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Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz ,p 79
2.21

 

Grete Salus, une rescapée d'Auschwitz dont la voix sonne toujours juste, a écrit quelque part que « jamais l'homme ne devrait être obligé de supporter tout ce qu'il peut supporter et jamais l'homme ne devrait être obligé de voir que la souffrance poussée à la plus extrême puissance n'a plus rien d'humain » (Langbein, 1, p. 97). Il faut peser cette formule insolite, qui exprime parfaitement le statut modal unique du camp, sa réalité singulière, qui, selon le témoignage des res­ capés, le rend absolument vrai en même temps qu'ini­ maginable. Si en effet, dans l'être-pour-la-mort, il s'agissait de créer le possible à travers l'expérience de l'impossible (la mort), ici c'est l'impossible (la mort en masse) qui se trouve·produit à travers l'expé­ rience intégrale du possible, à travers l'épuisement de son infinité. Le camp est à cet égard la vérification absolue de la politique nazie, laquelle, selon les mots mêmes de Goebbels, était précisément « l'art de rendre possible ce qui paraissait impossible » ( Politik ist- die Kunst, das .unmogliche Scheinende moglich zu machen). Et c'est pourquoi, dans le camp, le geste le plus propre de l'éthique heideggerienne - appropriation de l'impropre, possibilisation de l'existant - est sans effet ; c'est pourquoi « l'essence de la mort est . interdite à l'homme ».

Qui passe par le camp, qu'il y soit englouti ou qu'il y survive, supporte tout ce qu'il peut supporter - même ce qu'il ne voudrait ou ne devrait pas supporter. Mais cette « souffrance poussée à la plus extrême puissance », cet épuisement du possible « n'a plus rien d'humain ». La puissance humaine confine à l'inhumain, l'homme supporte jusqu 'au non-homme. D'où le malaise des rescapés, ce « trouble continuel [...] qui ne porte pas de nom » en quoi Levi reconnaît l'angoisse héritée de la Genèse, « l'angoisse inscrite en chacun de nous du "tohu-bohu", de l'univers désert et vide, écrasé sous l'esprit de Dieu, mais dont l'esprit de l'homme est absent : ou pas encore né ou déjà éteint » (Levi, 2, p. 84). Cela veut dire que l'homme porte en soi le sceau de l'inhumain, que son esprit _ contient en son centre la blessure du non-esprit, du chaos non humain, atrocement livré à son être capable de tout. ·

Le malaise et le témoignage touchent non seulement à ce qui fut fait et souffert, mais à ce qu'on a pu faire et souffrir. C'est ce pouvoir, cette puissance presque infinie de souffrir-qui sont inhumains -et non les faits, non les actions et omissions. Or c'est préci.. sément l'expérience de ce pouvoir qui est refusée aux SS. Les bourreaux répètent tous inlassablement qu'ils ne pouvaient pas faire autrement qu'ils n'ont fait, donc qu'ils ne pouvaient pas tout court, qu'ils devaient, un point c'est tout. Agir sans pouvoir agir se dit : Befehlnotstand, devoir obéir .à un ordre. Ceux-là ont obéi kadavergehorsam, comme un cadavre, disait Eichmann. Certes, les bourreaux aussi ont dû supporter ce qu'ils n'auraient pas dû (ni, quel­ quefois, voulu) supporter ; mais, selon le mot si pro­ fond de Karl Valentin, « ils n'ont pas eu le cran de le pouvoir ». En cela ils sont restés « des hommes », ils n'ont pas fait l'expérience de l'inhumain. Jamais,. peut-être, cette radicale incapacité de « pouvoir » ne fut exprimée avec autant de clarté aveugle que dans le discours de Himmler du 4 octobre 1943 :

« Vous, dans votre majorité, vous devez savoir ce que c'est que 100 cadavres, l'un à côté de l'autre, ou bien 500 ou 1000. D'avoir tenu bon, et, en même temps, à part quel-' ques exceptions causées par la faiblesse humaine, d'être restés des honnêtes hommes, c'est ce qui nous a endurcis. C'est une page de gloire de notre histoire qui n'a jamais été écrite et qui ne le sera jamais. » (Hilberg, p. 871.)

Ce n'est donc pas un hasard si les SS se sont révélés incapables, presque sans exception, de témoigner. Tandis que les victimes témoignaient de leur inhumanisation, du fait qu'elles avaient supporté tout ce qu'elles pouvaient supporter, les bourreaux, tor- turant et assassinant, sont restés des « honnêtes hommes », ils n'ont pas supporté ce que pourtant ils pouvaient supporter. Et si la figure extrême de cette extrême puissance de souffrir est le musulman, on comprend pourquoi les SS n'ont pu le voir, encore moins témoigner pour lui.

« Ils étaient si faibles ; on leur faisait tout ce qu'on voulait. On n'avait rien en commun avec ces gens, aucune possibilité de communication - c'est de là que vient le mépris, je ne comprenais pas comment ils pouvaient se laisser faire. Récemment, j'ai lu un livre sur les lemmings, qui tous les cinq ou six ans se jettent à l'eau pour mourir ; ça m'a rappelé Treblinka. » (Sereny, p. 313.)