Textes

André Schwartz-Bart
Le dernier des justes
(dernières pages)

La badine décrivit un demi-cercle. Les deux jeunes SS eurent un sourire rusé. Ernie gagna en titubant de soulagement la triste mer humaine flottant aux abords de la baraque, et, enlacé par Gol­da, attiré par les petites mains des enfants, il s'y engloutit dans l'attente commune. Enfin, tous furent rassemblés. Lors, un Unter­scharführer les invita à voix haute et en détachant bien ses mots à laisser là leurs bagages et à se rendre au bain en n'emportant que leurs papiers, les objets de valeur et le strict nécessaire pour se laver. Des dizaines de questions se pressèrent à leurs lèvres : fal­lait-il prendre du linge ? pouvait-on défaire les paquets ? retrouve­rait-on ses affaires ? est-ce que rien n'aurait disparu ? Mais les condamnés ne savaient quelle force étrange les obligeait à se taire, à se diriger bien vite sans souffler mot, sans même jeter un coup d'œil en arrière, vers l'entrée pratiquée dans le mur de barbelés de trois mètres de haut, en marge de la baraque au guichet. Soudain, au fond de la place, l'orchestre se remit à jouer et les premières vibrations des moteurs se firent entendre, s'élevèrent dans le ciel encore lourd de brouillard matinal, disparurent dans le lointain. Des formations de SS armés séparaient les condamnés répartis en groupes de cent. Le couloir de barbelés semblait ne pas finir. Tous les dix pas, une affiche : Aux bains et aux inhalations. Puis le troupeau passa devant des hérissons antichars, le long d'un fossé anti­ chars, et à nouveau devant un fil d'acier mince roulé, tordu en buisson ; enfin, le long d'un couloir en plein vent que formaient des mètres et des mètres de barbelés. Ernie portait un petit éva­noui. D'autres se soutenaient entre eux. Et tandis que dans le silence de plus en plus pesant de la foule, dans l'odeur de plus en plus pestilentielle, de légères et suaves paroles prenaient vie sur ses lèvres, scandant le pas des enfants de rêverie, et la marche de Golda d'amour, il lui semblait qu'un silence éternel s'abattait sur le bétail juif conduit à l'abattoir, que nul héritier, que nulle mémoire ne viendraient prolonger la marche silencieuse des victimes ; un chien fidèle ne tremblerait pas, le cœur d'une cloche ne sonnerait pas, seules resteraient les étoiles glissant dans le ciel froid. « O Dieu, se dit soudain le Juste Ernie Lévy, cependant que le sang de la pitié s'écoulait à nouveau de ses paupières, ô Seigneur, nous sommes sortis ainsi il y a des milliers d'années. Nous marchions à travers des déserts secs, à travers la mer Rouge de sang, dans un déluge de larmes salées et amères. Nous sommes très vieux. Nous marchons. Oh ! nous voudrions bien arriver enfin ! »

Le bâtiment ressemblait à un vaste établissement de bains ; à droite et à gauche, des grands pots de béton recelaient des tiges de fleurs fanées. Au pied du petit escalier de bois, un SS moustachu et bienveillant disait aux condamnés : « Il ne vous arrivera rien de pénible ! Il faut seulement respirer très fort, cela fortifie les pou­mons, c'est un moyen de prévenir les maladies contagieuses, c'est une bonne désinfection. » La plupart entraient sans mot dire, pous­sés par ceux qui se trouvaient derrière eux. A l'intérieur, des porte­-manteaux numérotés garnissaient les murs d'une sorte de vestiaire gigantesque où le troupeau se dévêtit tant bien que mal, réconforté par des cicérones SS qui conseillaient de bien retenir les numéros ; des morceaux d'un savon qui semblait de pierre leur furent distri­bués. Golda pria Ernie de ne pas la regarder, et c'est les yeux fer­més, conduit par la jeune fille et les enfants dont les mains lisses se retenaient à ses cuisses nues, qu'il pénétra par la porte à glissière dans la seconde salle où s'entassaient déjà, sous les pom­meaux de douches encastrés dans le piafond, et dans la lumière bleue des petites lampes à grille luisant dans des niches coulées à même le béton, où se pressaient déjà hommes et femmes juives, enfants et vieillards ; les yeux fermés, il subit la poussée des ultimes paquets de chair que les SS enfonçaient maintenant à coups de crosse dans la chambre à gaz ; et les yeux fermés, il sut que la lumière s'éteignait sur les vivants, sur les centaines de femmes juives aux soudaines clameurs de détresse, sur les vieillards dont aussitôt les prières sacrées s'élevèrent avec une force grandissante, sur les enfants martyrs du convoi qui retrou­vaient dans les affres l'innocente fraîcheur des angoisses d'antan et se répandaient tous en exclamations identiques : « Maman ! Et pourtant j 'étais sage ! il fait noir ! il fait noir !... » Et cependant que les premiers effluves de gaz « Cyclon B » s'infiltraient entre les grands corps suants, pour se déposer, à l'étage inférieur, sur le tapis agité de têtes enfantines, Emie se libérant de 1'étreinte muette de la jeune fille se pencha dans le noir vers les gosses blot­tis jusqu'entre ses jambes et se mit à hurler de toute la douceur et de toute la force de son âme :

-Respirez fort, mes agneaux, respirez vite !

