement passif, d’automatique, de réflexe, de moléculaire et de foncièrement stupide) — qu’est-ce donc au juste qui pousse toujours les psychologues dans cette direction ? Serait-ce quelque instinct secret et bassement perfide de rapetisser l’homme, instinct qui n’osa peut-être pas s’armer lui-même ? Ou serait-ce, par hasard, un soupçon pessimiste, la méfiance de l’idéaliste désillusionné et assombri, devenu tout fiel et venin ? Ou bien une petite hostilité souterraine contre le christianisme (et Platon), une rancune qui peut-être n’a pas encore passé le seuil de la conscience ? Ou bien encore un goût pervers pour les bizarreries, les paradoxes douloureux, les incertitudes et les absurdités de l’existence ? Ou enfin — un peu de tout cela, un peu de vilenie, un peu d’amertume, un peu d’antichristianisme, un peu de besoin d’être émoustillé et de goût pour le poivre ?… Mais on m’assure que ce sont tout simplement de vieilles grenouilles visqueuses et importunes qui rampent et sautillent autour de l’homme, qui s’ébattent même dans son sein comme si elles étaient là dans leur élément, c’est-à-dire dans un bourbier. Je m’élève contre cette idée avec dégoût, je lui refuse même toute créance ; et s’il est permis d’émettre un vœu, lorsqu’on ne peut pas savoir, je souhaite de tout cœur qu’en ce qui les concerne ce soit tout le contraire, — que ces chercheurs qui étudient l’âme au microscope soient au fond des créatures vaillantes, généreuses et fières, sachant tenir en bride leur cœur comme leur rancœur et ayant appris à sacrifier leurs désirs à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, âpre, laide, répugnante, antichrétienne et immorale… Car de telles vérités existent. —

2.

 

Honneur donc aux bons génies qui veillent peut-être sur ces historiens de la morale ! Il est malheureusement certain que l’esprit historique leur fait défaut et qu’ils ont été abandonnés justement par tous les bons génies de l’intelligence du passé. Ils ont tous, selon la vieille tradition des philosophes, une façon de penser essentiellement anti-historique : on ne saurait en douter. La niaiserie de leur généalogie de la morale apparaît dès le premier pas, dès qu’il s’agit de préciser l’origine de la notion et du jugement « bon ». — « À l’origine, décrètent-ils, les actions non égoïstes ont été louées et réputées bonnes, par ceux à qui elles étaient prodiguées, à qui elles étaient utiles ; plus tard on a oublié l’origine de cette louange et l’on a simplement trouvé bonnes les actions non-égoïstes, parce que, par habitude, on les avait toujours louées comme telles, — comme si elles étaient bonnes en soi. » Voilà qui est clair : cette première dérivation présente déjà tous les traits typiques de l’idiosyncrasie des psychologues anglais, — nous y trouvons « l’utilité », « l’oubli », « l’habitude » et finalement « l’erreur » ; tout cela pour servir de base à une appréciation dont, jusqu’à présent, l’homme supérieur avait été fier, comme d’une sorte de privilège de l’homme supérieur en général. Cette fierté doit être humiliée, cette appréciation doit être dépréciée : ce but a-t-il été atteint ?… Pour moi il apparaît d’abord clairement que cette théorie recherche et croit apercevoir le véritable foyer d’origine du concept « bon » à un endroit où il n’est pas : le jugement « bon » n’émane nullement de ceux à qui on a prodigué la « bonté » ! Ce sont bien plutôt les « bons » eux-mêmes, c’est-à-dire les hommes de distinction, les puissants, ceux qui sont supérieurs par leur situation et leur élévation d’âme qui se sont eux-mêmes considérés comme « bons », qui ont jugé leurs actions « bonnes », c’est-à-dire de premier ordre, établissant cette taxation par opposition à tout ce qui était bas, mesquin, vulgaire et populacier. C’est du haut de ce sentiment de la distance qu’ils se sont arrogé le droit de créer des valeurs et de les déterminer : que leur importait l’utilité ! Le point de vue utilitaire est tout ce qu’il y a de plus étranger et d’inapplicable au regard d’une source vive et jaillissante de suprêmes évaluations, qui établissent et espacent les rangs : ici le sentiment est précisément parvenu à l’opposé de cette froideur qui est la condition de toute prudence intéressée, de tout calcul d’utilité — et cela, non pas pour une seule fois, pour une heure d’exception, mais pour toujours. La conscience de la supériorité et de la distance, je le répète, le sentiment général, fondamental, durable et dominant d’une race supérieure et régnante, en opposition avec une race inférieure, avec un « bas-fond humain » — voilà l’origine de l’antithèse entre « bon » et « mauvais ». (Ce droit de maître en vertu de quoi on donne des noms va si loin que l’on peut considérer l’origine même du langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent : Ils ont dit : « ceci est telle et telle chose », ils ont attaché à un objet et à un fait tel vocable, et par là ils se les sont pour ainsi dire appropriés.) C’est grâce à cette origine que de prime abord le mot « bon » ne s’attache point nécessairement aux actions « non égoïstes » : comme c’est le préjugé de ces généalogistes de la morale. C’est bien plutôt sur le déclin des évaluations aristocratiques que l’antithèse « égoïste » et « désintéressée » (« non égoïste ») s’empare de plus en plus de la conscience humaine. — C’est, pour me servir de mon langage, l’instinct de troupeau qui, dans cette opposition de termes, finit par trouver son expression. Et même alors il se passe encore beaucoup de temps jusqu’à ce que cet instinct devienne maître, au point que l’évaluation morale reste prise et enlisée dans ce contraste (comme c’est par exemple le cas dans l’Europe actuelle, où le préjugé qui tient les concepts « moral », « non égoïste », « désintéressé » pour équivalents règne déjà avec la puissance d’une « idée fixe » et d’une affection cérébrale).

3.

 

Mais, en second lieu, et abstraction faite de ce que cette hypothèse sur l’origine du jugement « bon » n’est pas historiquement soutenable, elle souffre en elle-même d’une contradiction psychologique. L’utilité de l’acte non égoïste aurait été d’après elle l’origine de la louange dont cet acte a été l’objet, puis on aurait oublié cette origine : — comment un pareil oubli serait-il possible ? L’utilité de pareils actes aurait-elle jamais cessé d’exister ? Bien au contraire : cette utilité est plutôt l’expérience quotidienne de tous les temps, quelque chose qui devrait donc sans cesse être souligné à nouveau ; par conséquent, au lieu de disparaître de la conscience, de pouvoir sombrer dans l’oubli, elle devait se graver dans la conscience en caractères de plus en plus apparents. Combien plus logique est la théorie contraire (sans être plus vraie pour cela), — celle que par exemple Herbert Spencer a présentée ! Il rattache le concept « bon » et le concept « utile », « opportun » comme choses d’essence semblable, de sorte que l’humanité aurait, par les jugements « bon » et « mauvais », résumé et sanctionné précisément ses expériences inoubliées et inoubliables sur ce qui est utile et opportun, ou bien inutile et inopportun. D’après cette théorie, est bon ce qui, de tous temps, s’est révélé utile ; c’est pourquoi cette chose bonne et utile peut prétendre au titre de « valeur de premier rang », de « valeur essentielle ». Cette tentative d’explication, comme je l’ai dit, est également erronée, mais l’explication est du moins sensée par elle-même et soutenable psychologiquement. —

4.

