palimpsesteHominescence

Les autres et la mort de l'ego
pp 279-288

janvier février mars avril mai juin juillet aoüt septembre octobre novembre décembre

 

Mais, recréons-nous des personnes autonomes qui sachent et puisse dire : je ? Plus les contemporains emploient ce mot, l'aiment et le flattent en ce latin que nul ne comprend plus, moins ils l'entendent en son sens d'origine : tel, dit-on, doué d'un gros ego, emplit l'espace de sa voix, de son obésité d'âme ou de corps parfois ; réputé muni du même organe, tel autre manipule, politique, les relations et les personnes pour les plier à sa guise. Chez ces deux échantillons, le "je" désigne le "nous", puisqu'il s'agit de gloire et de théâtre, d'exhibition et de pouvoir. Sans les autres, ce pauvre ego se dégonfle.

A l'inverse, le sujet intime de Saint Augustin, ivre de Dieu, celui de Montaigne, aimable et fluent, de Descartes, réflexif, ou de Rousseau, complaisant, "mois" que Pascal, au total, jugeait ou aurait jugés haïssables, ceux dont traitaient les manuels de confession tendus vers le salut de l'âme personnelle, tous ces ego de la tradition chrétienne et des philosophies de langues latines se retirent en oraison, dans leur poêle, leur librairie, Port-Royal ou dans l'île de Saint Pierre, bref s'enferment dans une thébaïde, pour méditer à l'écart, à l'exemple des anachorètes, de Rancé, par exemple, courtisan répandu devenu chartreux. L'espace social devient le non-ego, non seulement bruissant de vanité hors le cloître, mais de plus réputé dangereux pour le développement de la personne.

Aussi fragiles que le moi, les grandes oeuvres de notre culture naquirent de cet ego cultivé à l'intérieur d'une clôture entretenue. Ou, vide et vain, l'ego s'enfle du retentissement public, ou il vit de l'éviter. Voilà deux "mois" contradictoires.

Vérité

Réfugiée dans une sorte de cellule pour éviter les bruits et les fureurs de la guerre, l'officier Descartes, en silence et par la solitude, découvre son ego comme sujet de vérité. Il gît non seulement au fondement de la pensée, mais de l'existence même et de l'énonciation vérace. La découverte a lieu dans une méditation en forme de dialogue à trois entre "moi" justement, le malin génie, tentateur diabolique, et Dieu, garant de ce vrai en dernière instance, puisque créateur des vérités éternelles.

Aussi fragiles que ce moi, les grandes vérités de nos sciences naquirent à l'intérieur de protections analogues. L'espace social ne favorisa, que je sache, ni Galilée, condamné, ni Descartes, réfugié en Hollande, ni Spinoza, lapidé, ni Mendel, oublié, ni Boltzmann, mort de sa propre main à Trieste,, au bord de l'Adriatique, ni Majorana, disparu, ni Turing acculé au suicide par les lois britanniques après avoir sauvé son pays. Les quatre cinquième des prix Nobel, aujourd'hui, reçoivent cette récompense, en fin de compte et de vie, après que d'autres jurys réunissant leurs pairs leur ont refusé des projets de recherche, premièrement condamnés, finalement couronnés. Sans doute peut-on dater ces malheureux événements d'une ère, peut-être révolue, où le sujet des sciences s'identifiait à celui que décrivaient les humanités, puisque nul ne pouvait établir de différence entre celles-ci et celles-là ; mais tout le monde voyait celle qui sépare l'action publique de la vie privée.

Or la vérité, aujourd'hui au contraire, naît, dit-on, de débats ouverts et acharnés où, comme au stade, au théâtre ou sur les champs de bataille, l'affrontement dialectique se termine par la victoire d'un parti et la défaite des autres. Le fondement du vrai quitte alors la solitude méditative du moi, protégé du bruit social par des murailles hautes, pour rejoindre au contraire cette fureur elle-même et les lauriers du triomphe. Avant l'invention de la physique par les Pré-socratiques, la vérité la plus ancienne, l'aléthéia de la Grèce archaïque, souvenons-nous en, voulait aussi dire gloire sociale acquise par les exploits de ceux qui eurent la chance de trouver un poète fameux pour les célébrer : elle se confondait avec les honneurs. En affrontant des procès de tous ordres et des condamnations dont celle de Galilée répète l'écho, les pré-socratiques découvrirent la physique en définissant une vérité contraire à celle-là, c'est-à-dire indépendante de tout débat et même les arrêtant de bruire.