Quand la nappe de gaz eut tout recouvert, il y eut dans le ciel noir de la chambre de mort un silence d'environ une minute, coupé seulement par les hautes quintes de toux et par les manifes­tations de ceux qui étaient trop enfoncés dans 1'agonie pour en faire 1'offrande ; et ruisseau d'abord, puis cascade, torrent irrépressible de majesté, le poème qu'à travers la fumée des incendies et par-dessus les bûchers de l'histoire, les Juifs - qui depuis deux mille ans ne portaient pas l'épée et n'eurent jamais ni royaumes de mission ni esclaves de couleur -, le vieux poème d'amour qu'ils traçaient en lettres de sang sur la dure écorce terrestre déferla dans la chambre à gaz, 1'investit, en domina le sombre ricanement abyssal : « CREMA ISRAËL ADONAÏ ELOHENOU ADONAÏ EH'OTH... " Ecoute Israël, l'Eternel notre Dieu, l'Eternel est Un. O Seigneur, par ta grâce tu nourris les vivants, et par ta grande miséricorde tu ressuscites les morts ; et tu soutiens les faibles, guéris les malades, brises le fer des esclaves ; et tu gardes fidèlement tes promesses à ceux qui dorment dans la poussière. Qui est comme toi, ô Père miséricordieux, et qui peut te ressembler ?... »

Les voix mouraient une à une le long du poème inachevé ; déjà, les enfants expirants plantaient leurs ongles dans les cuisses d'Ernie, en un suprême recours, et déjà l'étreinte de Golda se faisait plus molle, ses baisers s'estompaient, quand s'accrochant farouche au cou de l'aimé elle exhala en un souffle discordant :

- Je ne te reverrai donc plus jamais ? Plus jamais ?

Ernie parvint à rejeter l'aiguille de feu perçant sa gorge et cependant que le corps féminin s'affaissait contre lui, les yeux exorbités dans la nuit opaque, il cria tout contre l'oreille de Golda , inanimée:

- Tout à l'heure, je te le jure !...

Puis il sut qu'il ne pouvait plus rien pour personne au monde, et dans l'éclair qui précéda son propre anéantissement, il se sou­vint avec bonheur de la légende de rabbi Chanina ben Teradion, telle que la rapportait joyeusement l'ancêtre : lorsque le doux rab­bi, enveloppé dans le rouleau de la Thora, fut jeté par les Romains sur le bûcher pour avoir enseigné la Loi, et qu'on alluma les fagots aux branches vertes encore pour faire durer son supplice, les élèves lui dirent : Maître, que vois-tu ? Et rabbi Chanina répondit :

- Je vois le parchemin qui brûle, mais les lettres s'envolent ... Oh oui, sûrement, les lettres s 'envolent, se répéta Ernie Lévy tandis que la flamme qui embrasait sa poitrine, d'un seul coup, envahit son cerveau. De ses bras moribonds, il étreignit le corps de Golda en un geste déjà inconscient de protection aimante, et c'est dans cette posture que les trouva une demi-heure plus tard l'équipe du Sonderkommando chargée de brûler les Juifs au four crématoire. Il en fut ainsi de millions, qui passèrent de l'état de Luftmensch à celui de Luft. Je ne traduirai pas. Ainsi donc, cette histoire ne s'achèvera pas sur quelque tombe à visiter en souvenir. Car la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques : les particules s'assemblent et se dispersent au vent, qui les pousse. Le seul pèlerinage serait, estimable lecteur, de regarder parfois un ciel d'orage avec mélancolie.

Et loué. Auschwitz. Soit. Maïdanek.,L'Eternel. Treblinka. Et loué. Buchenwald. Soit. Matthausen. L'Eternel. Belzec. Et loué. Sobibor. Soit. Chelmno.,L'Eternel. Ponary. Et loué. Theresienstadt. Soit. Varsovie. L'Eternel. Vilno. Et loué. Skarzysko. Soit. Bergen-Bels, en. L'Eternel. Janow. Et loué. Dora. Soit. Neuengamme. L'Eternel. Pustkow. Et loué... Parfois, il est vrai, le cœur veut crever de chagrin. Mais souvent aussi, le soir de préférence, je ne puis m'empêcher de penser qu'Emie Lévy, mort six millions de fois, est encore vivant, quelque part, je ne sais où... Hier, comme je tremblais de désespoir au milieu de la rue, cloué au sol, une goutte de pitié tomba d'en haut sur mon visage ; mais il n'y avait nul souffle dans l'air, aucun nuage dans le ciel... il n'y avait qu'une présence.