 

— L’indication de la véritable méthode à suivre m’a été donnée par cette question : Quel est exactement, au point de vue étymologique, le sens des désignations du mot « bon » dans les diverses langues ? C’est alors que je découvris qu’elles dérivent toutes d’une même transformation d’idées, — que partout l’idée de « distinction », de « noblesse », au sens du rang social, est l’idée mère d’où naît et se développe nécessairement l’idée de « bon » au sens « distingué quant à l’âme », et celle de « noble », au sens de « ayant une âme d’essence supérieure », « privilégié quant à l’âme ». Et ce développement est toujours parallèle à celui qui finit par transformer les notions de « vulgaire », « plébéien », « bas » en celle de « mauvais ». L’exemple le plus frappant de cette dernière métamorphose c’est le mot allemand schlecht (mauvais) qui est identique à schlicht (simple) — comparez schlechtweg (simplement), schlechterdings (absolument) — et qui, à l’origine, désignait l’homme simple, l’homme du commun, sans équivoque et sans regard oblique, uniquement en opposition avec l’homme noble. Ce n’est que vers l’époque de la guerre de Trente Ans, assez tardivement comme on voit, que ce sens, détourné de sa source, est devenu celui qui est aujourd’hui en usage. — Voilà une constatation qui me paraît être essentielle au point de vue de la généalogie de la morale ; si elle a été faite si tard, la faute en est à l’influence enrayante qu’exerce au sein du monde moderne, le préjugé démocratique, mettant obstacle à toute recherche touchant la question des origines. Et cela, jusque dans le domaine qui semble le plus objectif, celui des sciences naturelles et de la physiologie, un fait que je me contenterai d’indiquer ici. Mais pour juger du désordre que ce préjugé, une fois déchaîné jusqu’à la haine, peut jeter en particulier dans la morale et dans l’étude de l’histoire, il suffira d’examiner le cas trop fameux de Buckle ; le plébéisme de l’esprit moderne qui est d’origine anglaise fit éruption une fois encore sur son sol natal, avec la violence d’un volcan de boue et avec cette faconde salée, tapageuse et vulgaire qui a toujours caractérisé les discours des volcans. —

5.

 

En ce qui concerne notre problème qui peut être appelé, à bon droit, un problème intime et qui, de propos délibéré, ne s’adresse qu’à l’oreille du petit nombre, il est du plus haut intérêt d’établir que, fréquemment encore, à travers les mots et les racines qui signifient « bon », transparaît la nuance principale grâce à laquelle les « nobles » se sentaient hommes d’un rang supérieur. Il est vrai que, peut-être dans la plupart des cas, ils tirent simplement leur nom de la supériorité de leur puissance (soit « les puissants », les maîtres », « les chefs »), ou des signes extérieurs de cette supériorité, par exemple « les riches », « les possesseurs » (tel est le sens de arya, sens qui se retrouve dans le groupe éranien et slave). Pourtant, parfois un trait typique du caractère détermine l’appellation, et c’est le cas qui nous intéresse ici. Ils se nomment par exemple « les véridiques » : et c’est en premier lieu la noblesse grecque qui se désigne ainsi par la bouche du poète mégarien Théogonis. Le mot ἐσθλός, formé à cet usage, signifie d’après sa racine quelqu’un qui est, qui a de la réalité, qui est réel, qui est vrai ; puis, par une modification subjective, le vrai devient le véridique : à cette phase de la transformation de l’idée nous voyons le terme qui l’exprime devenir le mot d’ordre et le signe de ralliement de la noblesse, prendre absolument le sens de « noble », par opposition à l’homme « menteur » du commun, tel que Théogonis le conçoit et le dépeint, — jusqu’à ce qu’enfin, après le déclin de la noblesse, le mot ne désigne plus que la noblesse d’âme et prenne, en même temps, le sens de quelque chose de mûri et d’adouci. Le mot de ϰαϰός comme celui de δειλός (qui désigne le plébéien par opposition à l’ἀγαθός) souligne la lâcheté : voilà qui indiquera peut-être dans quelle direction il faut chercher l’étymologie du mot ἀγαθός, qu’on peut interpréter de plusieurs manières. Le latin malus (que je mets en regard de μέλας, noir) pourrait avoir désigné l’homme du commun d’après sa couleur foncée, et surtout d’après ses cheveux noirs (hic niger est), l’autochtone pré-aryen du sol italique se distinguant le plus clairement par sa couleur sombre de la race dominante, de la race des conquérants aryens aux cheveux blonds. Du moins le gaëlique m’a fourni une indication absolument similaire : — c’est le mot fin (par exemple dans Fin-Gal), le terme distinctif de la noblesse, en dernière analyse le bon, le noble, le pur, signifiait à l’origine : la tête blonde, en opposition à l’autochtone foncé aux cheveux noirs. Les Celtes, soit dit en passant, étaient une race absolument blonde ; quant à ces zones de populations aux cheveux essentiellement foncés que l’on remarque sur les cartes ethnographiques de l’Allemagne faites avec quelque soin, on a tort de les attribuer à une origine celtique et à un mélange de sang celte, comme fait encore Virchow : c’est plutôt la population pré-aryenne de l’Allemagne qui perce dans ces régions. (La même observation s’applique à presque toute l’Europe : en fait, la race soumise a fini par y reprendre la prépondérance, avec sa couleur, la forme raccourcie du crâne et peut-être même les instincts intellectuels et sociaux : — qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme encore plus moderne et surtout cette tendance à la Commune, à la forme sociale la plus primitive, chère aujourd’hui à tous les socialistes d’Europe, ne soient pas, dans l’essence, un monstrueux effet d’ atavisme — et que la race des conquérants et des maîtres, celle des aryens, ne soit pas en train de succomber même physiologiquement ?…) Je crois pouvoir interpréter le latin bonus par « le guerrier » : en supposant qu’avec raison je ramène bonus à sa forme plus ancienne de duonus (comparez : bellum = duellum = duen-lum, où ce duonus me paraît être conservé). D’après cela, le bonus serait l’homme du duel, de la dispute (duo), le guerrier : on voit donc ce qui constituait la « bonté » d’un homme de la Rome antique. Notre mot allemand gut (bon) lui-même ne devait-il pas signifier der Göttliche (le divin), l’homme d’extraction divine ? Et ne serait-il pas synonyme de Goth, le nom d’un peuple, mais primitivement d’une noblesse seulement ? Les raisons en faveur de cette hypothèse ne peuvent être exposées ici. —

6.

 

Si la transformation du concept politique de la prééminence en un concept psychologique est la règle, ce n’est point par une exception à cette règle (quoique toute règle donne lieu à des exceptions) que la caste la plus haute forme en même temps la caste sacerdotale et que par conséquent elle préfère, pour sa désignation générale, un titre qui rappelle ses fonctions spéciales. C’est là que par exemple le contraste entre « pur » et « impur » sert pour la première fois à la distinction des castes ; et là encore se développe plus tard une différence entre « bon » et « mauvais » dans un sens qui n’est plus limité à la caste. Du reste qu’on se garde bien de prêter de prime abord à ces concepts de « pur » et d’« impur » un sens trop rigoureux, trop vaste, voire même un sens symbolique : tous les concepts de l’humanité primitive ont commencé par être pris à un degré que nous n’imaginons point, dans un sens grossier, brut, sommaire, borné, et surtout et avant tout dans un sens non symbolique. Le « pur » est d’abord simplement un homme qui se lave, qui s’interdit certains aliments provoquant des maladies de la peau, qui ne cohabite pas avec les femmes malpropres du bas peuple, qui a l’horreur du sang, — et rien de plus, ou en tous les cas peu de chose en plus ! D’autre part, les procédés particuliers aux aristocraties sacerdotales font comprendre pourquoi c’est précisément ici que les contrastes d’évaluation ont pu se spiritualiser et s’accentuer très vite. Et, de fait, ce sont elles qui ont fini par creuser entre les hommes des abîmes que même un Achille de pensée libre ne saurait franchir sans frissonner. Il y a, dès le principe, quelque chose de morbide dans ces aristocraties sacerdotales et dans leurs habitudes dominantes, hostiles à l’action, voulant que l’homme tantôt couve ses songes, tantôt soit bouleversé par des explosions de sentiments, — la conséquence paraît en être cette débilité intestinale et cette neurasthénie presque fatalement inhérentes aux prêtres de tous les temps. Et le remède préconisé par eux contre cet état morbide, comment ne pas affirmer qu’en fin de compte il s’est trouvé cent fois plus dangereux encore que la maladie dont il s’agissait de se débarrasser ? L’humanité tout entière souffre encore des suites de ce traitement naïf, imaginé par les prêtres. Il suffira de rappeler certaines particularités du régime diététique (privation de viande), le jeûne, la continence sexuelle, la fuite « dans le désert » (l’isolement à la Weir Mitchell, bien entendu sans la cure d’engraissement et de suralimentation qui le suit et qui constitue le remède le plus efficace contre toute hystérie de l’idéal ascétique). Joignez à cela la métaphysique sacerdotale hostile aux sens, qui rend paresseux et raffiné, l’hypnotisme par autosuggestion que pratiquent les prêtres à la manière des fakirs et des brahmanes — Brahma tenant lieu de bouton de cristal ou d’idée fixe — et la satiété universelle et finale, bien compréhensible d’ailleurs avec la cure radicale du prêtre, le néant (ou Dieu : — car l’aspiration à une union mystique avec Dieu n’est que l’aspiration du bouddhiste au néant, au Nirvâna — et pas autre chose !). C’est que, chez le prêtre, tout devient plus dangereux, non seulement les traitements et les thérapeutiques, mais encore l’orgueil, la vengeance, la perspicacité, la débauche, l’amour, l’ambition, la vertu, la maladie ; — avec un peu d’équité, on pourrait, il est vrai, ajouter que c’est sur le terrain même de cette forme d’existence essentiellement dangereuse, la sacerdotale, que l’homme a commencé à devenir un animal intéressant ; c’est ici que, dans un sens sublime, l’âme humaine a acquis la profondeur et la méchanceté — et certes ce sont là les deux attributs capitaux qui ont assuré jusqu’ici à l’homme la suprématie sur le reste du règne animal !…

7.

