Textes

Primo Levi, La trêve p 14-15

 

C'étaient quatre jeunes soldats à cheval qui avançaient avec précaution, la mitraillette au côté, le long de la route qui bornait le camp. Lorsqu'ils arrivèrent près des barbelés, ils s'arrêtèrent pour regarder, en échangeant quelques mots brefs et timides et en jetant des regards lourds d'un étrange embarras sur les cadavres en désordre, les Blocks disloqués et sur nous, rares survivants. [ ... ] Ils ne nous saluaient pas, ne nous souriaient pas ; à leur pitié semblait s'ajouter un sentiment confus de gêne qui les . oppressait, les rendait muets et enchaînait leur regard à ce spectacle funèbre. C' était la même honte que nous connaissions bien, celle qui nous accablait après les sélections et chaque f9iS que nous devions assister ou nous soumettre à un outrage : la honte que les Allemands ignorèrent, celle que le juste éprouve devant la faute commise par autrui, tenaillé par l'idée qu'elle existe, qu'elle ait été introduite irrévocablement dans l'univers des choses existantes et que sa bonne volonté se soit montrée nulle ou insuffisante et totalement inefficace.»