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Agamben,
Ce qui reste d'Auschwitz ,p 77
2.19

 

Que le problème éthique d'Auschwitz soit celui d l'avilissement de la mort, cela ne va pas de soi. A preuve les contradictions dans lesquelles se sont enferrés ceux qui ont abordé Auschwitz sous cet angle. Et avec eux les auteurs qui, bien avant Ausch­ witz, avaient dénoncé la dégradation de la mort propre à notre temps. Le premier d'entre eux fut Rilke, bien sûr, qui se trouve être ainsi, contre toute attente, la source plus ou moins directe de l'expression d'Entress sur · la production à la chaîne de la mort dans les camps. « Aujourd'hui, on meurt dans cinq cent cin­ quante-neuf lits. Naturellement en série, comme à l'usine. Dans cette énorme production, la mort indi­ viduelle n'est pas aussi bien réussie, mais ce .n'est pas cela qui importe. Ce qui compte, c'est la masse. » (Rilke, 1, p. 26.) Et, à la même époque, Péguy, dans un passage qu'Adorno devait exhumer à propos d'Auschwitz, dénonçait la perte de dignité de la mort dans le monde moderne : « Le monde moderne a réussi à avilir ce qu'il y a peut-être de plus difficil à avilir au monde, parce que c'est quelque chose qui a en soi, comme dans sa texture, une sorte particulière de dignité, comme une incapacité singulière à être avili : il avilit la mort. »

À la mort « en série » Rilke oppose la « mort propre » des heureux temps anciens, la mort que chacun portait en soi « comme un fruit, son noyau » (p. 27), la mort que « l'on possédait » et qui '« confé­ rait à chacun une singulière dignité et une paisible fierté ». Le Livre de la pauvreté et de la mort, écrit sous le choc du séjour parisien, est entièrement consacré à l'avilissement de la mort dans la métropole, où l'impossibilité de vivre devient impossibilité de faire mûrir le fruit de la mort propre, de la « grande mort que tout homme en soi porte » (2, p. 115). Mais ce qui frappe, c'est que, si l'on met de côté le recours · constant à l'imagerie de l'enfantement et de 1 avorte­ ment (« nous accouchons / du fruit mort-né de notre mort », p. 116) et à celle des fruits surs ou mûrs (« leur propre mort pend, verte et sans douceur, / comme un fruit qui eri eux ne mûrira jamais » p. 115), la mort propre ne se distingue de son autre que par le plus abstrait, le plus formel des prédicats : dans l'oppo­ sition propriété/impropriété et intérieur/extérieur. Autrement dit, face à l'expropriation de · la mort accomplie par la modernité, - le poète réagit selon la logique freudienne du deuil : en intériorisant l'objet perdu. Ou comme dans le cas analogue de la mélan­ colie : en faisant apparaître comme exproprié un objet -la mort -pour lequel parler de propre ou d'impropre n'a simplement pas de sens. Ce qui rend « propre » la mort du chambellan Brigge dans son antique demeure d'Ullsgaard, que Malte décrit minutieuse­ ment comme exemple de mort « princière », rien ne nous le dit, sinon le fait qu'il meurt, justement, dans sa · maison, entouré de ses domestiques et de ses chiens. La tentative rilkéenne de rendre à la mort sa « singulière dignité » laisse une impression d'indé­ cence, au point , que le rêve du paysan - achever le seigneur agonisant d'un·coup de « fourche à fumier » - semble à la fin trahir un désir ·secret du poète ..