 

— On devine avec combien de facilité la façon d’apprécier propre au prêtre se détachera de celle de l’aristocratie guerrière, pour se développer en une appréciation tout à fait contraire ; le terrain sera surtout favorable au conflit lorsque la caste des prêtres et celle des guerriers se jalouseront mutuellement et n’arriveront plus à s’entendre sur le rang. Les jugements de valeurs de l’aristocratie guerrière sont fondés sur une puissante constitution corporelle, une santé florissante, sans oublier ce qui est nécessaire à l’entretien de cette vigueur débordante : la guerre, l’aventure, la chasse, la danse, les jeux et exercices physiques et en général tout ce qui implique une activité robuste, libre et joyeuse. La façon d’apprécier de la haute classe sacerdotale repose sur d’autres conditions premières : tant pis pour elle quand il s’agit de guerre. Les prêtres, le fait est notoire, sont les ennemis les plus méchants — pourquoi donc ? Parce qu’ils sont les plus incapables. L’impuissance fait croître en eux une haine monstrueuse, sinistre, intellectuelle et venimeuse. Les grands vindicatifs, dans l’histoire, ont toujours été des prêtres, comme aussi les vindicatifs les plus spirituels : — auprès de l’esprit que déploie la vengeance du prêtre tout autre esprit entre à peine en ligne de compte. L’histoire de l’humanité serait à vrai dire une chose bien inepte sans l’esprit dont les impuissants l’ont animée. Allons droit à l’exemple le plus saillant. Tout ce qui sur terre a été entrepris contre les « nobles », les « puissants », les « maîtres », le « pouvoir », n’entre pas en ligne de compte, si on le compare à ce que les Juifs ont fait : les Juifs, ce peuple sacerdotal qui a fini par ne pouvoir trouver satisfaction contre ses ennemis et ses dominateurs que par une radicale transmutation de toutes les valeurs, c’est-à-dire par un acte de vindicte essentiellement spirituel. Seul un peuple de prêtres pouvait agir ainsi, ce peuple qui vengeait d’une façon sacerdotale sa haine rentrée. Ce sont des Juifs, qui, avec une formidable logique, ont osé le renversement de l’aristocratique équation des valeurs (bon, noble, puissant, beau, heureux, aimé de Dieu.) Ils ont maintenu ce renversement avec l’acharnement d’une haine sans borne (la haine de l’impuissance) et ils ont affirmé : « Les misérables seuls sont les bons ; les pauvres, les impuissants, les petits seuls sont les bons ; ceux qui souffrent, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis de Dieu ; c’est à eux seuls qu’appartiendra la béatitude — par contre, vous autres, vous qui êtes nobles et puissants, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les insatiables, les impies, et, éternellement, vous demeurerez aussi les réprouvés, les maudits, les damnés ! »… On sait qui a recueilli l’héritage de cette dépréciation judaïque… Je rappelle, à propos de l’initiative monstrueuse et néfaste au-delà de toute expression que les Juifs ont prise par cette déclaration de guerre radicale entre toutes, la conclusion à laquelle je suis arrivé en un autre endroit (Par delà le bien et le mal, aph. 195). — Je veux dire que c’est avec les Juifs que commence le soulèvement des esclaves dans la morale : ce soulèvement qui traîne à sa suite une histoire longue de vingt siècles et que nous ne perdons aujourd’hui de vue que — parce qu’il a été victorieux…

8.

 

— Mais vous ne comprenez pas ? Vous n’avez pas d’yeux pour une chose qui a eu besoin de deux mille ans pour triompher ?… Il n’y a pas lieu de s’en étonner : tout ce qui est long est difficile à voir, à embrasser d’un coup d’œil. Or, voici ce qui s’est passé : sur le tronc de cet arbre de la vengeance et de la haine, de la haine judaïque — la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais connue, de la haine créatrice de l’idéal, de la haine qui transmue les valeurs, une haine qui n’eut jamais sa pareille sur la terre — de cette haine sortit quelque chose de non moins incomparable, un amour nouveau, la plus profonde et la plus sublime de toutes les formes de l’amour : — et d’ailleurs sur quel autre tronc cet amour aurait-il pu s’épanouir ?… Mais que l’on ne s’imagine pas qu’il se développa sous forme de négation de cette soif de vengeance, comme antithèse de la haine judaïque ! Non, tout au contraire. L’amour est sorti de cette haine, s’épanouissant comme sa couronne, une couronne triomphante qui s’élargit sous les chauds rayons d’un soleil de pureté, mais qui, dans ce domaine nouveau, sous le règne de la lumière et du sublime, poursuit toujours encore les mêmes buts que la haine : la victoire, la conquête, la séduction, tandis que les racines de la haine pénétraient, avides et opiniâtres, dans le domaine souterrain des ténèbres et du mal. Ce Jésus de Nazareth, cet évangile incarné de l’amour, ce « Sauveur » qui apportait aux pauvres, aux malades, aux pécheurs, la béatitude et la victoire — n’était-il pas précisément la séduction dans sa forme la plus sinistre et la plus irrésistible, la séduction qui devait mener par un détour à ces valeurs judaïques, à ces rénovations de l’idéal ? Le peuple d’Israël n’a-t-il pas atteint, par la voie détournée de ce Sauveur, de cet apparent adversaire qui semblait vouloir disperser Israël, le dernier but de sa sublime rancune ? N’est-ce pas par l’occulte magie noire d’une politique vraiment grandiose de la vengeance, d’une vengeance prévoyante, souterraine, lente à saisir et à calculer ses coups, qu’Israël même a dû renier et mettre en croix, à la face du monde, le véritable instrument de sa vengeance, comme si cet instrument était son ennemi mortel, afin que le « monde entier », c’est-à-dire tous les ennemis d’Israël, eussent moins de scrupules à mordre à cet appât ? Pourrait-on d’ailleurs s’imaginer, en s’aidant de tous les raffinements de l’esprit, un appât plus dangereux encore ? Quelque chose qui égalerait par sa puissance de séduction, par sa force de leurre et d’étourdissement ce symbole de la « sainte croix », cet horrible paradoxe d’un « Dieu mis en croix », ce mystère d’une inimaginable et dernière cruauté, la cruauté folle d’un Dieu se crucifiant lui-même pour le salut de l’humanité ?… Il est du moins certain qu’avec sa vengeance et sa transmutation de toutes les valeurs, Israël a toujours triomphé de nouveau sub hoc signo, de tout autre idéal, de tout idéal plus noble.

9.

 

— « Mais que nous parlez-vous encore d’un idéal plus noble ! Inclinons-nous devant le fait accompli : c’est le peuple qui l’a emporté — ou bien « les esclaves », ou bien « la populace », ou bien « le troupeau », nommez-les comme vous voudrez —, si c’est aux Juifs qu’on le doit, eh bien ! jamais peuple n’a eu une mission historique plus considérable. Les « maîtres » sont abolis ; la morale de l’homme du commun a triomphé. Libre à vous de comparer cette victoire à un empoisonnement du sang (elle a opéré le mélange des races) — je n’y contredis pas ; mais il est indubitable que cette intoxication a réussi. La « rédemption ou la délivrance » du genre humain (je veux dire l’affranchissement du joug des « maîtres ») est en excellente voie ; tout se judaïse, ou se christianise, ou se voyoucratise à vue d’œil (que nous importent les mots ! ). Les progrès de cet empoisonnement de l’humanité par tout le corps semblent irrésistibles, son allure et sa marche pourront même dès aujourd’hui se ralentir toujours davantage, devenir toujours plus délicates, plus imperceptibles, plus réfléchies — on a du temps devant soi… L’Église a-t-elle encore dans cette sphère une tâche nécessaire à remplir ? a-t-elle, d’une façon générale, encore un droit à l’existence ? Ou bien pourrait-on s’en passer ? Quæritur.. Il semble qu’elle entrave et retarde cette marche plutôt que de l’accélérer ? Eh bien ! voilà qui pourrait constituer précisément son utilité… Assurément, elle a quelque chose de grossier et de rustique qui répugne à une intelligence un peu délicate et à un goût vraiment moderne. Ne devrait-elle pas, pour le moins, gagner un peu en raffinement ?… Elle repousse aujourd’hui plus qu’elle ne séduit… Qui de nous voudrait être libre penseur si l’Église n’existait pas ? L’Église nous répugne, mais non pas son poison… Mettez de côté l’Église, et nous aimerons aussi le poison… » — Tel fut l’épilogue que fit à mon discours un « libre penseur », un honnête animal, comme il l’a surabondamment prouvé, et de plus un démocrate ; il m’avait écouté jusque-là, mais il ne put pas supporter mon silence. Or, en cet endroit j’ai beaucoup de choses à taire. —

10.