Débat, où est ta victoire ?

La querelle du vitalisme contre le mécanisme se termina, au siècle dernier, par la défaite du premier. Donc le mécanisme triompha. Voire ! Car les machines comme celles de Turing, dont on sait aujourd'hui qu'elles servent aux vivants dans leur reproduction et leur développement diffèrent tant de celles que Descartes ou La Mettrie utilisaient que l'on s'étonne qu'elles portent le même nom. Le mécanisme triomphant qui ferraillait contre le vitalisme a disparu autant que le vaincu. La chamaille de Geoffroy Saint Hilaire contre Cuvier se termina au bénéfice du second. Or, depuis que les biochimistes ont repéré l'homeobox, Geoffroy se réveille en fort bonne santé : le plan général des organismes revient. La dispute entre Pasteur et Pouchet se termina par la déconfiture du second. Qui, aujourd'hui, oserait parler de génération spontanée ? Réponse : tout le monde, car les biochimistes cherchent, justement, comment se constitua le premier ADN à partir d'éléments chimiques un peu bien métalliques. Oui, tout vivant vient du vivant, sauf cet acide ou un ARN, qui constituent le vivant même. La mise à l'index de Semmelweis par ses confrères de tous les pays d'Europe s'acheva par sa mort dans le désespoir. Quelques années après, Pasteur montrait qu'il avait raison d'obliger les accoucheurs à se laver les mains et que les vainqueurs s'étaient conduits comme de malpropres criminels. Faut-il allonger cette liste tragi-comique ?

Ou le vrai naît puis croît au retentissement public, ou il se développe d'en éviter le bruit. Voilà deux vérités qui paraissent contradictoires. Sans doute peut-on les concilier, parce qu'elles se succèdent dans le temps. A la science des isolés, intuitifs et rares, succède celle des professionnels, assemblés par dizaines dans autant de laboratoires épars dans le monde et recherchant la même chose. Au sujet-original, comme fondement du vrai, succède un nous interactif. Qui, ainsi, a construit la bombe thermonucléaire, qui a trouvé telle ou telle particule subatomique, qui aura déchiffré le génome humain ? Le sujet collectif d'une vérité si commune que n'importe quel groupe équivalent, ailleurs et une autre fois l'eût aussi rencontrée. Changent alors le nombre de ceux qui la signent ; nos réseaux multiplient ces cas et ces paraphes. Mais l'on ne peut pas dire tout de go que la multiplicité des penseurs , reliés par une Toile qui ressemblerait à un gros cerveau, constitue un penseur unique plus puissant : cinquante gendarmes marchant au pas ne vont pas cinquante fois plus vite qu'un seul gendarme ambulant ; sur une longue randonnée, ils ont même grande chance de se bousculer, donc de s'arrêter. Pour que s'améliore la garantie de vérité, il faut de tout autres conditions de contrôle ; et même lorsqu'elles existent, la vérité peut leur échapper.

Existence

Mais avant la vérité, il y va de l'existence elle-même. Je pense donc j'existe. Quelle philosophie n'enseigne-t-elle pas - au point qu'il s'agit là d'un accord exceptionnel entre presque toutes les écoles, pourtant si opposées sur tout autre terrain - que la vie sociale vole pour les apparences vaines, qu'elle traîne après elle masques et mensonges, ombres vagues et pouvoir sans lendemain ? Même la longue liste des maîtres de la discipline devenus les conseillers des rois, de Platon jusqu'à Sénèque et de Voltaire à certains de mes contemporains, s'en détournèrent à la fin, dégoûtés. Comme si la vie publique déchirait irrémédiablement l'existence, comme si la solidarité même s'y perdait, comme si nous ne pouvions bâtir de relations vivaces avec autrui qu'à la condition préalable de se construire soi-même hors de la foire aux vanités. La plus vraie des relations à l'autre, la prière d'amour, se développe et vit en privé. La sociologie a pour objet un théâtre.

