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A propos du musulmans
témoignages extraits de
Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz , p 43-46

 

 

 

« Celui qu'on appelait le "musulman" dans le jargon du camp, le -détenu qui cessait de lutter et que les camarades laissaient tomber, n'avait plus d'espace dans sa conscience où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent pu s'opposer l'un à l'autre. Ce n'était plus qu'un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts. Aussi pénible que cela nous soit, il faut l'exclure de nos considérations. » (Améry, p. 32.)

« Tandis que nous descendions les marches qui conduisaient aux toilettes, ils ont fait descendre avec nous un groupe de Muselmann, comme on les appellerait plus tard : des hommes-momies, des morts vivants. Et ils les ont fait descendre avec nous seulement pour nous les faire voir, comme pour nous dire : "Voilà ce que vous deviendrez". » (Carpi, p. 17.)

« Le SS avançait lentement ; il regardait en direction du musulman qui marchait droit sur lui. Nous avons tous tourné les yeux vers la gauche pour voir ce qui allait se passer. Cet être hébété, sans volonté, traînant ses sabots de bois, finit sa course littéralement dans les bras du SS, qui le couvrit d'injures et Jui assena un coup de cravache sur la tête. Le musulman s'arrêta, sans comprendre ce qui était arrivé, et quand il reçut un deuxième, puis un troisième coup pour avoir oublié d'ôter sa casquette, il fit dans son pantalon, car il souffrait de dysenterie. Quand le SS vit le liquide noir et puant couler sur les sabots, il explosa de rage. Il sejeta sur lui, lui donna des coups de pied au ventre, puis, alors que le malheureux était tombé dans ses excré­ ments, il lui frappa encore la tête et la poitrine. Le musulman ne se défendait pas. Ati premier coup il s'était plié en deux ; encore deux ou trois, et il était mort. » (Ryn et Klodzinski, p. 128-129.)

« En ce qui concerne les maladies de la dénutrition et leurs symptômes, il faut distinguer deux phases. La première se caractérise par un amaigrissement, une asthénie musculaire et une perte d'énergie progressive dans les·mouvements. À ce stade, l'organisme n'a pas encore subi de dommages irréversibles. Les malades ne présentent pas d'autres symptômes que la lenteur des mouvements et la perte du tonus. A part une certaine excitabilité et une irri­ tabilité caractéristique, on ne constate pas non plus d'alté­ rations au plan psychique. Il était difficile de situer préci­ sément le moment du passage d'un stade à l'autre. Chez certains, il se faisait lentement et insensiblement, chez d'autres rapidement. On pouvait estimer que la seconde phase commençait quand l'individu affamé avait perdu ·un tiers de son poids normal. S'il continuait à maigrir, même son visage changeait d'aspect. Le regard devenait opaque et les traits formaient une expression indifférente, machi­ nale et triste. Les yeux se voilaient, les orbites se creusaient profondément. La peau avait une coloration gris pâle, deve­ nait très ·fine et dure comme du papier, commençait à se desquamer. Elle était très sensible à toutes les formes d'infection et de contagion, particulièrement à la gale. Les cheveux devenaient hirsutes, opaques, cassants. La tête s'allongeait, les pommettes saillaient, les orbites se creu­ saient. Le malade respirait lentement, parlait bas et au prix d'un grand effort. Selon la durée de l'état de dénutrition se développaient des œdèmes plus ou moins gros. Ils appa­ raissaient d'abord sur les paupières et sur les pieds, puis en divers endroits selon l'heure de la journée. Le matin, après le repos nocturne, ils touchaient surtout le visage. Le soir, plutôt les pieds, les parties inférieure et supérieure des jambes. La station debout faisait que les liquides s'accu­ mulaient dans la part inférieure du corps. A mesure que l'état de dénutrition s'accentuait, les œdèrnes s'étendaient, surtout chez ceux qui devaient rester debout de longues heures, d'abord sur la partie inférieure des jambes, puis sur les cuisses, sur les fesses, sur les testicules, enfin sur l'abdomen. Aux ballonnements s'ajoutait souvent la diarrhée, qui parfois avait précédé le développement des œdèmes. Dans cette phase les malades devenaient indifférents à tout ce qui se passait autour d'eux. Ils s'excluaient eux-mêmes de toute relation avec l'environnement. S'ils avaient encore la force de se mouvoir, ils le faisaient au ralenti, sans fléchir les genoux. Comme leur température descendait en général au-dessous de 36°, ils tremblaient de froid. Si l'on observait de loin un groupe de malades, ils avaient l'air d'Arabes en prière. C'est de là, j'imagine, que vient le terme d'usage à Auschwitz pour désigner ceux qui étaient en train de mourir de dénutrition : les "musulmans". » (Ryn et Klodzinski, p. 94.)

« Personne n'avait pitié du musulman, il ne ·pouvait compter sur la sympathie de personne. Les autres détenus, qui craignaient sans cesse pour leur vie, ne leur accordaient pas même un regard. Chez les collaborateurs, les musulmans suscitaient colère et soucis ; pour les SS, ils n'étaient que déchets inutiles. Chacun à sa manière, les uns comme les autres ne songeaient qu'à les éliminer. » (Ibid., p. 127.)

« Tous les "musulmans" qui finissent à la chambre à gaz ont la même histoire, ou plutôt ils n'ont pas d'histoire du tout : ils ont suivi la pente jusqu'au bout, naturellement, comme le ruisseau va à la mer. Dès leur arrivée au camp, par incapacité foncière, par malchance, ou à la suite d'un incident banal, ils ont été terrassés avant même d'avoir pu s'adapter. Ils sont pris de vitesse : lorsque enfin ils commencent à apprendre l'allemand et à distinguer quelque chose dans l'infernal enchevêtrement de lois et d'interdits, leur corps est déjà miné, et plus rien désormais ne saurait les sauver de la sélection ou de la mort par faiblesse. Leur vie est courte mais leur nombre infini. Ce sont eux, les Muselmanner, les damnés, le nerf du camp ; eux, la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l'étincelle divine s'est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler des vivants : on hésite à appeler mort une mort qu'ils ne craignent pas parce qu'ils sont trop épuisés pour la comprendre. Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m'est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. » (Levi, 3, p. 96-97.)