 

— La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres, à qui la vraie réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même, la morale des esclaves oppose dès l’abord un « non » à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est « différent » d’elle, à ce qui est son « non-moi » : et ce non est son acte créateur. Ce renversement du coup d’œil appréciateur — ce point de vue nécessairement inspiré du monde extérieur au lieu de reposer sur soi-même — appartient en propre au ressentiment : la morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d’un monde opposé et extérieur : il lui faut, pour parler physiologiquement, des stimulants extérieurs pour agir ; son action est foncièrement une réaction. Le contraire a lieu, lorsque l’appréciation des valeurs est celle des maîtres : elle agit et croît spontanément, elle ne cherche son antipode que pour s’affirmer soi-même avec encore plus de joie et de reconnaissance, — son concept « bas », « commun », « mauvais » n’est qu’un pâle contraste né tardivement en comparaison de son concept fondamental, tout imprégné de vie et de passion, ce concept qui affirme « nous les aristocrates, nous les bons, les beaux, les heureux ! » Lorsque le système d’appréciation aristocratique se méprend et pèche contre la réalité, c’est dans une sphère qui ne lui est pas suffisamment connue, une sphère qu’il se défend même avec dédain de connaître telle qu’elle est : il lui arrive donc de méconnaître la sphère qu’il méprise, celle de l’homme du commun, du bas peuple. Que l’on considère d’autre part que l’habitude du mépris, du regard hautain, du coup d’œil de supériorité, à supposer qu’elle fausse l’image du méprisé, reste toujours bien loin derrière la défiguration violente à laquelle la haine rentrée et la rancune de l’impuissant se livreront — en effigie bien entendu — sur la personne de l’adversaire. De fait, il y a dans le mépris trop de négligence et d’insouciance, trop de joie intime et personnelle pour que l’objet du mépris se transforme en une véritable caricature, en un monstre. Qu’on ne perde pas de vue les nuances presque bienveillantes dont l’aristocratie grecque, par exemple, pare tous les mots qui lui servent à établir la distinction entre elle et le bas peuple ; il s’y mêle constamment le miel d’une sorte de pitié, d’égard, d’indulgence, au point que presque tous les mots qui désignent l’homme du commun ont fini par devenir synonymes de « malheureux », « digne de pitié » (comparez : δειλός, δείλαιος, πονηρός, μοχθηρός, ces deux derniers voulant caractériser l’homme du commun en tant qu’esclave de son labeur et bête de somme). — Il faut songer d’autre part que les termes « mauvais », « bas », « malheureux » produisaient toujours sur l’oreille grecque une tonalité où dominait la nuance « malheureux » ; tout cela n’est que l’héritage du vieux système d’évaluation aristocratique plus distingué, qui ne se démentit même pas dans l’art de mépriser (— rappelons aux philologues le sens où sont employés les mots : οἰζυρός, ἄνολβος, τλήμων, δυστυχεῖν, ξυμφορά). Les « hommes de haute naissance » avaient le sentiment d’être les « heureux » ; ils n’avaient pas besoin de construire artificiellement leur bonheur en se comparant à leurs ennemis, en s’en imposant à eux-mêmes (comme font tous les hommes du ressentiment) ; et de même en leur qualité d’hommes complets, débordants de vigueur et, par conséquent, nécessairement actifs, ils ne savaient pas séparer le bonheur de l’action, — chez eux, l’activité était nécessairement mise au compte du bonheur (de là l’origine de l’expression εὐ πράττειν). — Tout cela est en contradiction profonde avec le « bonheur » tel que l’imaginent les impuissants, les opprimés, accablés sous le poids de leurs sentiments hostiles et venimeux, chez qui le bonheur apparaît surtout sous forme de stupéfiant, d’assoupissement, de repos, de paix, de « sabbat », de relâchement pour l’esprit et le corps, bref sous sa forme passive. Tandis que l’homme vit plein de confiance et de franchise envers lui-même (γενναῖος, « né noble », souligne la nuance de « franchise » et peut-être celle de « naïveté »), l’homme du ressentiment n’est ni franc, ni naïf, ni loyal envers lui-même. Son âme louche, son esprit aime les recoins, les faux-fuyants et les portes dérobées, tout ce qui se dérobe le charme, c’est là qu’il retrouve son monde, sa sécurité, son délassement ; il s’entend à garder le silence, à ne pas oublier, à attendre, à se rapetisser provisoirement, à s’humilier. Une telle race composée d’hommes du ressentiment finira nécessairement par être plus prudente que n’importe quelle race aristocratique, aussi honorera-t-elle la prudence en une tout autre mesure : elle en fera une condition d’existence de premier ordre, tandis que chez les hommes de distinction la prudence prend facilement un certain vernis de luxe et de raffinement : — c’est qu’ici elle a une importance bien moindre que la complète sûreté dans le fonctionnement des instincts régulateurs inconscients, ou même qu’une certaine imprudence, par exemple la témérité irréfléchie qui court sus au danger, qui se jette sur l’ennemi, ou bien encore que cette spontanéité enthousiaste dans la colère, l’amour, le respect, la gratitude et la vengeance, à quoi les âmes de distinction se sont reconnues de tout temps. Et même le ressentiment, lorsqu’il s’empare de l’homme noble, s’achève et s’épuise par une réaction instantanée, c’est pourquoi il n’empoisonne pas : en outre, dans des cas très nombreux, le ressentiment n’éclate pas du tout, lorsque chez les faibles et les impuissants il serait inévitable. Ne pas pouvoir prendre longtemps au sérieux ses ennemis, ses malheurs et jusqu’à ses méfaits — c’est le signe caractéristique des natures fortes, qui se trouvent dans la plénitude de leur développement et qui possèdent une surabondance de force plastique, régénératrice et curative qui va jusqu’à faire oublier. (Un bon exemple dans ce genre, pris dans le monde moderne, c’est Mirabeau, qui n’avait pas la mémoire des insultes, des infamies que l’on commettait à son égard, et qui ne pouvait pas pardonner, uniquement parce qu’il — oubliait). Un tel homme, en une seule secousse, se débarrasse de beaucoup de vermine qui chez d’autres s’installe à demeure ; c’est ici seulement qu’est possible le véritable « amour pour ses ennemis », à supposer qu’il soit possible sur terre. Quel respect de son ennemi a l’homme supérieur ! — et un tel respect est déjà la voie toute tracée vers l’amour… Sinon comment ferait-il pour avoir son ennemi à lui, un ennemi qui lui est propre comme une distinction, car il ne peut supporter qu’un ennemi chez qui il n’y ait rien à mépriser et beaucoup à vénérer ! Par contre, si l’on se représente « l’ennemi » tel que le conçoit l’homme du ressentiment, — on constatera que c’est là son exploit, sa création propre : il a conçu « l’ennemi méchant », le « malin » en tant que concept fondamental, et c’est à ce concept qu’il imagine une antithèse « le bon », qui n’est autre que — lui-même…

11.

