Textes

M Serres, Yeux
Lumière de mer p 63

 

Jusqu'à une date récente, sans doute le Moyen Âge musulman, nos ancêtres hésitèrent sur le point de savoir si les yeux des vivants, dont les nôtres, recevaient ou émettaient la lumière. L'optique décida: les cellules de l'oeil y sont sensibles, mais ne la produisent pas. Je respecte cette option, toute véritable et, si j'ose dire, évidente, mais je la regrette, tant je sais que, de certaines prunelles, jaillissent des geysers de clarté. De haine ou de charité. L'Univers s'ensemence de ses propres regards.

Panoptique. S'ils ont survécu, les marins racontent des vagues gigantesques, voire scélérates, un mur inimaginable, un creux de montagne; jusqu'à une date récente, nul ne les croyait. Ils chantent aussi la bonace encalminée, aux traversées denses de rêveries. Mais la plus gentille des eaux reste dans la moyenne, montre de mignonnes ondelettes, de brèves vaguelettes qui s'effacent à peine formées, comme si, fluctuantes, brillantes et riant sous cape, les Néréides, pudiques, se montraient en se cachant. De qui, de quoi se réjouit le sourire innombrable des mers? Sur le pont de la galère-Terre se dressent des milliards de mâts que les matelots-habitants appellent des arbres. Sur leurs branches s'attachent des voiles de petite taille, attirées comme des yeux par la lumière, faseyant constamment par le vent. Ainsi poussée en son gréement de feuillage par les alizés, le mistral, la tramontane, le sirocco et l'autan, la Terre translate; ainsi la planète tourne-t-elle sur soi-même. Freinant parfois ces déplacements, des excès de calmes plats en ralentissent les mouvements; alors orages, ouragans et cyclones, tels des regards courroucés par ces retards, courent en tourbillonnant pour rattraper le temps perdu à la bonace.

Ainsi vogue la galère.

Panoptique. Dans l'Atlantique plongent mille tourbillons, issus de la Méditerranée, pour verser leur salure dans l'océan profond. Ces turbulences habillent l'air et l'eau, vus des satellites hauts, de plumages aux roues ocellées. Que regarde et que pleure la mer? Du golfe du Mexique où ils bouillonnent émergent mille suites de cyclones.