Textes

Z Ryn & S Klodzinski, Ich war ein Muselmann,
in Auschwitz-Hefte, 1987

Ces témoignages ont été repris en fin de l'ouvrage de
G Agamben Ce qui reste d'Auschwitz

 

 

Témoignages de ....

Lucjan  Sobieraj

Ces jours où j'étais un musulman, comment les oublier ? J'étais faible, vidé, je mourais d'épuisement. Je voyais partout à manger. Je rêvais pain et soupe, maisje me réveillais avec unefaim atroce. La portion de pain, les 50 grammes de margarine, les 50 grammes de confiture, les quatre pommes de terre cuites avec la peau que j'avais reçus le soir précédent étaient maintenant choses du passé. Le Kapo, les détenus qui avaient une place quelconque jetaient les épluchures et parfois une pomme de terre entière, moi je les épiais, cherchais les épluchures dans les ordures pour les manger. Je les couvrais de confiture, c'était vraiment bon. Un porc n'en aurait pas voulu, moi si, et je mâchais jusqu'à sentir le sable craquer sous les dents...

Feliksa Piekarska

Personnellement j'ai été un musulman pendant une courte période.  Je ·mesouviens  qu'après  l'arrivée dans le Block je me suis effondré mentalement. Cela se manifestait ainsi : j'étais pris d'une apathie géné- · raie, rien ne m'intéressait, je  ne réagissais P.lus ni aux stimuli externes ni aux internes, je ne me lavais plus, pas seulement par manque d 'eau,mais même quand j'en avais l'occasion ;jene sentais même plus la faim...  

Edward  Sokol

Je suis un musulman. Je cherchais à éviter d 'attraper une pneumonie comme les autres cqmarades, par cette posture caractéristique, penché en avant,  les omoplates tendues au maximum, en me passant len­ tement, régulièrement les mains sur le sternum. C'est comme ça queje me réchauffais quand les Allemands ne regardaient pas . Depuis ce moment, je rentre au camp sur. les épaules de mes camarades. Mais des musulmans comme nous, il y en a de plus en plus ...

Jerzy Mosfowsky

Moi aussi j'ai  été un musulman, de 1942 à début 43. Je n'avais pas  conscience d'en être un. Je crois que beaucoup de musulmans  ne se  rendaient pàs compte  qu'ils  étaient  entrés  dans  cette  catégorie. Mais au moment du partage entre les détenus, on m'a mis dans  le groupe  des musulmans.  Très souvent, c'était l'aspect physique  de détenus qui leur valait d'être inscrits dans ce groupe ...

Karol Talik

Celui  qui  n'a  pas   été  un  musulman   un  certain temps ne peut  imaginer à quel point  les transforma­ tions  psychiques   qu'on  subissait  étaient  prof ondes. On devenait  tellement indifférent à son sort qu'on ne voulait plus rien de personne et qu'on attendait tran­ quillement  la  mort.  On  n'avait plus · ni  la force   ni l'envie  de  lutter pour  survivre  d'un jour   à  l'autre ; aujourd'hui  suffisait, .on se contentait de la ration et de ce qu'on trouvait dans les ordures...

Adolf  Gawalewicz

En général on peut dire qu'il y avait entre les musulmans  exactement  les  mêmes   différences qu'entre des hommes vivant dans des conditions nor­ males, je veux dire des différences physiques et psy­ chologiques. Les conditions de vie du Lager rendaient ces différences plus  évidentes, et on assistait souvent à un renversement des rôles entre facteurs physique s et facteurs  psychologiques ...

Wlodzimierz Borkowski

J'avais  eu un avant-goût de cet état. En cellule j'avais senti la vie me quitter : aucune des choses terrestres n'avait plus d'importance. Les fonction s corporelles s'affaiblissaient. Même la faim me tourmentait moins. J'éprouvais une étrange douceur, mais je n'avais plus la force de me lever de la paillasse, et, quand j'y parvenais, je devais m'appuyer aux murs pour aller jusqu'au seau...