 

Nous ne rencontrons donc ici que des procédés opposés à ceux de l’homme noble qui, après avoir conçu spontanément et par anticipation, c’est-à-dire tiré de son propre « moi », l’idée fondamentale de « bon », n’arrive à créer la conception du « mauvais » qu’en partant de cette idée. Ces deux termes, ce « mauvais » d’origine aristocratique et ce « méchant » distillé dans l’alambic de la haine insatiable — le premier une création postérieure, un accessoire, une nuance complémentaire, le second, au contraire, l’idée originale, le commencement, l’acte par excellence dans la conception d’une morale des esclaves — quel contraste n’offrent-ils pas, ces deux termes « mauvais » et « méchant », tous deux opposés en apparence au concept unique : « bon ». Mais le concept « bon » n’est pas unique ; pour s’en convaincre qu’on se demande plutôt ce qu’est en réalité le « méchant » au sens de la morale du ressentiment. La réponse rigoureusement exacte, la voici : ce méchant est précisément le « bon » de l’autre morale, c’est l’aristocrate, le puissant, le dominateur, mais noirci, vu et pris à rebours par le regard venimeux du ressentiment. Il est ici un point que nous serons les derniers à vouloir contester : celui qui n’a connu ces « bons » que comme ennemis n’a certainement connu que des ennemis méchants, car ces mêmes hommes qui, inter pares, sont si sévèrement tenus dans les bornes par les coutumes, la vénération, l’usage, la gratitude et plus encore par la surveillance mutuelle et la jalousie — et qui, d’autre part, dans leurs relations entre eux se montrent si ingénieux pour tout ce qui concerne les égards, l’empire sur soi-même, la délicatesse, la fidélité, l’orgueil et l’amitié, — ces mêmes hommes, lorsqu’ils sont hors de leur cercle, là où commencent les étrangers (« l’étranger »), ne valent pas beaucoup mieux que des fauves déchaînés. Alors ils jouissent pleinement de l’affranchissement de toute contrainte sociale, ils se dédommagent dans les contrées incultes de la tension que fait subir toute longue réclusion, tout emprisonnement dans la paix de la communauté, ils retournent à la simplicité de conscience du fauve, ils redeviennent des monstres triomphants, qui sortent peut-être d’une ignoble série de meurtres, d’incendies, de viols, d’exécutions avec autant d’orgueil et de sérénité d’âme que s’il ne s’agissait que d’une escapade d’étudiants, et persuadés qu’ils ont fourni aux poètes ample matière à chanter et à célébrer. Au fond de toutes ces races aristocratiques, il est impossible de ne pas reconnaître le fauve, la superbe brute blonde rôdant en quête de proie et de carnage ; ce fond de bestialité cachée a besoin, de temps en temps, d’un exutoire, il faut que la brute se montre de nouveau, qu’elle retourne à sa terre inculte ; — aristocratie romaine, arabe, germanique ou japonaise, héros homériques, vikings scandinaves — tous se valent pour ce qui est de ce besoin. Ce sont les races nobles qui ont laissé l’idée de « barbare » sur toutes les traces de leur passage ; leur plus haut degré de culture en trahit encore la conscience et même l’orgueil (par exemple quand Périclès dit à ses Athéniens dans sa fameuse Oraison funèbre : « Notre audace s’est frayé un passage par terre et par mer, s’élevant partout d’impérissables monuments, en bien et en mal. »). Cette « audace » des races nobles, audace folle, absurde, spontanée ; la nature même de leurs entreprises, imprévues et invraisemblables — Périclès célèbre surtout la ῥαθυμία des Athéniens — ; leur indifférence et leur mépris pour toutes les sécurités du corps, pour la vie, le bien-être ; la gaieté terrible et la joie profonde qu’ils goûtent à toute destruction, à toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté : — tout cela se résumait pour ceux qui en étaient les victimes, dans l’image du « barbare », de « l’ennemi méchant », de quelque chose comme le « Vandale ». La méfiance profonde, glaciale, que l’Allemand inspire dès qu’il arrive au pouvoir — et il l’inspire une fois de plus de nos jours — est encore un contrecoup de cette horreur insurmontable que pendant des siècles l’Europe a éprouvée devant les fureurs de la blonde brute germanique (— quoiqu’il existe à peine un rapport de catégories, et encore moins une consanguinité entre les anciens Germains et les Allemands d’aujourd’hui). J’ai déjà attiré l’attention sur l’embarras d’Hésiode lorsqu’il imagina la succession des âges de la civilisation et chercha à les représenter par l’or, l’argent et l’airain ; il ne put échapper autrement à la contradiction que lui offrait le monde homérique, aussi magnifique qu’horrible et brutal, qu’en divisant un âge en deux parties qu’il fit se succéder l’une à l’autre : — d’abord l’âge des héros et des demi-dieux de Troie et de Thèbes, tel que ce monde était demeuré dans l’imagination des races aristocratiques qui voyaient dans ces héros leurs propres aïeux ; ensuite, l’âge d’ airain, c’est-à-dire le même monde, tel qu’il apparaissait aux descendants des opprimés, des dépouillés, des violentés, de ceux qu’on avait emmenés et vendus comme esclaves : certes un âge d’airain, dur, froid, cruel, insensible, sans conscience, écrasant tout et couvrant tout de son sang. Si l’on admet comme vrai, ce qui aujourd’hui est tenu pour tel, que le sens de toute culture soit justement de domestiquer le fauve « humain », pour en faire, par l’élevage, un animal apprivoisé et civilisé, on devrait sans aucun doute considérer comme les véritables instruments de la culture tous ces instincts de réaction et de ressentiment par quoi les races aristocratiques, tout comme leur idéal, ont été, en fin de compte, humiliées et domptées ; il est vrai que ceci ne signifierait pas encore que les représentants de ces instincts fussent en même temps ceux de la culture. Le contraire me paraît aujourd’hui non seulement vraisemblable, mais évident. Ce sont ces « héros » des instincts d’abaissement et de haine, héritiers de tout ce qui en Europe ou ailleurs était né pour l’esclavage, ces résidus d’éléments pré-aryens en particulier — ce sont eux qui représentent le recul de l’humanité ! Ces « instruments de la culture » sont la honte de l’homme, ils font mettre en suspicion la « culture » même et fournissent un argument contre elle. Il se peut qu’on ait parfaitement raison de ne pas cesser de craindre la brute blonde qui est au fond de toutes les races aristocratiques et de se mettre en garde contre elle, mais qui n’aimerait pas cent fois mieux trembler de peur s’il peut admirer en même temps, que de n’avoir rien à craindre, mais d’être abreuvé de dégoût au spectacle de l’abâtardissement, du rapetissement, de l’étiolement, de l’intoxication à quoi l’œil ne peut se soustraire ? Et n’est-ce pas là ce qui nous attend fatalement ? Qu’est-ce qui produit aujourd’hui notre aversion pour « l’homme » ? — Car l’homme est pour nous une cause de souffrance, cela n’est pas douteux. — Ce n’est pas la crainte, c’est bien plutôt le fait que chez l’homme rien ne nous inspire plus la crainte ; que la basse vermine « homme » s’est mise en avant, s’est mise à pulluler ; que « l’homme domestiqué », irrémédiablement mesquin et débile, a déjà commencé à se considérer comme terme et expression définitive, comme sens de l’histoire, comme « homme supérieur » ; — oui, et encore qu’il ait un certain droit à se considérer comme tel en présence de l’énorme abâtardissement, de la maladie, de la lassitude, de la sénilité qui se sont mis à gangrener l’Europe, à se croire un être relativement robuste, au moins encore apte à vivre et à affirmer la vie…

12.

