μεταφυσικά

M Conche, Métaphysique
Avertissement *

 

En 2003, répondant aux questions d'André Comte-Sponville, je résumais ma philosophie en trente-cinq points 1, que je reprends ici avec quelques modifications:


1) La philosophie est «recherche de la Vérité par la lumière naturelle» (Descartes) au sujet du Tout de la réalité, et de la place de l'homme dans le Tout.

2) Le sens des mots «réalité », ou «être », ne va pas de soi: la question de la signification de 1'« être» (einai) doit être posée (cf. Montaigne, Essais, II, XII,'p. 526, éd. pUP).

3} Du point de vue du temps« rétréci» qui est le nôtre (cf. Présence de la Nature, PUP, chap. VI), l'être est l'essence existante, l'ousia (exemple: il y a une abeille).

4} Il n'y a pas d'essence non existante (malgré Platon).

5) Du point de vue du temps infini, qui est celui de la Nature, tous les êtres, y compris l'homme, ne sont que des apparences fugitives: de là la catégorie de l'Apparence, comme n'ayant pas l'être pour corrélat (cf. Pyrrhon ou l'apparence, PUP).

6) La philosophie n'est ni recherche du bonheur, ni recherche d'une Sagesse qui serait possession de la Vérité, car posséder la Vérité (absolue) est impossible; mais elle a pour condition une sagesse, car sans une certaine sagesse (faite de paix intérieure et d'indifférence à l'inessentiel) on ne peut se vouer à la recherche de la Vérité.

7) En tant que tentative' de concevoir le Tout de la réalité, la philosophie est dite « métaphysique» ; et toute philosophie qui mérite ce nom est d'abord métaphysique (cf. Descartes, Lettre-préface de l'édition française des Principes de la philosophie).

8) La philosophie, comme métaphysique, n'est pas une science, et n'a pas à prétendre se présenter comme science (malgré Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science). Il n'y a pas de connaissance philosophique (qui ferait l'unanimité des philosophes). Une philosophie est un essai qui fait appel à toutes les ressources de l'homme (cf. Platon, République, VII, 518 C), et pas seulement la raison.

9) Une philosophie porte la marque d'une personnalité.

10) Le Tout de la réalité pouvant être conçu de différentes façons, plusieurs métaphysiques sont possibles, entre lesquelles le choix se fait non par la démonstration (il n'y a pas de preuves en métaphysique), mais par la méditation (cf. Descartes, «Méditations» métaphysiques).

11) Philosopher consiste à méditer sur l'ensemble de ce qui se montre, qui s'offre à tous les regards et dont chacun peut parler, non à partir de ce qui ne se montre pas et qui n'est pas objet d'évidence ,mais de croyance.

12) Les philosophies aliénées à une foi pré-donnée, comme le cartésianisme, le kantisme, le hegélianisme, sont -quelle que . soit la valeur de certaines de leurs analyses -des mixtes de philosophie et de théologie, des philosophies théologisées.

13) Le Dieu du monothéisme est un objet culturel relatif à des cultures particulières, alors que la Nature est ce qui s'offre avec évidence à tous les hommes.

14) Il n'y a rien d'autre que la Nature: elle est le Tout. Rien ne la limite: elle est donc infinie.

15) La Nature n'est pas un être; elle est 1'« Être», si l'on entend par là ce qui demeure -mais l'Être, en ce sens, n'exclut pas le Devenir.

16) La Nature est à comprendre non comme développement, dévidage, enchaînement ou concaténation de causes, mais comme improvisation; la Nature est poète (cf. L'aléatoire, PUF, chap. VII, § 4).

17) Le monde n'est que le visage de la Nature; il y a des mondes innombrables (chaque vivant vit dans son monde) : la Nature a de multiples visages.

18) La science n'a pas affaire au Tout de la Nature; l'univers du big bang n'est que peu de chose dans l'immensité (cf. Pascal, Pensées, fr. 72 Br.).

19) La Nature est la Phusis grecque; étant omni-englobante, elle comprend l'homme en elle.