Bronislaw Goscinski

J'ai vécu dans ma chair la forme de vie la plus atroce du Lager, l'horrible condition du musulman. J'ai été l'un des premiers .musulmans, j'errais dans le camp comme un chien perdu, tout m'était égal pourvu que je survive un jour de plus. Je suis arrivé au Lager le 14 juin 1940, dans le premier convoi de la prison de Tamow. [ ...] Après quelques difficultés, j'ai été affecté au Kommando Agriculture, oùj'ai tra­ vaillé jusqu'à l 'automne de la même année au ramas­ sage des pommes de · terre, aux foins et au battage. Unjour, il y eut un incident dans le Kommando. Ils s'étaient aperçus que des civils extérieurs nous don­ naient à manger. J'ai fini au bataillon disciplinaire, et là a commencé la tragédie de ma vie dans le camp. J'ai perdu mesforces et ma santé. Après deux ou trois jours de travail très dur, le Kapo m'a transféré du bataillon disciplinaire au Kommando Scierie. Le tra­ vail y était moins dur, mais il fallait rester dehors toute la journée et cet automne-là fat trèsfroid, sans cesse de la pluie mêlée de neige, le gel commençait déjà et nous n'avions que des vêtements de toile légère, un caleçon et une chemise, des sabots de bois sans chaussettes et sur la tête un béret de toile. Dans ces conditions, mal nourris, trempés et gelés tous les jours , nous ne pouvions guère échapper à la mort. [...] C'est à cette époque qu'a commencé la musulmanerie [das Musehnanentum] ; elle a gagné toutes les équipes qui travaillaient dehors. Le musulman est méprisé par tous, même par ses camarades. [...] Ses sens s'émoussent, ce qui l'entoure lui devient complè­ tement indifférent. Il ne peut plus parler de rien, ni même prier, il ne croit plus au ciel ni à l'enfer. Il ne pense plus à sa maison, plus à sa famille, plus à ses camarades.
Presque tous les musulmans sont morts dans le camp, un tout petit pourcentage estparvenu à se sortir de cet état. La chance ou la providence a fait que quelques-uns ont été libérés. Je peux donc raconter aujourd'hui comment j'ai réussi à m'arracher à cette condition.       ·

[..] À chaque pas on voyait des musulmans, des figures malingres et crasseuses, la peau et le visage noircis, le regard perdu, les yeux caverneux, les vête­ ments usés, trempés, puants. Ils avaient une démarche lente et chancelante, inadaptée au rythme de la marche.  [...] Ils  ne parlaient  que de  leurs souvenirs et de nourriture : combien de morceaux  de pommes de terre il y avait dans la soupe de la veille, combien de bouchées de viande, si le bouillon était dense ou si ce n'était-que de l'eau. [ ...] Les leures qui venaient de chez nous n'apportaient aucun réconfort, on ne se faisait plus d'illusions sur notre retour.  On attendait anxieusement un paquet, pour .pouvoir  être  rassasié au moins une fois. On rêvait de fouiller dans les pou­ belles de la cuisine pour se procurer des restes de pain  ou du marc de café.

Le musulman travaillait par inertie, ou plutôt faisait semblant de travailler. Un exemple : pendant .le travail à la scierie, on cherchait des scies moins cou­ pantes, qu'on maniait sans difficulté, même si elles ne sciaient rien. Quelquefois nousfais ions ainsi sem­ blant toute une journée, sans couper la moindre souche. Si l'on devait redresser des clous, onfrappait toujours à côté, sur l'enclume. Mais il fallait sans cesse faire attention à ce qu'on ne nous voie pas, et même ça, ça nousfatiguait. Le musulman ne poursui­ vait aucun but, il fais ait son travail sans y penser,_ se déplaçait sans y penser, rêvait seulement d'avoir une place dans la queue où il aurait de la soupe plus dense et en plus grande quantité. Les musulmans suivaient de près les gestes du chef.cuisinier pour voir si, quand il plongeait la louche dans la casserole, il prenait la soupe au fond ou en surface. Ils mangeaient le vite possible et ne pensaient qu 'à obtenir une seconde portion, mais cela n'arrivait jamais : la seconde portion, seulement ceux qui travaillaient plus et mieux y avaient droit, parce que le chef cuisinier avait de la
considération pour eux. [ ... ]

