Textes

Primo Levi
Si c'est un homme chapitre II

 

Alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte la démolition d’un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond. Il est impossible d’aller plus bas il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.

Nous savons, en disant cela, que nous serons difficilement compris, et il est bon qu’il en soit ainsi. Mais que chacun considère en soi-­‐même toute la valeur, toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède : un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un être cher. Ces choses-­‐là font partie de nous presque autant que les membres de notre corps, et il n’est pas concevable en ce monde d’en être privé, qu’aussitôt nous ne trouvions à les remplacer par d’autres objets, d’autres parties de nous-­‐mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre.

Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le coeur léger, sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est, tout au plus, le critère d’utilité. On comprendra alors le double sens du terme « camp d’extermination » et ce que nous entendons par l’expression « toucher le fond ».

Häftling : j’ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174517 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche.

L’opération a été assez peu douloureuse et extrêmement rapide : on nous a fait mettre en rang par ordre alphabétique, puis on nous a fait défiler un par un devant un habile fonctionnaire muni d’une sorte de poinçon à aiguille courte. Il semble bien que ce soit là une véritable initiation : ce n’est qu’« en montrant le numéro » qu’on a droit au pain et à la soupe. Il nous a fallu bien des jours et bon nombre de gifles et de coups de poing pour nous habituer à montrer rapidement notre numéro afin de ne pas ralentir les opérations de distribution des vivres ; il nous a fallu des semaines et des mois pour en reconnaître le son en allemand. Et pendant plusieurs jours, lorsqu’un vieux réflexe me pousse à regarder l’heure à mon poignet, une ironique substitution m’y fait trouver mon nouveau nom, ce numéro gravé sous la peau en signes bleuâtres.

Ce n’est que beaucoup plus tard que certains d’entre nous se sont peu à peu familiarisés avec la funèbre science des numéros d’Auschwitz, qui résument à eux seuls les étapes de la destruction de l’hébraïsme en Europe. Pour les anciens du camp, le numéro dit tout la date d’arrivée au camp, le convoi dont on faisait partie, la nationalité. 60 65 70 75 80 85 90 95 100 105 110

On traitera toujours avec respect un numéro compris entre 30000 et 80000 : il n’en reste que quelques centaines, qui désignent les rares survivants des ghettos polonais. De même, il s’agit d’ouvrir l’oeil si on doit entrer en affaires avec un 116000 ou un 117000 : ils ne sont plus qu’une quarantaine désormais, mais ce sont des Grecs de Salonique, et ils ont plus d’un tour dans leur sac. Quant aux gros numéros, il s’y attache une note essentiellement comique, comme aux termes de « bleus » ou de « conscrits » dans la vie courante : le gros numéro par excellence est un individu bedonnant, docile et niais, à qui vous pouvez faire croire qu’à l’infirmerie on distribue des chaussures en cuir pour pieds sensibles, et qui est capable sur votre instigation d’y courir séance tenante en vous laissant sa gamelle de soupe « à garder » ; vous pouvez lui vendre une cuillère pour trois rations de pain ; vous pouvez même l’envoyer demander (comme cela m’est arrivé !) au Kapo le plus féroce du camp si c’est bien lui qui commande le Kartoffelschälkommando, le Kommando d’Epluchage de Patates, et s’il est possible de s’y faire enrôler.

C’est d’ailleurs tout le processus d’intégration dans cet univers nouveau, qui nous apparaît sous un jour grotesque et dérisoire.

L’opération de tatouage achevée, on nous a enfermés dans une baraque où on nous a laissés seuls. Les couchettes sont faites, mais on nous a formellement interdit d’y toucher et de nous asseoir dessus : nous passons donc la demi-journée à tourner en rond dans le peu d’espace disponible, toujours tenaillés par la soif. Puis la porte s’ouvre, un garçon en costume rayé entre, petit, maigre, blond, l’air plutôt poli. Il parle français ; nous nous précipitons sur lui à plusieurs, le submergeant de toutes les questions que nous nous sommes jusque-là vainement posées entre nous.

Mais il n’a pas envie de parler ; ici, personne ne parle volontiers. Nous sommes nouveaux, nous n’avons rien et nous ne savons rien, à quoi bon perdre son temps avec nous ? Il nous explique de mauvaise grâce que tous les autres sont au travail et qu’ils rentreront le soir. Lui, il est sorti ce matin de l’infirmerie, et pour aujourd’hui on l’a dispensé de travail. Je lui ai alors demandé (avec une naïveté qui devait me paraître inouïe dès les jours suivants) si on nous rendrait au moins nos brosses à dents ; et lui, sans rire, m’a lancé avec un air de profond mépris : « Vous n’êtes pas à la maison.» C’est le refrain que nous nous entendons répéter de partout : vous n’êtes plus chez vous ; ce n’est pas un sanatorium, ici ; d’ici, on n’en sort que par la cheminée (le sens de ces paroles, nous ne devions que trop bien le comprendre par la suite).

Et justement, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. « Warum ? » dis-­‐je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein warum » (ici il n’y a pas de pourquoi), me répond-­‐il en me repoussant rudement à l’intérieur.

L’explication est monstrueuse, mais simple en ce lieu, tout est interdit, non certes pour des raisons inconnues, mais bien parce que c’est là précisément toute la raison d’être du Lager. Si nous voulons y vivre, il nous faudra le comprendre, et vite.