Textes

Primo Levi, Si c'est un homme (p 160 sq)

« Nous avons voyagé jusqu’ici dans les wagons plombés, nous avons vu nos femmes et nos enfants partir pour le néant ; et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours monotone de la bête au travail, morts à nous même avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendrons pas. Personne ne se tira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme » ( …)

Quand l'Allemand eut fini son discours que personne ne comprit, la voix rauque se fit entendre à nouveau : "Habit ihr verstanden ?" (Est-ce que vous avez compris ? )

Qui répondit "Jawohl" ? Tout le monde et personne : ce fut comme si notre résignation maudite prenait corps indépendamment de nous et se muait en une seule voix au-dessus de nos têtes. Mais tous nous entendîmes le cri de celui qui allait mourir, il pénétra la vieille gangue d'inertie et de soumission et atteignit au vif l'homme en chacun de nous.

"Kameraden, ich bin der letzte ! " (Camarades, je suis le dernier !)

Je voudrais pouvor dire que de notre masse abjecte, une voix se leva, un murmure, un signe d'assentiment. Mais il ne s'est rien passé. Nous sommes restés debout, courbés et gris, tête baissée, et nous ne nous sommes découverts quequand l'Allemand nous en a donné l'ordre. La trappe s'est ouverte, le corps a eu un frétillement horrible ; la fanfare a recommencé à jouer, et nous, nous nous sommes remis en rang et nous avons défilé devant les derniers spasmes du mourant.

« Au pied de la potence, les SS nous regardent passer d’un œil indifférent : leur œuvre est finie, et bien finie. Les Russes peuvent venir, désormais : il n’y a plus d’hommes forts parmi nous ; le dernier pend maintenant au-dessus des nos têtes, et quant aux autre, quelques mètres de corde ont suffi. Les Russes peuvent bien venir : ils ne trouveront que des hommes domptés, éteints, dignes désormais de la mort passive que leur attend.

Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer : cela n’a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles devant vous, vous n’avez plus rien à craindre de nous : ni les actes de révolte, ni les paroles de défi ni même un regard qui vous juge»