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Agamben,
Ce qui reste d'Auschwitz ,p 79
2.20

 

De cette formule : « la fabrication de cadavres », Martin Heidegger, maître de Arendt à Fribourg au milieu des années vingt, s'était déjà servi en 1949 pour définir les camps d'extermination. Curieuse­ ment, la « fabrication de cadavres » impliquait là aussi - comme d'ailleurs chez Levi - que pour les victimes de l'extermination on ne pouvait parler de mort, qu'ils ne mouraient pas véritablement, qu'ils n'étaient que des pièces produites dans un processus de travail à la chaîne. « Ils meurent en masse, par centaines de mil­ liers », répète le texte d'une conférence sur la technique prononcée par le philosophe à Brême sous le titre Das Gefahr (« Le Danger »)

. « Ils meurent ? Ils périssent. Ils sont éliminés. Ils meurent ? Ils deviennent des produits manufacturés dans une fabrication de cadavres. Ils meurent ? .Ils sont liquidés imperceptiblement dans les camps d'extermination. [...] Mais mourir [sterben] signifie : endurer la mort dans son être propre. Pouvoir mourir signifie : pouvoir cette endurance résolue; Et nous le pouvons seulement si notre être peut l'être de la mort. [...] Partout, l'immense malheur des innombrables et terribles morts non mortes [ungestorbener Tode], et pourtant l'essence de la mort est interdite à l'homme. » (Heidegger, 1, p. 56.)

À juste titre, on objecta au philosophè quelques années plus tard que, pour un auteur compromis, fût-ce de façon marginale, avec le nazisme, cette allusion rapide aux camps d'extermination était - après des années de silence - pour le moins inopportune. Ce qui est certain en tout cas, c'est que les victimes se voyaient dénier ainsi la dignité de la mort, condamnées à périr - selon une image rappelant celle des « morts avortées » de Rilke - d'une mort non morte. Mais une mort morte, une mort endurée dans son être, qu'est-ce que cela aurait pu vouloir dire dans le camp ? La distinction entre une mort propre et une impropre a-t-elle, Auschwitz, le moindre sens ? .

Le fait est que Etre et temps confère à la mort une fonction éminente. Elle est le lieu d'une expérience décisive qui, sous · le nom d'« être-pour-la-mort », exprime sans doute l'intention dernière de .}'éthique heideggerienne. Car, dans la « décision » qui advient là, l'impropriété quotidienne, faite de bavardage, d'équivoques et de diversions, où l'homme se trouve toujours déjà jeté, se change en propriété ; et la mort anonyme, qui concerne toujours les autres et n'est · jamais vraiment présente, devient la possibilité la plus propre et indépassable. Non que cette possibilité ait un contenu particulier, offre à l'homme quelque chose à être ou à réaliser. Bien au contraire, la mort, envi­ sagée comme possibilité, est absolument vide, elle n'a aucun prestige spécial : elle est la simple possibilité de !'impossibilité de tout comportement et de toute existence. Mais, pour cette raison même, la décision qui éprouve radicalement, dans l'être-pour-la-mort, cette impossibilité et ce vide, se délivre de toute indé­ cision, s'approprie pour la première fois intégrale­ ment son impropriété. Autrement dit, l'expérience de l 'impossibilité incommensurable d'exister est ce par quoi l'homme, racheté de son fourvoiement dans le monde du On, rend possible pour soi son existence factice.

La situation d'Auschwitz dans la conférence de Brême n'en est que plus remarquable. Le camp serait, de ce point de vue, le lieu où il est impossible de faire l'expérience de la mort comme possibilité la plus propre et indépassable, comme possibilité de l'im­ possible. Le lieu, donc, où il n'y a pas d'appropriation de l'impropre, où le règne factice de l'inauthentique ne connaît ni renversements ni exceptions. Et c'est pourquoi, dans les camps (comme en général, selon le philosophe, dans l'époque du triomphe inconditionnel de la technique), l'être de la mort est forclos, et les hommes ne meurent pas, mais se trouvent pro­ duits comme cadavres.

On peut pourtant se demander si l'influence du modèle rilkéen, qui séparait sommairement la mort propre de l'impropre, n'a pas conduit le philosophe à une impasse. Dans l'éthique de Heidegger, çn effet, authenticité et propriété ne planent pas au-dessus de la quotidienneté inauthentique comme un règne idéal surplombant le réel ; ils ne sont rien d'autre qu'une « saisie modifiée de l'impropre », où ne se libèrent que les possibilités factices de l'existence. Selon le principe hOlderlinien que Heidegger invoque souvent - « là où est le danger, là surgit ce qui sauve » -, il devrait justement y avoir, dans la situation extrême du camp, une appropriation et un rachat possibles.

La raison pour laquelle Auschwitz se voit interdire l'expérience de la -mort doit donc être ailleurs, assez puissante pour mettre en cause la possibilité même de la décision authentique et saper le fondement de l'éthique heideggerienne. Le camp est en effet le lieu où toute distinction entre propre et impropre, entre possible et impossible, s'efface radicalement. Car, ici, le principe selon lequel le seul contenu du propre est l'impropre est vérifié exactement par son contraire, qui veut que le seul contenu de l'impropre soit le propre. Et de même que dans l'être-pour-la-mort l'homme s'approprie authentiquement l'inauthen­ tique, de même, dans le camp, les déportés existent quotidiennement et anonymement pour la mort. L'appropriation de l'impropre n'est plus possible parce que l'impropre s'est chargé intégralement du propre et que les hommes .vivent à chaque instant facticement pour leur mort. Cela signifie qu'à Auschwitz on ne peut plus faire de distinction entre la mort et le simple décès, entre mourir et « être liquidé ». « Quand on est libre, écrit Améry en songeant à Heidegger, il est possible d'élaborer des réflexions sur la mort qui ne soient pas des réflexions sur la manière de mourir, sur l'angoisse de l'agonie. » (Améry, p. 44.) Dans le camp, c'est exclu. Et non parce que, comme semble le suggérer Améry, la pensée du mode de la mort (par ·injection de phénol, par le gaz, par les fils électrifiés, '­ par les coups) rendrait superflue la pensée de la mort comme telle. Mais parce que, là où la pensée de la mort a été matériellement réalisée, là où la mort est « vulgaire, bureaucratique et quotidienne » (Levi, 2, p. 145), la mort et le mourir, le mourir et ses modes, la mort et la fabrication de cadavres deviennent indifférents.