Au contraire de cette certitude, l'ego contemporain ne se construit que dans et par ces relations dites autrefois mondaines, extérieures à la clôture monastique ou aux monades sans fenêtre. La perte de naguère se retourne en gain, comme si les autres seuls pouvaient assurer au moi son existence authentique, sa croissance et son développement. La multiplication des moyens de communication contribue, sans doute, à la nouvelle donne, de sorte qu'à la première personne du cogito ergo sum, s'oppose un moi en étoile au centre d'un réseau, carrefour d'autant plus dense que des chemins plus nombreux en partent et y aboutissent. Alors que chez Leibniz, par exemple, la solitude monadique cherchait sans les trouver des relations que seul Dieu pouvait assurer, aujourd'hui la relation précède l'existence, l'assure et la fonde, la déploie et l'enrichit. Ou le corps s'enferme dans une chartreuse, ou même s'étend le long de la sole d'une barque plate, comme Jean-Jacques ballotté au gré des vents sur le lac de Bienne, afin de ressentir sa propre et originale existence, ou "mon âme aux mille voix que le Dieu que j'honore mit au centre de tout comme un écho sonore" retentit de relations. Voilà deux existences qui semblent contradictoires, mais dont l'une, sans doute succède, encore, à l'autre, comme si la nymphe Écho eût remplacé Narcisse ou l'ouïe la vue.

Le je vit grâce au temps mort. Mais qui aujourd'hui ne se plaindrait de l'ennui d'un temps sans divertissement ? Lorsque Blaise Pascal décrivait la chambre dans laquelle il faut savoir rester faute de s'exposer au malheur du monde, il disait la vie privée, ce temps mort d'où surgissait, dans l'ennui, parfois, et le silence, ce petit bruit sans consistance parfois nommé voix de la conscience ; où entendre ce frêle murmure si ne cesse la musique, si ma chambre, si mon espace privatif, si le chez-moi, jadis coupé, se transforment en place publique munie de la radio, du téléphone et du courriel, de la télévision et du fax, de cet UMTS que j'ai nommé universel social ? La vie extérieure entre là au point qu'elle y détruit le chez-moi et l'espace privé. Or le je ne se construisait qu'en cette chambre, devenue désormais un marché traversé des bruits du collectif, de la fureur politique, de la publicité autoritaire et de la communication obligée. Le je meurt de nous.

De la syntaxe et du subjonctif

Souvenez-vous d'une langue écrite et parlée par des femmes altruistes, fines et sensibles, Marguerite de Navarre, Mme de la Fayette ou Mme de Sévigné, la Religieuse portugaise ... ou des hommes égoïstes, Adolphe, Dominique ... tous deux doués de ce je. Inaudible désormais, illisible même, leur style regorgeait d'une syntaxe subtile dont les verbes d'intention lançaient, par delà les conjonctions de subordination, le subjonctif et parfois son imparfait. Devenu rare, ce "temps"disait le subjectif. Des articulations dont la multiplicité déployait le paysage plastique de l'intimité tissaient un texte dont les bifurcations épousaient naïves gaucheries et souplesses mensongères, bonne ou mauvaise foi, amours théâtrales ou sublimes, un paysage aussi différencié que la montée du Carmel. Le subjonctif-subjectif étirait l'âme dans la longueur, la largeur et la hauteur d'un temps d'attente que nous appelons désormais du temps mort. Le "temps réel" réduit à rien ce volume. La suppression des distances vient de jeter cette attente lente du côté des maladies mentales et supprime la mémoire d'une époque où l'attention sculptait l'âme de ses plis. Notre langue vient de perdre sa syntaxe et, du coup, ses cartes du Tendre, les dimensions, le relief, le volume du moi enrichi par la topographie du toi. Nous communiquons, mais en messages abrégés. Je souligne ici le sujet du verbe, ce nous qui devient une substitution de l'ancien je épointé. Nous ne nous assujettissons plus au subjonctif.

La relation précède l'être ; voilà bien le mot de ma philosophie, je n'ai jamais parlé que de communication, jamais je ne décrivis la conscience ni ne désirai pénétrer dans des arcanes dont je n'avais pas la clé et dont ceux qui prétendaient en disposer me paraissaient des bateleurs. Je me résigne à considérer l'âme comme une virtualité plastique qui se coule dans du langage, persiste donc et signe mais mesure ce qui manque : à multiplier les réseaux, à restreindre les messages à leur squelette, à remplacer l'ego par l'écho du nous, l'évolution biologique de l'espèce risque de nous amener aux insectes privés de prochain, termites, fourmis ou abeilles, d'autant que la croissance démographique, la mondialisation de l'économie et la reproduction artificielle accélèrent le processus. Telle banque centrale d'ovules et de sperme prendra la place de la reine et nous travaillerons en spécialistes pour la poursuite mécanique du réseau universel. Par quelle dynamique redresser cette chute possible ?

