Bloc-Notes
index précédent suivant

Cécité

Lorsque la fenêtre défoncée fut réparée et que le poêle commença à réchauffer l’atmosphère, il se produisit en nous tous comme une sensation de détente, et c’est alors que Towarowski (un Franco- Polonais de vingt-trois ans qui avait le typhus) fit cette proposition aux autres malades : pourquoi ne pas offrir chacun une tranche de pain aux trois travailleurs ? Ce fut aussitôt chose faite. La veille encore, pareil événement eût été inconcevable.

La loi du Lager disait : « mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin » ; elle ignorait la gratitude. C’était bien le signe que le Lager était mort.

Ce fut là le premier geste humain échangé entre nous. Et c’est avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n’étions pas morts, nous avons cessé d’être des Häftlinge pour apprendre à redevenir des hommes.
Primo Levi

Faut-il vraiment pour comprendre l'humain l'approcher par le non humain, le presque plus humain ?

Les deux livres de Robert Antelme, L'espèce humaine, et de Primo Levi, Si c'est un homme, semblent se donner le mot en faisant de l'humanité de l'homme la question centrale *. Expérience aux limites, si difficile à comprendre, dont il est si malaisé de témoigner (Agamben) de ceux qui, pour reprendre l'expression de S Veil, étaient passés de l'autre côté. Faut-il s'étonner alors que tant se turent ? Faut-il s'étonner alors qu'on mît l'accent à la Libération plus sur les résistants que sur les déportés, qu'on mît surtout tant de temps à saisir la singularité de ce qui s'était là passé ?

M Serres, dans sa conférence, évoque l'idée que la cécité serait moins handicapante que la surdité, y soupçonnant la pauvreté de l'image sur le son ! Soit ! à condition de ne pas oublier que la vision se joue toujours dans un doublet vu<->être vu. Or, s'agissant des musulmans, c'est exactement le même doublet qui se dégage : ne plus voir <-> ne plus être regardé.

Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face, formule que l'on attribue à Héraclite mais que l'on trouve chez La Rochefoucauld, phrase qui ne cesse de m'intriguer. Veut-on souligner la débilité de nos facultés, impropre à soutenir l'absolu - tant la vérité si l'on se réfère à Platon que le néant si l'on songe à Parménide ? Mais c'est trop peu dire ! Veut-on suggérer par là - et ce serait bien dans la manière d'Héraclite - que les deux revinssent au même ? Mais c'est trop dire !

Que la mort soit une abstraction pour ce que nul n'en revient pour en décrire l'expérience, est un truisme. Elle n'en occupe pas moins notre identité tant la conscience que nous avons d'être mortels explique notre vie, nos désirs et le sentiment que nous avons du temps. Au reste, vérité mais aussi Dieu relèvent de la même observation. Nous ne pouvons penser validement et en tout cas juger sans posséder en nous l'idée de vérité ; qu'on le reconnaisse ou le nie, Dieu que nul ne peut regarder en face non plus, n'en demeure pas moins, pour chacun, la question à évacuer ou la réponse à offrir.

Non c'est de bien autre chose dont il s'agit : que ce qui nous échappe puisse en même temps nous soutenir ne pose pas véritablement difficulté mais il y a ici l'idée - qui est en même temps une perception immédiate que relatent tous les rescapés - d'être passés de l'autre côté, d'avoir franchi une limite jusque là interdite ou impossible. La transgression, la profanation absolue !

Le signe en est l'irréparable. Dans ce passage de l'ITV de 64 que cite Agamben, Arendt utilise deux fois l'expression gut gemacht werden können, ce qui est la règle ou la fonction du politique et elle ajoute können muss ! Cela peut être réparé ; cela doit pouvoir être réparé ! L'expression - et l'exception - méritent qu'on s'y attarde. Gut machen - faire bien ou le Bien - s'entend ici comme un jeu de compensation : l'action politique a pour rôle de gommer les aspérités, d'effacer les inégalités ou les violences du réel ; de réparer. Et c'est bien ainsi, aussi, que l'entendirent les grecs si l'on en croit Castoriadis. Même dans la perspective tragique qui fut la leur, même dans ce point de vue si angoissant selon lequel la vie serait une malédiction et qu'il eût mieux valu ne pas endurer ou qu'au moins la vie ne durât pas trop longtemps, demeurait néanmoins le projet qu'en édifiant, à l'intérieur de ce monde gouverné par la nécessité et la guerre, quelques limites ou frontières protectrices, il fût possible de ménager pour l'homme un espace sinon paisible en tout cas où les aspérités fussent moins rugueuses, moins insupportables.

 

Il n'est pas d'ordre humain qui ne comporte une limite tracée ; mais ici, celle-ci fut franchie ; irrémédiablement. Cette limite, que très vite les témoins ont perçu être celle de l'humain, en ayant été transgressée, signe l'irréparable mais aussi la singularité absolue du génocide qui n'a rien à voir avec le nombre de victimes. Ceci est une constante qui, après tout, s'entend géométriquement assez bien : la ligne, en séparant, donne à voir mais demeure en elle-même invisible. Et elle semble bien avoir un rapport avec la mort, avec ce qu'Arendt nomme machine à produire des cadavres.