 

— Je ne puis ici étouffer un soupir et refouler un dernier espoir. Qu’est-ce donc qui m’est tout à fait insupportable, particulièrement à moi ? De quoi ne puis-je absolument pas venir à bout ? Qu’est-ce qui me suffoque et m’abat ? Air vicié ! air vicié ! Quelque chose de mal venu s’approche de moi ; faut-il que je respire les entrailles d’une âme manquée ?… Que ne supporte-t-on pas en fait de misères ; de privations, d’intempéries, d’infirmités, de soucis et d’isolements ? Au fond, nous pouvons venir à bout de tout cela, tels que nous sommes, nés pour une existence souterraine, pour une vie de combat ; on finit toujours par revenir à la lumière, l’on a toujours son heure dorée de victoire, — et l’on se dresse alors, tel qu’on est né, infrangible, l’esprit tendu, prêt à atteindre des buts nouveaux, des buts plus difficiles, plus lointains, tendu comme un arc que l’effort ne fait que tendre davantage. — Mais de temps en temps accordez-moi — si du moins vous existez, par-delà le bien et le mal, ô protectrices divines ! — accordez-moi un regard, que je puisse jeter sur quelque être absolument complet, réussi jusqu’au bout, heureux, puissant, triomphant, de la part de qui il y ait encore quelque chose à craindre ! Un regard sur un homme qui justifie l’homme, sur un coup de bonheur qui apporte à l’homme son complément et son salut, grâce auquel on pourrait garder sa foi en l’homme !… Car voici ce qui en est : le rapetissement et le nivellement de l’homme européen cachent notre plus grand danger, ce spectacle rend l’âme lasse… Nous ne voyons aujourd’hui rien qui permette de devenir plus grand, nous pressentons que tout va en s’abaissant, pour se réduire de plus en plus, à quelque chose de plus mince, de plus inoffensif, de plus prudent, de plus médiocre, de plus indifférent encore, jusqu’au superlatif des chinoiseries et des vertus chrétiennes, — l’homme, n’en doutons pas, devient toujours « meilleur »… Oui, le destin fatal de l’Europe est là — ayant cessé de craindre l’homme, nous avons aussi cessé de l’aimer, de le vénérer, d’espérer en lui, de vouloir avec lui. L’aspect de l’homme nous lasse aujourd’hui. — Qu’est-ce que le nihilisme, si ce n’est cette lassitude-là ?… Nous sommes fatigués de l’homme…

13.

 

— Mais revenons à notre sujet : le problème de l’autre origine du concept bon, du concept bon tel que l’homme du ressentiment se l’est forgé, attend une solution concluante. Que les agneaux aient l’horreur des grands oiseaux de proie, voilà qui n’étonnera personne mais ce n’est point une raison d’en vouloir aux grands oiseaux de proie de ce qu’ils ravissent les petits agneaux. Et si les agneaux se disent entre eux : « Ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui est un oiseau de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire, un agneau — celui-là ne serait-il pas bon ? » — il n’y aura rien à objecter à cette façon d’ériger un idéal, si ce n’est que les oiseaux de proie lui répondront par un coup d’œil quelque peu moqueur et se diront peut-être : « Nous ne leur en voulons pas du tout, à ces bons agneaux, nous les aimons même : rien n’est plus savoureux que la chair tendre d’un agneau. » — Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme telle, qu’elle ne soit pas une volonté de terrasser et d’assujettir, une soif d’ennemis, de résistance et de triomphes, c’est tout aussi insensé que d’exiger de la faiblesse qu’elle manifeste de la force. Une quantité de force déterminée répond exactement à la même quantité d’instinct, de volonté, d’action — bien plus, la résultante n’est pas autre chose que cet instinct, cette volonté, cette action même, et il ne peut en paraître autrement que grâce aux séductions du langage (et des erreurs fondamentales de la raison qui s’y sont figées) qui tiennent tout effet pour conditionné par une cause efficiente, par un « sujet » et se méprennent en cela. De même, en effet, que le peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l’éclair comme une action particulière, manifestation d’un sujet qui s’appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l’homme fort, il y avait un substratum neutre qui serait libre de manifester la force ou non. Mais il n’y a point de substratum de ce genre, il n’y a point d’ « être » derrière l’acte, l’effet et le devenir ; « l’acteur » n’a été qu’ajouté à l’acte — l’acte est tout. Le peuple dédouble en somme l’effet d’un effet : il tient le même phénomène d’abord pour une cause et ensuite pour l’effet de cette cause. Les physiciens ne font pas mieux quand ils disent que « la force actionne », que « la force produit tel ou tel effet », et ainsi de suite ; — notre science tout entière, malgré son sang-froid, son absence de passion, se trouve encore sous le charme du langage et n’a pas pu se débarrasser de ces espèces de petits incubes imaginaires qui sont les « sujets » (l’atome est, par exemple, un de ces incubes, de même la « chose en soi » de Kant). Quoi d’étonnant si les passions rentrées couvant sous la cendre, si la soif de vengeance et la haine utilisent cette croyance à leur profit, pour soutenir, avec une ferveur toute particulière, ce dogme qui affirme qu’il est loisible au fort de devenir faible, à l’oiseau de proie de se faire agneau : — on s’arroge ainsi le droit de demander compte à l’oiseau de proie de ce qu’il est oiseau de proie… Lorsque les opprimés, les écrasés, les asservis, sous l’empire de la ruse vindicative de l’impuissance, se mettent à dire : « Soyons le contraire des méchants, c’est-à-dire bons ! Est bon quiconque ne fait violence à personne, quiconque n’offense, ni n’attaque, n’use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la vengeance, quiconque se tient caché comme nous, évite la rencontre du mal et du reste attend peu de chose de la vie, comme nous, les patients, les humbles et les justes. » — Tout cela veut dire en somme, à l’écouter froidement et sans parti pris : « Nous, les faibles, nous sommes décidément faibles ; nous ferons donc bien de ne rien faire de tout ce pour quoi nous ne sommes pas assez forts. » — Mais cette constatation amère, cette prudence de qualité très inférieure que possède même l’insecte (qui, en cas de grand danger, fait le mort, pour ne rien faire de trop), grâce à ce faux monnayage, à cette impuissante duperie de soi, a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce et qui se tait, comme si la faiblesse même du faible — c’est-à-dire son essence, son activité, toute sa réalité unique, inévitable et indélébile — était un accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mérite. Cette espèce d’homme a un besoin de foi au « sujet » neutre, doué du libre arbitre, et cela par un instinct de conservation personnelle, d’affirmation de soi, par quoi tout mensonge cherche d’ordinaire à se justifier. Le sujet (ou, pour parler le langage populaire, l’âme) est peut-être resté jusqu’ici l’article de foi le plus inébranlable, par cette raison qu’il permet à la grande majorité des mortels, aux faibles et aux opprimés de toute espèce, cette sublime duperie de soi qui consiste à tenir la faiblesse elle-même pour une liberté, tel ou tel état nécessaire pour un mérite.

14.

 

