Bloc-Notes
index précédent suivant

Aveuglement
(de la vision ... toujours)

Y songe-t-on assez ? A la croisée de la pesanteur - pour ne pas écrire la lourdeur - et de la légèreté - pour ne pas écrire la grâce - ces trois incontournables :

- exister c'est être continûment présent à soi : on ne se débarrasse pas de soi-même pas plus qu'on ne parvient à faire la grève de l'être. Je suis à moi-même ma propre fatalité, l'essence même de ce qui est irrévocable à quoi nulle échappatoire n'est admise.

- nul ne se peut voir - il n'y a décidément pas que le soleil ou la mort - en tout cas pas tel qu'il est. Il n'y va pas seulement de ce que nous n'ayons pas assez de recul ou que nous y fussions à la fois juge et partie, il en retourne de ce que le miroir ne reflète jamais que notre image inversée.

- forteresse sans doute plus vide qu'on n'imaginera jamais : rien de nos émotions, sensations ne se transmet véritablement - même pas à nous-mêmes, finalement.

 

Narcisse se trompe de comprendre à la fin n'aimer que sa propre image. Pas même ! c'est celle que le monde lui renvoie. Ce qu'il voit c'est très exactement ce que nul ne voit jamais - les contours de ce que le monde qui nous regarde, voit. Dans cet épisode, comme dans celui de Panoptès, il y a un tiers. C'était ici Hermès, l'inventeur de la musique qui en suscitant les larmes de Panoptès le rendit aveugle, ce qui lui permit de le tuer. C'est là la nymphe Echo - Ἠχώ - condamnée par Héra de ses manigances amoureuses à l'endroit de Zeus à n'être plus qu'une voix répétant les derniers mots entendus.

Zeus, un peu comme ce Don Juan dont on dit que rien qu'en Espagne il en eut mille et trois : pris dans le tourbillon de la conquête, il est ici moins le symbole de la puissance que celui de l'éparpillement ; de l'épuisement. Ceux-ci se donnent tellement, ivres qu'ils demeurent de saisir le monde, qu'il est fort à craindre qu'à la fin ils n'eussent rien saisi ; ni conquis personne. Narcisse, au contraire, se condamne à la retenue infernale qui lui interdit de s'ouvrir au monde et de rien donner.

L'objet de mon désir est en moi : ma richesse est aussi mon manque. Ah ! Que ne puis-je me séparer de mon corps ! Voeu inattendu de la part d'un amant : je voudrais que s'éloigne l'être que j'aime. *

Le voici qui se consume de n'avoir pas ni extérieur ni altérité. Le voici condamné à espérer s'éloigner de l'objet de son amour ! Il en va décidément du désir comme de la conscience : ils ne subsistent que de l'être de quelque chose ou de quelqu'un qui, parce que distant, s'approche, parce que proche, s"éloigne. Vivre, décidément c'est exister, et donc sortir ; de soi. Freud l'avait vu qui fit du dépassement de l'Œdipe le passage obligé vers la normalité ; Levi-Strauss aussi qui assigna ce même rôle à l'interdit de l'inceste. Avaient-ils entendu que c'était avant tout une affaire de regard ?

Je comprends mieux Serres quand il énonce que le monde nous regarde : il est très exactement ce miroir qui renvoie une image de nous. Sas, filtre, écran, je ne sais : tout juste puis-je deviner qu'ici encore il n'est question que de réseau. Narcisse dans la légende finit par mourir prisonnier qu'il se fait de sa propre image. Mais c'est une figure dangereuse Que je sois seul à me regarder, moi qui ne puis me voir, qu'il n'y ait rien ni personne, à l'extérieur, qui me regarde et dont je pourrais souhaiter me rapprocher et voici que tel un trou noir, je finis par tout absorber sur mon passage et disparaître à mon tour.

Les Muselmänner des camps, nul ne les regardait plus et ils n'eurent plus la force non plus de rien voir ; Narcisse, lui, de n'avoir que lui-même à voir et désirer, finit par se dissoudre.

Nous ne nous voyons pas et nourrissons de nous une image - corporelle notamment - si lente à se construire qu'elle peine également à se modifier. Sans doute est-ce pour cela que nous dérangent toujours un peu les photos que l'on peut prendre de nous ; les enregistrements de notre voix où nous peinons à nous reconnaître.

Le moi n'est peut-être pas haïssable, il n'en demeure pas moins aveugle, de lui, du monde à quoi il peine à s'atteler. Exister revient peut-être à apprendre à regarder, à tolérer d'être vu. Narcisse est dans une telle légèreté qu'il finit par disparaître.

Se souvenir que parfois les cieux sont d'autant plus époustouflants que réverbérés par les eaux d'un lac des montagnes. La nuit révèle et il n'est pas de puits qui qui ne donne à voir ce que la lumière aveugle. Alors non ! Je ne sais trop qui, dans l'affaire regarde qui ; je sais juste ne pouvoir exister qu'au monde et que le monde sans conscience qui le saisisse ... Je ne sais trop qui de moi ou de l'autre forme image ... je sais juste combien c'est le télescopage de ces deux regards qui donnent épaisseur à l'être.