Les autres détenus évitaient les musulmans : on n'avait aucun sujet de conversation commun, parct que les musulmans fantasmaient sur la nourriture et ne parlaient que de ça. Les musulmans n'aimaient pas les « meilleurs » prisonniers, sauf s 'ilspouvai ent obtenir d'eux quelque chose à manger. Ils préférai ent la compagnie de leurs semblables, parce qu 'ainsi ils pouvaient facilement échanger du pain, du fromag e ou une saucisse contre une cigarette ou autre chose à manger. Ils avaient peur d'aller à l'infirmerie, ils ne se disaient jamais malades, en général ils s 'écrou­ laient soudain pendant le travail.
Je revois parfaitement les équipes qui  revenaient du travail en rangs, cinq par cinq : les pr,emiers marchaient au pas en suivant le rythme de l'orchestre, cinq rangs plus loin ils ne parvenaient déjà plus à tenir le pas, plus loin ils s'appuyaient les uns sur les autres, et dans les derniers rangs les quatre les plus forts portaient par les bras et les jambes  le cinquième,
·mourant.[...]

Comme je l'ai déjà dit, en 1940 j'errais dans le camp comme un chien perdu, rêvant  de me  trouver au moins quelques  épluchures  de pommes  de  terre. Je cherchais à me glisser dans les fosses près de la scierie où on mettait les pommes · de terre à fermenter pour enfaire de la pâtée pour les porcs et les autres animaux. Mes camarades mangeaient des tranches de pommes de terre crues enduites de saccharine, qui au goût  rappelaient  un·peu  la poire.  Chaque jour  mon état empirait : j'eus des ulcérations aux jambes et je n'espérais plus survivre. J'attendais seulement un miracle, mais je n'avais plus assez de force pour me concentrer, ni assez de foi pour prier. [...]

J'étais dans cet état quand je vis qu'une commission, composée, je crois, de médecins SS, était entrée dans le Block après le dernier appel. Ils étaient trois ou quatre et ils s'intéressaient particulièrement aux musulmans. En plus des ampoules auxjambes, j'avais une excroissance sur la malléole de la taille d'un œuf. Pour cette raison ils me prescrivirent une opération et me transférèrent avec les autres au Block 9 (l'ex.. Block 11). On reçut la même nourriture que les autres, mais on n'allait pas travailler et on pouvait se reposer toute la journée. Des médecins du camp nous rendirent visite, on m'opéra - je porte encore les traces de cette opération - et je me repris. On n'était pas obligé de se présenter à l'appel, il faisait chaud, on était bien, jusqu'au jour où sont arrivés les SS responsables du Block. Ils dirent que l'air était irrespirable et firent ouvrir toutes les fenêtres, on était en décembre 1940... Quelques minutes plus tard tout le monde tremblait de froid, alors ils nous firent courir dans la pièce pour nous réchauffer, jusqu'à ce que nous soyons tous couverts de  sueur. Puis ils dirent : « assis », et plus personne ne ·bougea. La sueur refroidit et sécha, de nouveau nous avions froid. Alors : nouvelle course. Et ça dura toute la journée. Etant donné la situation, j'ai décidé de partir de là, et, pendant la visite de contrôle, j'ai dit que j'étais guéri, queje me sentais bien, que je voulais travailler. Et c'est ce que j'ai fait. On me transféra au Block 10 (aujourd'hui le numéro 8). On me mit dans une chambre où il n'y avait que des nouveaux venus. [...} En tant qu 'ancien détenu, je plaisais au Kapo, qui nie montrait en exemple aux autres. [...] [...] Par la suite je fus transféré au Kommando Agriculture, dans l'étable des vaches. Là aussi j'ai gagné la confiance de mes camarades et un supplément de nourriture, morceaux de betterave, sucre roux, soupe de la porcherie, lait en quantité, avec en plus la chaleur de l'étable. Ça m'a remis d'aplomb, ça m'a sauvé de la musulma­ nerie. [...]
Ma vie de musulman s'est inscrite profondément dans ma mémoire : je me  rappelle  encore  très bien cet ·incident dans le Kommando Scierie à l'automne 1940, je vois la scie, les souches empilées, les Blocks, les musulmans qui se réchauffent les uns les autres, leurs gestes. [...] Les derniers moments des musulmans ressemblaient tout à fait à ce qui est dit dans cette chanson du Lager :

Quoi de pire que le musulman ?
Il a le droit de vivre ?
Il est là pour qu'ils le piétinent, le bousculent, le tabassent.
Il erre dans le camp comme un chien perdu.
Tous le repoussent, mais son salut c'est le crématoire.
L'ambulance l'emporte !