— Quelqu’un veut-il plonger son regard jusqu’au fond du mystère, où se cache la fabrication de l’idéal sur la terre ? Qui donc en aura le courage ! — Eh bien, regardez ! Voici une échappée sur cette t énébreuse usine. Mais attendez encore un moment, Monsieur le téméraire : il faut d’abord que votre œil s’habitue à ce faux jour, à cette lumière changeante… Vous y êtes ! Bon ! Parlez maintenant ! Que se passe-t-il dans ces profondeurs ? Dites-moi ce que vous voyez, ô homme des plus dangereuses curiosités ! — C’est moi maintenant qui vous écoute.
— « Je ne vois rien, mais je n’entends que mieux… C’est une rumeur circonspecte, un chuchotement à peine perceptible, un murmure sournois qui part de tous les coins et les recoins. Il me semble qu’on ment ; une douceur mielleuse englue chaque son. Un mensonge doit transformer la faiblesse en mérite, cela n’est pas douteux — il en est comme vous l’avez dit. » —
— Après !
— « Et l’impuissance qui n’use pas de représailles devient, par un mensonge, la « bonté » ; la craintive bassesse, « humilité » ; la soumission à ceux qu’on hait, « obéissance » (c’est-à-dire l’obéissance à quelqu’un dont ils disent qu’il ordonne cette soumission, — ils l’appellent Dieu). Ce qu’il y a d’inoffensif chez l’être faible, sa lâcheté, cette lâcheté dont il est riche et qui chez lui fait antichambre, et attend à la porte, inévitablement, cette lâcheté se pare ici d’un nom bien sonnant et s’appelle « patience », parfois même « vertu », sans plus ; « ne pas pouvoir se venger » devient « ne pas vouloir se venger » et parfois même le pardon des offenses (« car ils ne savent pas ce qu’ils font — nous seuls savons ce qu’ils font ! »). On parle aussi de « l’amour de ses ennemis » — et l’on sue à grosses gouttes. »
— Après !
— « Ils sont misérables, sans doute, tous ces marmotteurs de prières, tous ces faux-monnayeurs, quoique tapis au fond de leurs recoins, ils se tiennent chaud ; — mais ils prétendent que Dieu les a distingués et élus grâce à leur misère ; ne fouaille-t-on pas les chiens que l’on aime le plus ? Peut-être cette misère est-elle aussi une préparation, un temps d’épreuve, un enseignement, peut-être davantage encore — quelque chose qui trouvera un jour sa compensation, qui sera rendu au centuple, à un taux énorme, en or, non ! en bonheur. C’est ce qu’ils appellent la « félicité éternelle ».
— Après !
— « Maintenant ils me donnent à entendre que non seulement ils sont meilleurs que les puissants, les maîtres du monde dont ils doivent lécher les crachats (non pas par crainte, oh ! point du tout par crainte ! mais parce que Dieu ordonne d’honorer toutes les autorités) —, que non seulement ils sont meilleurs, mais encore que leur part est meilleure ou du moins qu’elle le sera un jour. Mais assez ! assez ! Je n’y tiens plus. De l’air ! De l’air ! Cette officine où l’on fabrique l’idéal, il me semble qu’elle sent le mensonge à plein nez. »
— Halte ! Un instant encore ! Vous n’avez rien dit encore de ces virtuoses de la magie noire qui savent ramener le noir le plus épais à la blancheur du lait et de l’innocence : — n’avez-vous pas remarqué ce qui fait leur perfection dans le raffinement, leur touche d’artiste la plus hardie, la plus subtile, la plus spirituelle, la plus mensongère ? Prenez-y bien garde ! Ces êtres souterrains gonflés de vengeance et de haine — que font-ils de cette vengeance et de cette haine ? Avez-vous jamais entendu un pareil langage ? À n’en croire que leurs paroles, vous seriez-vous douté que vous vous trouviez au milieu de tous ces hommes du ressentiment ?…
— « Je vous entends et j’ouvre de nouveau les oreilles (hélas ! trois fois hélas ! et me voilà derechef obligé de me boucher le nez !). Ce n’est qu’à présent que je saisis ce qu’ils ont répété tant de fois : « Nous autres bons — nous sommes les justes » — ce qu’ils demandent, ils ne l’appellent pas représailles, mais bien « le triomphe de la justice » ; ce qu’ils haïssent, ce n’est pas leur ennemi, non ! ils haïssent l’ « injustice », l’ « impiété » ; ils croient et espèrent, non pas en la vengeance, en l’ivresse de la douce vengeance (— « plus douce que le miel », disait déjà Homère), mais bien « en la victoire de Dieu, du Dieu de justice sur les impies » ; ce qu’il leur reste à aimer sur terre, ce ne sont pas leurs frères dans la haine, mais, à ce qu’ils disent, « leurs frères en amour », tous les bons et les justes de la terre. »
— Et comment appellent-ils ce qui leur sert de fiche de consolation dans toutes les peines de l’existence — leur fantasmagorie et leur anticipation de la béatitude à venir ?
— « Comment ? Est-ce que j’ai bien entendu ? Ils appellent cela « le jugement dernier », la venue de leur règne, du « règne de Dieu » — mais, en attendant, ils vivent dans « la foi », « l’espérance » et « la charité ».
— Assez ! Assez !

15.

 

Dans la foi en quoi ? Dans l’amour, dans l’espérance de quoi ? — Ces faibles —, eux aussi, veulent être quelque jour les forts, il n’y a pas à en douter, leur « règne » doit aussi venir quelque jour — c’est ce qui chez eux, répétons-le, s’appelle tout simplement « le règne de Dieu » : ils sont si humbles en toutes choses ! Rien que pour voir cela, pour vivre cela, il est nécessaire de vivre longtemps, par delà la mort, — oui, il faut la vie éternelle, afin qu’on puisse se dédommager éternellement, dans le « règne de Dieu », de cette existence terrestre passée dans « la foi, l’espérance et la charité ». Se dédommager de quoi et par quoi ? Dante s’est, à ce qu’il me semble, grossièrement mépris, lorsque, avec une ingénuité qui fait frissonner, il grava au-dessus de la porte de son enfer, cette inscription : « Moi aussi, l’amour éternel m’a créé. » — Au- dessus de la porte du paradis chrétien et de sa « béatitude éternelle », on pourrait écrire, en tous les cas à meilleur droit : « Moi aussi, la haine éternelle m’a créé » — en admettant qu’une vérité puisse briller au-dessus de la porte qui mène à un mensonge ! Car qu’est-ce donc que la béatitude de ce paradis ?… Peut-être pourrions-nous déjà le deviner ; mais il vaut mieux donner la parole à une indiscutable autorité en telle matière, au grand maître saint Thomas d’Aquin. « Beati in regno cœlesti, dit-il avec la douceur d’un agneau, videbunt pœnas damnatorum, ut beatitudo illis magis complaceat. » Ou bien veut-on entendre quelque chose d’un ton plus violent, la parole d’un père de l’Église triomphant qui déconseillait à ses fidèles les voluptés cruelles des spectacles publics ? — et pourquoi ? « La foi, dit-il, De spectac. c. 29 ss. —, la foi nous offre bien davantage, quelque chose de beaucoup plus fort ; grâce au salut par le Christ nous avons à notre portée des joies bien supérieures ; en place des athlètes nous avons nos martyrs ; nous faut-il du sang, eh bien ! et celui du Christ ?… Mais qu’est tout cela à côté de ce qui nous attend le jour de son retour, le jour de son triomphe ? » — Et voilà ce visionnaire extatique qui continue : « At enim supersunt alia spectacula, ille ultimus et perpetuus judicii dies, ille nationibus inspiratus, ille derisus, cum tanta sæculi vetustas et tot ejus nativitates uno igne haurientur. Quæ tunc spectaculi latitudo ! Quid admirer ! Quid rideam ! Ubi gaudeam ! Ubi exultem, spectans tot et tantos reges, qui in cælum recepti nuntiabantur, cum ipso Jove et ipsi suis testibus in imis tenebris congemescentes ! Item præsides (les gouverneurs des provinces) persecutores dominici nominis sævioribus quam ipsi flammis sævierunt insultantibus contra Christianos liquescentes ! Quos præterea sapientes illos philosophos coram discipulis suis una conflagrantibus erubescentes, quibus nihil at deum pertinere suadebant, quibus animas aut nullas aut non in pristina corpora redituras affirmabant ! Etiam poëtas non ad Rhadamanti nec ad Minois, sed ad inopinati Christi tribunal palpitantes ! Tunc magis tragœdi audienti, magis scilicet vocales (mieux en voix, braillards encore plus terribles) in sua propria calamitate ; tunc histriones cognoscendi, solutiores multo per ignem ; tunc spectandus auriga in flammea rota tolus rubens, tunc xystici contemplandi non in gymnasiis, sed in igne jaculati, nisi quod ne tunc quidem illus velim vivos, ut qui malim ad eos potius conspectum insatiabilem conferre, qui in dominum desævierunt. Hic est ille, dicam, fabri aut quæstuariæ filius (à partir de cet endroit Tertullien entend parler des Juifs comme le prouve tout ce qui suit et en particulier cette désignation de la mère de Jésus, connue d’après le Talmud), sabbati destructor, Samarites et dæmonium habens. Hic est, quem a Juda redemistis, hic est ille arundine et colaphis diverberatus, spuntamentis dedecoratus, felle et aceto potatus. Hic est, quem clam discentes subripuerunt, ut resurrexisse dicatur vel hortulanus detraxit, ne lactucæ suæ frequentia commeantium læderentur. Ut talia spectes, ut talibus exultes, quis tibi prætor aut consul aut quæstor aut sacerdos de sua liberalitate præstabit ? Et tamen hæc jam habemus quodammodo per fidem spiritu imaginante representata. Ceterum qualia illa sunt, quæ nec oculus vidit nec auris audivit nec in cor hominis ascenderunt ? (I, Cor. II, 9.) Credo circo et utraque cavea (première et deuxième galerie, ou, selon d’autres, la scène comique et la scène tragique) et omni stadio gratiora. » — Per fidem : car ainsi il est écrit.

16.

