Bloc-Notes
index précédent suivant

Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz ,p 79
2.22

 

L'idée que le cadavre mérite un respect particulier, qu' il existe quelque chose comme une dignité de la mort, ne figure pas, en vérité, dans le patrimoine ori­ ginel de l'éthique. Ses racines plongent plutôt. dans la strate la plus archaïque du droit, celle qui se confond en tout point avec la magie. L'honneur et les soins rendus au corps du défunt avaient en effet pour but, à l 'origine, d'empêcher l'âme du mort (ou plus exac­ tement son image ou fantôme) de demeurer dans le monde des vivants comme une présence menaçante (la larva des Latins, l'éidolon . ou le phasma des Grecs). Les rites funèbres servaient à transformer cet être gênant et incertain en puissant ancêtre allié, avec qui l'on entretenait des rapport cultuels bien définis.

Mais le monde archaïque connaissait aussi des pratiques visant à rendre durablement impossible une telle conciliation. Parfois, il s'agissait seulement de neutraliser la présence hostile du fantôme, comme dans le terrible rituel du mascalismos, où les extrémités du corps d'une personne tuée (mains, nez, oreilles, etc.) étaient tranchées puis enfilées sur une cordelette que l'on faisait passer sous ses aisselles, afin que le mort ne puisse plus se venger de l'offense subie. La privation de sépulture (à l'origine du conflit tragique entre Antigone· et ·Créon) était aussi une . forme de vengeance magique exercée contre le corps du mort, condamné ainsi à demeurer une larva, à ne jamais trouver la paix. C'est pourquoi, dans le droit archaïque grec et romain, l'obligation des funérailles était si stricte qu'en l'absence d'un cadavre on exigeait l'inhumation d'un substitut, le colosse, double rituel du défunt (en général, une effigie de bois ou de cire).

Pour s'opposer fermement à ces pratiques magi­ ques, on trouve d'une part le philosophe affirmant qu « le cadavre doit se jeter comme les excréments » (Héraclite, fr. 96), d'autre part le précepte évangé­ lique invitant à laisser les morts enterrer les morts (dont on retrouve l'écho, au sein de l'Eglise, dans le refus d'accomplir les rites funèbres propre à certains <­ courants spirituels franciscains). On peut même dire que ce double héritage, à la fois solidaire et conflic­ tuel - d'un côté magico-juridique, de l'autre philosophico-messianique -, a déterminé dès le départ l'ambivalence de notre culture à l'égard de la dignité de la mort.

Nulle part, peut-être, cette ambivalence n'apparaît avec plus de force que dans l'épisode des Frères Karamazov où le cadavre du starets Zosime dégage une puanteur insupportable. Car ici, les moines affolés devant la cellule du saint starets se partagent bien vite en deux camps : ceux -ils sont la majorité - qui, face à l'évident manque de dignité du mort, lequel se met sur-le-champ, au lieu de répandre une odeur de sain­ teté, à se décomposer de façon obscène, émettent des doutes sur la sainteté de sa vie, et ceux - rares - qui savent que du sort du cadavre on ne peut tirer aucune conclusion au plan éthique. Les relents de putréfac­ tion qui flottent autour de la tête des moines incré­ dules préfigurent à leur ·façon l'odeur fétide que les cheminées des fours crématoires - les « voies du ciel » - répandaient dans les camps. Là aussi, cette puanteur est pour certains le signe de l'outrage suprême qu'Auschwitz a fait subir à la dignité des mortels.