Toute la pensée occidentale repose sur cette conception, d'origine platonicienne, visant à faire de la pensée un dialogue intérieur, de soi avec soi-même qui, d'emblée, met à l'écart, met surtout en position de donner un sens et une valeur à ses actes. Y renoncer fut sans doute un des signes les plus patents du désastre moral qu'implique le nazisme. D'un coté le dévoiement des principes kantiens qui aura légitimé l'obéissance en soi et interdit toute remise en question de ses propres pratiques empêchait les acteurs nazis de seulement pouvoir voir leurs victimes. De l'autre, la - parfois rapide - déshumanisation des déportés qui les rendait comme indifférents au monde et à eux-mêmes, qui les réduisait à une simple mécanique visant

Ce sont eux, les Muselmänner, les damnés, le nerf du camp ; eux, la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l'étincelle divine s'est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler des vivants : on hésite à appeler mort une mort qu'ils ne craignent pas parce qu'ils sont trop épuisés pour la comprendre. Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m'est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. » (Levi, cité par Agamben.)

Ce que Levi nomme étincelle divine, ce qu'Arendt nomme par ailleurs la conscience morale, la capacité pour chacun de distinguer et de vouloir distinguer le bien du mal, quelque signification précise que l'on donne à ces deux termes, c'est cela précisément qui permet de regarder l'autre et soi en face ; c'est sa lente destruction qui empêcha tout regard. On leur avait volé leur mort même et toute idée d'une dignité possible.

C'est bien en terme de regard que la question se pose : ceux-là tout-à-coup n'avaient plus de visage ! et il n'était plus d'yeux pour les considérer, pas même ceux des autres déportés.

Ici, peut-être, l'illustration la plus crue, la plus violente, de la pesanteur délaissée à ses propres œuvres. Le ciel, Schwartz-Bart a raison, pèse désormais de ces millions d'âmes qui interdisent à jamais l'horizon d'être encore innocent.

Tout ou presque a été écrit sur cette monstruosité et je crois bien avoir moi-même commis quelques pages ... inutile d'en rajouter sinon pour dire que l'extravagance même du génocide est ceci qui me lie, non pas m'entrave, mais m'empèse à la quête d'une légèreté soutenable.

J'y repense souvent à ces pages introductives de Kundera. Est-ce un hasard, au reste, si Arendt comme Agamben, presque naturellement, en viennent à faire référence à Nietzsche et au poids le plus lourd ?

Serions-nous effectivement capables de supporter que ceci, demain, resurgisse mais surtout que cette inhumanité organisée, voulue et planifiée, fût la vérité ultime de l'humain ? A plus d'un titre, Auschwitz apparaît comme l'exact opposé de l"acte créateur, comme le signe incoercible de la mégalomanie qui ne put se hisser au rang de créateur qu'en balayant tout sur son passage. Un point à l'horizon mais qui, pour une fois, ne s'en fut pas enfui et nous mit en face de nous-mêmes. Un point qui me vise autant que mon œil y demeure rivé. Sans doute alors le rideau se déchira-t-il **

Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu'en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent,
Mt, 27, 51

car c'est même geste, même refus, même victoire de l'ombre qui, pourtant révèle ce qu'on n'aurait pas dû voir, mais savoir cependant. Même refus d'entendre et de voir, même réticence à croire l'irréversible : même paresseuse inclination ...

Il y a quelque chose d'émouvant dans le ça n'aurait pas dû arriver ( dieses hätte nicht geschehen dürfen) d'H Arendt, quelque chose comme l'aveu d'une double défaite, inexorable de l'humain que rien ni personne, ni les bonnes volontés, ni la raison, encore moins le bon sens ne put enrayer. Comme si, désormais, l'humain dût apprendre à survivre avec ce poids au cœur.

Cette émotion est la nôtre.

Quelque chose de destinal dans ce il s'est là passé quelque chose dont nul ne peut se débarrasser (das ist irgend etwas passiert womit wir alle nicht mehr fertig werden) : le poids le plus lourd que tel Sisyphe nous porterons indéfiniment en nous. Ce n'est pas tant que de ce mal, de cet aveuglement nous ne fussions tous capables, sans conteste, oui ; ce n'est pas non plus qu'il se fut agi ici d'irréparable ; évidemment. C'est que leur cécité répond à la nôtre.

J'aime à espérer tel Levi que l'homme jamais ne meure tout-à-fait à lui-même et qu'il suffit de presque rien pour que, subitement, se lève à nouveau le regard, se témoigne la gratitude et que renaisse le visage. Détruire un homme est difficile, écrit-il, on aimerait le croire. Pourtant tout laisse à voir l'extraordinaire fragilité de l'humain : la nuque n'est pas toujours aussi raide qu'on le croit. Néanmoins, de rien ou presque, la renaissance, un filet suintant des roches, un fleuve qui tiendra ses promesses. Je ne sais. Ne sais surtout pas s'il faut désespérer de l'humain ou s'y consacrer nonobstant. Voici animal qui sollicite trop la bonne volonté et sait si mal se tenir à hauteur de l'humanisme qu'il revendique. Mais, la certitude qu'en face,seul vocifère le mépris de l'humain qui est menace du pire.

Reste à entendre.


R Antelme L'espèce humaine, p 11

Les héros que nous connaissons, de l'histoire ou des littératures, qu'ils aient crié l'amour, la solitude, l'angoisse de l'être ou du non-être, la vengeance, qu' ils se soient dressés contre l'injustice, l'humiliation, nous ne croyons pas qu'ils aient jamais été amenés à exprimer comme seule et dernière revendication un sentiment ultime d'appartenance à l'espèce. Dire que l'on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l'espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C'est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c'est cela d'ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres

Va, me dit le Seigneur, et tu diras à ce peuple : “Écoutez, écoutez et ne comprenez pas, voyez, voyez et ne percevez pas. Épaissis le cœur de ce peuple, appesantis ses oreilles et bouche-lui les yeux, de peur qu'il ne voie de ses yeux, qu'il n'entende de ses oreilles, que son cœur ne comprenne, qu'il ne se convertisse et qu'il ne soit guéri”
Isaïe 6, 9-10.