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Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz ,p 79 2.23

 

L'ambiguïté du rapport que notre culture entretient avec la mort atteignit son paroxysme après Auschwitz. C'est particulièrement _ patent chez Adorno, qui voulut faire d'Auschwitz une sorte de ligne de partage des eaux. historique, affirmant non seulement que « après Auschwitz on ne peut plus écrire de poème », mais encore que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n'est qu'un tas d'ordures » (Adorno, 1, p. 287). D'un côté, il semble partager les considérations de Arendt et de Heidegger (pour qui, par ailleurs, il n'éprouve aucune sympa­ thie) sur la « fabrication de cadavres », et parle d'une « production en masse » et d'une « réduction du coût · de la mort » ; de l'autre, il moque avec une ironie féroce les prétentions de Rilke (et de Heidegger lui­ même) concernant une mort propre.

« La fameuse prière de Rilke, peut-on lire dans les Minima Moralia, où ildemande à Dieu de donner à chacun sa mort personnelle, n'est qu'une lamentable duperie, pour cacher le fait que les hommes crèvent, un point c'est tout. » (Adorno, 2, p. 217.)

Cette oscillation trahit bien l'incapacité de la raison · à identifier avec certitude le crime spécifique d'Auschwitz. On le condamne, de fait, sous deux chefs d'accusation apparemment contradictoires : d'une part, pour avoir assuré le triomphe incondi­ tionnel de la mort sur la vie, d'autre part pour avoir dégradé, avili la mort. Aucune des deux imputations - et peut-être aucune autre, parce que toute imputation est un geste foncièrement juridique - ne parvient à ·épuiser l'outrage d'Auschwitz, à en saisir les tenants et aboutissants. Comme s'il y avait là une tête de Gor­ gone, qu'on ne peut - ni ne veut - voir à aucun prix, quelque chose de tellement inouï qu'on cherche à le rendre compréhensible en le rabattant sur des catégo­ ries à la fois plus extrêmes et plus familières : vie et mort, dignité et indignité. Entre elles, la vraie marque d'Auschwitz - le musulman, « nerf du camp », que « personne ne veut voir » et qui inscrit dans tout _ témoignage une lacune - flotte sans trouver de place définie. Il est littéralement la larve que notre mémoire s'épuise à. ensevelir, l'incontournable avec qui nous devrons bien régler les comptes. Dans un cas, il se présènte en effet comme le non-vivant, l'être dont la vie n'est pas vraiment la vie ; dans l'autre, comme celui dont la mort ne peut être dite mort, seulement fabrication de cadavres. Autrement dit, comme ins­ cription dans la vie d'une zone morte, et, dans la mort, d'une zone vive. Dans les deux cas - puisque .l'homme voit s'effilocher son lien avec ce qui fait de lui un humain, à savoir le caractère sacré de la mort et de la vie -, c'est l'humanité même de l'homme qui se trouve remise en question. Le musulman est le non­ homme qui se présente obstinément comme homme, et l'humain qu'il est impossible de distinguer de l'inhumain.

S'il en est ainsi, que veut donc dire le rescapé quand il parle du musulman comme du « témoin inté­ gral », le seul dont le témoignage aurait une signifi­ cation générale ? Comment le non-homme pourrait-il témoigner pour l'homme, et celui qui ne peut par défi­ nition témoigner, être le vrai témoin ? Car le titre Si c'est un homme a certainement aussi ce sens : que le nom « homme » s applique avant tout au non-homme, que le témoin intégral de l'homme est celui dont l'humanité fut intégralement détruite. Soit, que l'homme est celui qui peut survivre à l'homme. Si nous appelons « paradoxe de. Levi » la thèse selon laquelle « le musulman est le témoin intégral », alors la compréhension d'Auschwitz - à supposer qu'elle soit possible - coïncidera avec celle du sens et du non-sens de ce paradoxe.