20) Une philosophie de la Nature, comme le Site de toutes choses ou l'Englobant universel, doit pouvoir réaliser l'accord des esprits et, à l'époque de la mondialisation, permettre un oecuménisme philosophique -qui n'irait pas sans une sagesse naturaliste.

21) La liberté est la condition sans laquelle il n'y aurait pas cette capacité d'ouverture à la vérité qu'est l'homme (et qui fait la différence avec l'animal).

22) Il y a plusieurs métaphysiques, mais il n'y a qu'une morale: la morale des droits de -l'homme définit ce qui est l'absolu moral pour notre époque.

23) La morale n'est pas affaire d'opinion; elle se fonde sur le simple fait du dialogue et ce qu'il implique -à savoir, se justifie à partir du fait que, dans le dialogue, tout homme reconnaisse son interlocuteur comme étant en droit son égal (cf. Le fondement de la morale, PUF).

24) L'obligation morale, dans la . forme qu'elle a à notre époque, comme obligation pour tous les humains d'aider tous les humains, est un trait constitutif de l'être-au-monde (= Dasein) qui est le nôtre aujourd'hui (cf. Analyse de l'amour et autres sujets, PUF, chap. II).

25) La morale est une, les éthiques sont multiples; alors que la morale enveloppe la notion d'obligation inconditionnelle, l'éthique relève du libre choix de chacun.

26) L'éthique du bonheur (vivre pour être heureux) n'est qu'une des éthiques possibles.

27) Il y a, pour l'homme, de multiples manières d'être vraiment; l'homme, dans la vérité de son être, est causa sui (cf. Quelle philosophie pour demain ?, PUF, chap. IV, § 3).

28) Une sagesse est une éthique cohérente avec une métaphysique.

29) La sagesse tragique, qui n'est orientée ni vers le plaisir ni vers le bonheur, vise à donner le plus de valeur possible à la vie et à l'oeuvre, en dépit de leur caractère périssable (cf. Orientation philosophique, PUF, chap. VII). 30) TI n'y a pas d'autre vie pour l'homme que celle qu'il a eue.

31) On avance dans l'incertain: l'avenir est inanticipable au-delà du court terme.

32) Lorsque le bonheur, selon sa nature, survient sans , être attendu ni espéré, le sage l'accueille avec gratitude.

33) Parce que les guerres se font pour des motifs que les enfants ne peuvent comprendre, et que, d'ailleurs, toute guerre est injuste au premier innocent tué, le sage ne participe à aucune guerre. Cependant, il ne dit pas: «Ne résistez pas à l'envahisseur.»

34) Le sens de la vie est dans l'amour pour ceux qui viennent après nous.

35) Le sens de l' oeuvre est dans cet amour.


La façon dont je voyais les choses en 2003 est encore la mienne aujourd'hui: non que je me repose le moins du monde sur ce que rai écrit et sur mes évidences anciennes, mais je revois sans cesse, en pensée, ce qui m'a semblé vrai et je vérifie constamment que cela me semble encore vrai aujourd'hui. Outre cela, depuis 2003, je n'ai pas tout à fait vécu pour rien. Dans les cinq tomes de mon Journal étrange, alors que j'ai fait une large place à divers épisodes de ma vie concrète, je me suis plu à quelques incursions dans plusieurs domaines de la philosophie. Cependant, dans les chapitres du présent ouvrage, ce que l'on voit, c'est ce sur quoi ma pensée, au fil des années, s'est faite le plùs insistante -à savoir, mon sentiment de l'Infini -, au point que j'incline maintenant à définir le philosophe comme celui qui voit et pense toutes choses sur le fond de l'Infini. Il s'agit, certes, d'une expérience métaphysique, mais qui est au fond de toutes mes expériences, y compris de celles que j'ai relatées dans mon Journal étrange, de sorte qu'en définitive ce Journal ne semble pas étranger à mon être de philosophe.

 


pour une lecture plus aisée j'ai séparé les 35 points qui dans le texte source forment un seul paragraphe

1. Confession d'un philosophe, Albin Michel, chap. XXXVI.