Ma langue ne se réduit point à un instrument de communication. Qui suis-je en effet, avant de me dire à moi-même qui je suis ? Qui suis-je sans cette parole intime qui, tangente au silence, me construit, même si, enfant, je l'emprunte à celle qui qualifie ma langue maternelle ? Qui suis-je sinon une émergence dont le bruit s'élève au-dessus d'une arche noire et tacite, dont une rumeur soutenue se soulève sur ce bruit de fond, dont quelque première musique, rythme et chant, jaillit de cette rumeur, dont le premier balbutiement se lève sur cette musique ? Qui suis-je sinon ce château de cartes, dont chaque panneau fragile se dit pour entourer et protéger cette arche ou arcane silencieuse et noire ? Toute ma vie je me suis tu et n'ai discouru que pour cacher ce silence, mes livres construisant une voûte suspendue au dessus de cette sape.

Bonheur

Le porche de mon ami mort en juillet dernier s'adorne d'une mosaïque médiocrement teintée sur laquelle on peut lire, toujours en la même langue morte : Beata solitudo, sola beatitudo (Béate solitude, seule béatitude) . Retiré, désespéré de ses expériences collectives, il finit sa vie comme La Fontaine termine les livres de ses fables, par l'exaltation de la vie privée, appréciée enfin comme le bien suprême. En ma prime jeunesse, le peuple lui-même répétait des proverbes sur le bonheur des moines et des philosophes, considérés par lui comme autosuffisants, au-dessus des besoins communs, donc efficacement heureux. Nous clamons aujourd'hui, au contraire, le malheur solitaire de ceux qui perdent toute relation. Nous es considérons comme exclus, malades parfois, désespérés.

De même qu'aujourd'hui l'Administration force ses sujets à vivre de manière administrative, de même tout se passe comme si le collectif avait réussi à rendre impossible la vie solitaire et retirée. Au moment même où la politique ne saisit plus les forces qui travaillent et transforment le collectif, la vie privée seule devient toute politique. La société ou le public poussent à vivre de façon sociale et politique, les réseaux de relation rendent impossible la vie sans relation, les vérités acquises en commun excluent celles dont l'intuition frappe soudain le chercheur isolé, l'extase du corps et de l'âme monade passent pour malade. En somme, pour le vrai, l'existant et l'heureux, l'ego vient de mourir. En le citant, nous ne parlons plus que d'une ombre témoin d'une culture disparue. Descartes mort, il nous reste à écrire : je me relie donc je suis. La relation précède toute existence.

L'ego de Montaigne et le mien

De nouveau, cela ne date pas d'hier : croyez Montaigne en ce qu'il fait plus qu'en ce qu'il dit. Quand vous l'entendez confessez qu'il ne parle que de lui, souriez, passez. Car il cite à pleines pages Plutarque, Tacite, Lucrèce,Virgile, Epicure, Socrate ...ses voisins, les Parisiens, les Bordelais, mais encore et surtout les Indiens d'Amérique. Écoutez le bien : au moment où il raconte les conquêtes d'Alexandre ou le tonneau de Diogène, il est capitaine ou mendiant, orgueilleux, chaste, affamé, goguenard. Son âme aux mille voix que le Dieu qu'il honore mit au centre de tout comme un écho sonore jamais ne fut celle, stable, de ce notable du vignoble qui ambitionna la mairie du port. Non. Comme vous et moi, si j'ose ainsi dire, Montaigne jouit d'une âme mêlée, nuée, tigrée, constellée, reflétant sans discontinuer l'austère, le gourmand et le luxurieux, le solitaire et le solidaire, le farouche et le jovial, le vagabond et le casanier, le pieux et l'athée. Je n'ai jamais compris comment l'on pouvait ne pas être en même temps et sous tous les rapports l'ensemble des hommes rencontrables et rencontrés. Non, je ne suis pas moi comme un point et fixe, mais le nuage des possiblement proches. Fluente, temporelle, diverse, mon identité n'a rien à voir avec l'ontologie de l'être, ni avec le principe d'identité, spatial, exclusif, unique, mais avec le possible. Oui, la relation précède l'être, je suis mon prochain.