 

Arrivons à notre conclusion. Les deux valeurs opposées « bon et mauvais », « bien et mal » se sont livré en ce monde, pendant des milliers d’années, un combat long et terrible ; et bien que depuis longtemps la seconde valeur l’ait emporté, aujourd’hui encore il ne manque pas d’endroits où la lutte se poursuit avec des chances diverses. On pourrait même dire que, depuis lors, elle a été portée toujours plus haut et que, par ce fait, elle est devenue toujours plus spirituelle : en sorte qu’il n’y a peut-être pas aujourd’hui de signe plus distinctif pour reconnaître une nature supérieure, une nature de haute intellectualité que la rencontre de cette antinomie dans ces cerveaux qui présentent pour de telles idées un véritable champ de bataille. Le symbole de cette lutte tracée dans des caractères restés lisibles au-dessus de toute l’histoire de l’humanité c’est « Rome contre la Judée, la Judée contre Rome ». — Il n’y eut point jusqu’à ce jour d’événement plus considérable que cette lutte, cette mise en question, ce conflit mortel. Rome sentait dans le Juif quelque chose comme une nature opposée à la sienne, un monstre placé à son antipode ; à Rome, on considérait le Juif comme « un être convaincu de haine contre le genre humain » : avec raison, si c’est avec raison que l’on voit le salut et l’avenir de l’humanité dans la domination absolue des valeurs aristocratiques, des valeurs romaines. Quels sentiments éprouvaient par contre les Juifs à l’égard de Rome ? Mille indices nous permettent de le deviner, mais il suffit de se remettre en mémoire l’Apocalypse de saint Jean, le plus sauvage des attentats écrits que la vengeance ait sur la conscience. (Il ne faudrait d’ailleurs pas estimer trop bas la logique profonde de l’instinct chrétien pour avoir associé précisément ce livre de haine au nom du disciple d’amour, ce même disciple à qui on attribua la paternité de l’évangile d’amoureuse exaltation — il y a là une part de vérité, quelle que soit d’ailleurs l’énormité de la falsification littéraire mise en œuvre pour atteindre ce but.) Les Romains étaient les forts et les nobles, ils l’étaient à un point que jamais jusqu’à présent sur la terre il n’y a eu plus fort et plus noble, même en rêve ; chaque vestige de leur domination, jusqu’à la moindre inscription, procure du ravissement, en admettant que l’on sache deviner quelle main était à l’œuvre. Les Juifs, au contraire, étaient ce peuple sacerdotal du ressentiment par excellence, un peuple qui possédait dans la morale populaire une génialité qui n’a pas son égale : il suffira de comparer aux Juifs des peuples doués de qualités voisines, comme par exemple les Chinois et les Allemands, pour discerner ce qui est de premier ordre et ce qui est de cinquième ordre. Lequel des deux peuples a vaincu provisoirement, Rome ou la Judée ? Mais la réponse n’est point douteuse ; que l’on songe plutôt devant qui aujourd’hui, à Rome même, on se courbe comme devant le substratum de toutes les valeurs supérieures — et non seulement à Rome, mais sur toute une moitié de la terre, partout où l’homme est domestiqué ou tend à l’être — devant trois Juifs on ne l’ignore pas, et devant une Juive (devant Jésus de Nazareth, devant le pêcheur Pierre, devant Paul qui faisait des tentes et devant la mère du susdit Jésus, nommée Marie). Voilà un fait bien remarquable : sans aucun doute Rome a été vaincue. Il est vrai qu’il y a eu pendant la Renaissance un réveil superbe et inquiétant de l’idéal classique, de l’évaluation noble de toutes choses : la Rome ancienne, elle-même, se met à s’agiter comme si elle se réveillait d’une léthargie, écrasée, comme elle l’était, par une Rome nouvelle, cette Rome judaïsée, édifiée sur des ruines, qui présentait l’aspect d’une synagogue œcuménique et que l’on appelait « Église » : mais aussitôt la Judée se mit à triompher de nouveau, grâce à ce mouvement de ressentiment (allemand et anglais) foncièrement plébéien que l’on appelle la Réforme, sans oublier ce qui devrait en sortir, la restauration de l’Église, — et aussi le rétablissement du silence de tombeau sur la Rome classique. Dans un sens plus décisif, plus radical encore, la Judée remporta une nouvelle victoire sur l’idéal classique, avec la Révolution française : c’est alors que la dernière noblesse politique qui subsistait encore en Europe, celle des dix-septième et dix-huitième siècles français, s’effondra sous le coup des instincts populaires du ressentiment, — ce fut une allégresse immense, un enthousiasme tapageur comme jamais on n’en avait vu sur la terre ! Il est vrai qu’il se produisit tout à coup, au milieu de ce vacarme, la chose la plus prodigieuse et la plus inattendue : l’idéal antique se dressa en personne et avec une splendeur insolite, devant les yeux et la conscience de l’humanité, — et encore une fois, mais d’une façon plus forte, plus simple, plus pénétrante que jamais, retentit, en face du mot d’ordre mensonger du ressentiment qui affirme la prérogative du plus grand nombre, en face de la volonté de l’abaissement, de l’avilissement, du nivellement et de la déchéance, en face du crépuscule des hommes, le terrible et enchanteur mot d’ordre contraire de la prérogative du petit nombre ! Comme une dernière indication de l’autre voie apparut Napoléon, homme unique et tardif si jamais il en fut, et par lui le problème incarné de l’idéal noble par excellence — qu’on réfléchisse bien au problème que cela est : Napoléon, cette synthèse de l’inhumain et du surhumain !…

17

 

— C’en était-il fait à partir de cette époque ? Cette antithèse dans l’idéal, grandiose entre toutes, f ut-elle pour jamais reléguée ad acta ? ou bien ajournée à une époque lointaine ?… Ne verra-t-on pas quelque jour le vieil incendie se ranimer avec plus de violence encore parce qu’il a été si longtemps contenu ? Bien plus : ne devons-nous pas désirer cela de toutes nos forces ? le vouloir même ? Ne devons-nous pas y contribuer ?… Celui qui, en cet endroit, se met à réfléchir, comme font mes lecteurs, à approfondir sa pensée, aura de la peine à en venir à bout ; — c’est pour moi une raison suffisante pour en finir moi-même, car j’aime à croire que depuis longtemps on a deviné ce que je veux, ce que j’entends par ce mot d’ordre dangereux que j’ai mis en tête de mon dernier ouvrage : « Par-delà le Bien et le Mal… » Cela ne veut du moins pas dire « Par-delà le Bon et le Mauvais ».

REMARQUE

 

— Je saisis l’occasion que m’offre cette première dissertation pour exprimer publiquement et formellement un vœu dont jusqu’à présent je n’ai fait part qu’à quelques savants, au hasard des conversations. Il serait désirable qu’une faculté de philosophie, par une série de concours académiques, se rendît utile à la propagation des études d’histoire de la morale : peut-être ce livre servira-t-il à donner une impulsion vigoureuse dans cette direction. En prévision de la réalisation de ce vœu, je propose la question suivante (elle mérite l’attention des philologues et des historiens, non moins que celle des philosophes de profession) :
Quelles indications nous sont fournies, par la linguistique et tout particulièrement par les recherches étymologiques, pour l’histoire de l’évolution des concepts moraux ?
— D’autre part il serait non moins nécessaire de gagner à l’étude de ces problèmes la participation des physiologistes et des médecins (je veux dire les problèmes de la valeur des appréciations qui ont eu cours jusqu’ici). Dans ce cas particulier, comme dans d’autres cas, on pourra laisser jouer aux philosophes de métier le rôle de porte-parole et de médiateurs, après qu’ils ont réussi à transformer les rapports pleins de méfiance qui existaient entre la philosophie, la physiologie et la médecine en un sympathique et fructueux échange d’idées. En effet, il faudrait, avant tout, que toutes les tables des valeurs, tous les impératifs, dont parlent l’histoire et les études ethnologiques fussent éclairés et expliqués par leur côté physiologique avant qu’on essaie de les interpréter par la psychologie ; il s’agirait en outre de les soumettre à un examen de la part de la science médicale. La question : que vaut telle ou telle table des valeurs, telle ou telle « morale », demande à être posée sous les perspectives les plus différentes ; on ne peut surtout pas mettre assez de discernement et assez de délicatesse dans l’étude du but des valeurs. Une chose qui aurait, par exemple, une valeur évidente en ce qui concerne la plus grande capacité de durée d’une race (ou bien par rapport à l’augmentation de la faculté d’adaptation à un climat déterminé de cette race ou encore à la conservation du plus grand nombre), n’aurait nullement la même valeur lorsqu’il s’agirait de créer un type de force supérieure. Le bien du plus grand nombre et le bien du plus petit nombre sont deux points de vue d’évaluation absolument opposés : nous laisserons à la naïveté des biologistes anglais la liberté de considérer le premier comme supérieur en soi… Toutes les sciences devront préparer dorénavant la tâche du philosophe de l’avenir : cette tâche consiste, pour le philosophe, à résoudre le problème de l’évaluation, à déterminer la hiérarchie des valeurs. —

 

La Généalogie de la morale Traduction par Henri Albert. Mercure de France, 1900 [troisième édition] (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 11, p. 161).