Bloc-Notes
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Agamben,
Ce qui reste d'Auschwitz , p75-77

2.17

Être entre la vie et la mort, tel est donc l'une des caractéristiques, évoquée bien souvent, du musulman, qualifié par antonomase de «cadavre ambulant». Face à son visage biffé, à son agonie« orientale», les rescapés hésitent même à lui attribuer la simple dignité du vivant. Mais cette familiarité avec la mort peut avoir une autre signification, plus scandaleuse, qui concerne la dignité ou l'indignité de la mort plutôt que celles de la vie.

Comme toujours, c'est Levi qui trouve la formule la plus juste, et en même temp~ la plus terrible : « On hésite, écrit-il, à appeler mort leur mort» (Levi, 3, p. 97). La plus juste, car ce qui définit les musulmans, ce n'est pas tant que leur vie n'est plus une vie (ce type de déchéance vaut, en un sens, pour tous les détenus du camp, et ce n'est même pas une expérience inédite) ; c'est plutôt que leur mort n'est plus une mort. -Que la mort d'un être humain ne puisse plus être dite une mort (non pas qu'elle n'ait pas d'importance - c'est arrivé ailleurs - mais que précisément le mot ne s'y applique plus), telle est l'horreur spécifique introduite dans le camp par le musulman, introduite par le camp dans le monde. Or cela veut dire - et c'est pourquoi la formule de Levi est terrible - que les SS avaient raison d'appeler Figuren ·les cadavres. Là où la mort ne peut plus se dire mort, les cadavres eux-mêmes ne peuvent plus se dite cadavres.

2.18

Que le camp ne se définit pas simplement par la négation de la vie, que ni la mort ni le nombre des victimes n'en épuisent aucunement l'horreur, que la dignité bafouée n'est pas celle de la vie, mais bien celle de la mort, on l'avait déjà observé. Dans un entretien accordé à Günther Gaus en 1964, H. Arendt a décrit en ces termes sa réaction quand la vérité sur les camps commença d'être connue dans ses moindres détails:

 

« Avant cela, on disait : bien, nous avons des ennemis. C'est tout à fait normal. Pourquoi n'aurions-nous pas d'ennemis? Mais là, c'était autre chose. C'était vraiment comme si un abîme s'ouvrait. [ ... ] Cela n' aurait pas dû arriver. Je ne parle pas seulement du nombre des victimes. Je parle de la méthode, la fabrication de cadavres et tout le reste. Inutile ·d'entrer dans les détails. Cela ne devait pas arriver. Il est arrivé là quelque chose avéc quoi nous ne pouvons nous réconcilier. Aucun de nous ne le peut. » (Arendt, 2, p. 13-14.)

On dirait que chaque phrase, ici, est lourde d'un sens tellement pénible qu'il oblige celle qui parle à recourir à des formules à mi-chemin de l'euphémisme et de l'ineffable. En particulier, cette étrange expression, répétée avec une légère variation : « Cela n' aurait pas dû arriver», a comme une tonalité ressentimentale qui snrprend chez l'auteur du livre le plus courageux et le plus démystificateur écrit en notre temps sur le mal. L'impression en est renforcée par les derniers mots: «Nous ne pouvons nous réconcilier avec cela. Aucun de nous ne le peut. » (Le ressentiment, disait Nietzsche, naît de l' impossibilité pour la volonté d'accepter que quelque chose soit arrivé, de son incapacité à se réconcilier avec le temps et son « ainsi fut-il ».)

Ce qui n'aurait pas dû arriver et qui pourtant. est arrivé, la suite le précise, et il s'agit d'une chose tellement scandaleuse que Arendt, après l'avoir nommée, a comme un moavement de recul et de honte ( « Inutile d'entrer dans les détails ») : « La fabrication de cadavres et tout le reste». La définition de l'extermination comme une sorte de production à la chaîne (am laufenden Band) fut proposée pour la première fois par un médecin des SS, F. Entress (Hilberg, p. 837) ; elle fut reprise et adaptée mille fois depuis, et pas toujours à bon escient.

Quoi qu'il en soit, l'expression «fabrication de cadavres» suppose qu'il ne s'agit plus de mort au sens propre du terme, que la mort dans les camps n'est plus la mort, mais quelque chose d'infiniment plus scandaleux. À Auschwitz, on ne meurt pas, on produit des cadavres. Des cadavres sans mort, des non homtnes dont le décès est rabaissé au rang de production en série. Et cette dégradation de la mort constituerait justement, selon une interprétation possible et assez répandue, le scandale spécifique d'Auschwitz, le nom propre de son horreur.