Actuelle coexistence de deux types d'ego

Il s'agit encore ici d'évolution au sens biologique du terme ou d'un stade bien précis dans le processus d'hominescence. Deux périodes se succèdent dont l'une commença, sans doute, avec le christianisme., religion qui propose le salut de l'âme individuelle et donc où l'on demande la foi de la personne elle-même, ignorée des précédentes religions, toutes fondées sur la ville ou le peuple, où donc s'engage une instance nouvelle, cet ego tout justement que les Grecs ni les Latins ne connaissaient que vaguement, puisque le fameux "Connais toi toi-même" n'invite qu'à estimer ses limites. Son credo commence par ce pronom (ego) credo, non écrit. Le christianisme quitte à la fois le collectif collé par le sacré, abandonne aussi bien, l'enchantement du monde comme le démontra Auguste Comte, mais il délaisse surtout le religieux fonctionnant comme lien collectif, pour s'adresser, dès le départ, à l'âme solitaire, face à son destin et à son salut éternel.

Du coup, la mort contemporaine du je porte un coup terrible, non seulement à la culture européenne, formée à Montaigne, à Dominique, mais au christianisme, même si l'on fait semblant de croire qu'il rejoint aujourd'hui la sphère privée : non, il l'avait inventée. Les religions retournent, à l'état archaïque de ciment sociétaire, ou, plutôt, et à l'inverse, la nouvelle et puissante colle collective s'expanse en intégrismes, d'où les guerres qui les opposent, comme aux temps les plus anciens. Trop moderne face à cette étrange régression, le christianisme redevient difficile à comprendre. Comme il s'adresse à l'âme personnelle et à son destin au delà du temps, il critique de façon dévastatrice tout intégrisme entendu comme béton sociétaire. La fin du je inflige enfin une blessure peut-être mortelle à une culture dont l'universalisme doit à cette instance existentielle son rayonnement et sa créativité, pour le pire et le meilleur, jusqu'aux droits de la personne.

Des hommes et des femmes rares à ego encore privé coexistent avec des contemporains, en foule, à ego public ; comment ces personnes autrement organisées ou portant un organe absent chez les voisines se comprendraient-elles entre elles ? En termes évolutifs : lesquelles élimineront les autres, comme au temps où Homo sapiens coexistait avec Néandertal ? Pariez donc sur le mieux adapté : jouez-vous celui qui s'arme pour gagner en toute circonstance ou celui qui bénéficie d'un refuge en cas de naufrage ? Le premier naquit dans les conditions de paix qui prévalent depuis seulement un demi-siècle ; il aime la guerre ouverte pour ne pas l'avoir soufferte. Mais gagnera-t-il toujours ? Comment celui qui cherche à vaincre survit-il en cas de défaite ? Comme la vie compte plus d'obstacles que d'aises, de souffrances que de joies parfaites, d'échecs que de triomphes, d'amours éconduites que de couronnées, je parie pour une reconstitution du je. Mais comment créer une voûte de silence dans le règne universel de bruit ?

Quand vient l'intuition, il faut un tel mutisme pour ouïr sa risée douce que le creux le plus bas de la Death Valley, la haute roche rouge du Hoggar, subtilement vibrante sous le soleil de midi, les déserts du Kalahari, de Gobi, ou d'Atacama sonnent encore de trop de vacarme pour que l'entendeur la reçoive ; le moindre froissement la chasse. Voilà le secret muet de la création, artistique en particulier, de l'écoute tout court, de l'attente, de l'attention à autrui, de l'intimité. Le silence et la douceur de cette indéchiffrablement énigmatique pudeur permettant de survivre dans un monde voué au bruit de fond perpétuel de la communication, et qui risque de construire du collectif en détruisant ce que nous appelions la personne.

De même que Descartes, dans son poêle, doutait, ainsi je me débranche souvent. L'enseignement par les nouvelles technologies se complète donc par une pédagogie de la déconnexion et par une éthique du détachement. L'avenir appartient aux ordres contemplatifs. nous sauvera de la chute évolutive vers les sociétés d'insectes, celui qui inventera une nouvelle génération de monastères : ce mot signifie une association paradoxale de solitaires et de solidaires. Nous aurons besoin d'un Saint Benoît, d'un nouveau moi et d'autres prochains.