μεταφυσικά

Marcel CONCHE,
Temps et destin,
p. 98-102.

Le temps du destin, au sens absolu, est le temps absolument englobant, qui précède tous les autres temps et leur survit, en qui donc tout autre temps a son commencement et sa fin, lui-même étant sans commencement ni fin, donc infini et éternel : le temps du destin est le temps éternel. C’est le temps de la nature, si la nature ne repose pas sur autre chose, comme un simple fini, mais si elle est ce en quoi tout fini a sa fin, elle-même ne commençant ni ne finissant en rien d’autre qu’elle-même.

La nature est le fond de tous les êtres, et l’homme ne fait pas exception. Tout être est d’abord nature – non pas toute la nature mais une partie de la nature, car il est lié à un corps déterminé. Les hommes, comme les animaux et les plantes, ont des corps ou plutôt sont des corps. Ils sont par là constamment en état de péril. La nature n’aurait pu nous protéger qu’en ne nous faisant pas naître. La seule manière d’être absolument protégé est de n’être pas. Etre signifie être dans le risque. Par le corps, la nature nous rend visible, destructible, nous expose.

La nature n’est pas ce qui nous protège, mais, au contraire, ce à cause de quoi aucun être n’est protégé. Tout être, par la nature en lui, est hors de toute protection. Par elle il est, à peine mis au jour, exposé à périr. C’est que la nature n’a pour fin aucun être fini. Elle est indifférente à tous les êtres, n’en distingue aucun, n’en veut préserver aucun. Dire que le fond des êtres est la nature, c’est dire que ce qui est est le Premier et le plus ancien, antérieur à tout, non comme dépassé mais comme toujours présent au fond de tout être, n’est pas l’éternité mais le temps, n’est pas la permanence mais l’impermanence, que l’assise de toutes choses n’est pas le roc mais le sable, ou, en d’autres termes, n’est pas l’Essence mais le phénomène, non le phénomène-de ou le phénomène-pour, mais le phénomène en soi, le phénomène absolu. Qu’est-ce que la nature ? L’éternelle mobilité de la métaphysique, l’éternel mouvement de la physique, le feu qui en changeant se repose d’Héraclite. Le fond des choses n’est que mouvance, instabilité, apparence. Tout ce qui veut se fixer, s’établir, et ainsi contredit à la loi du changement essentiel, par exemple tel corps ayant une unité organique, ou même une unité de simple cohésion, doit un jour ou l’autre « retourner au fond », c’est-à-dire périr. La nature ainsi est conçue est « la puissance », comme dit Hölderlin : elle règne sur tout, même sur les dieux ; tout lui est et lui reste toujours soumis, y compris les dieux.

Cela signifie-t-il que tout soit soumis à la nature comme à un destin ? Sans doute la nature destine tous les êtres, mais n’y a-t-il pas moyen de ne pas se sentir soumis au destin, de ne pas le sentir peser ? Il est intéressant de recueillir ici le point de vue de Hölderlin, d’après qui, en ce sens, il n’y a pas de destin pour les dieux :

Dieux qui n’êtes pas soumis au destin ! Fleurissez

Toujours jeunes au-dessus de moi qui vieillis,

Etrangers au Destin, pareils à l’enfant

Qui dort au berceau, vivent les Immortels [1].

Pourquoi ? les dieux dont il s’agit sont les « dieux bons » de la nature : le Soleil, la Lune, l’Ether lumineux, etc. Ils ne sont pas soumis au destin car ils vivent de la vie même de la nature : ils ne se rebellent pas contre elle et ne lui opposent pas leur temps propre, mais ils en partagent la vie. Dès lors ils sont constamment jeunes et renouvelés dans leur jeunesse comme et avec la nature même. Cette perpétuelle jeunesse vient de leur capacité d’oubli, de leur absence de mémoire : ils ne cherchent pas à retenir, à fixer ; sans cesse, au contraire, ils se laissent aller doucement au néant, et ainsi à chaque instant recommencent à vivre d’une vie toujours renouvelée. Lorsqu’ils meurent, c’est après être restés jeunes toujours, car c’est seulement par le souvenir que nous vieillissons, le souvenir qui compare et marque les dates. Les dieux de la nature vivent en Immortels. Ils ne sont pas concernés par la mort, et, lorsqu’ils meurent, c’est sans avoir jamais été mortels.

L’homme, lui, est soumis au destin. Il meurt et prévoit sa mort.

Car les oiseaux des bois ont l’âme plus légère,

Mais la poitrine de l’homme se gonfle de plus d’orgueil ;

Et lui qui prévoit le lointain avenir,

Prévoit aussi la mort et, seul de tous les êtres, il la craint [2].

Les oiseaux vivent dans les bois comme des dieux. Ils ont l’âme légère car elle n’est pas alourdie par la crainte de la mort. Cela parce qu’ils sont sans orgueil. Ils vivent dans l’acceptation simple du néant de leur être. Sans révolte contre la disparition continuée de leur vie, ils vivent maintenant, sans plus. Ils ne prétendent pas, comme l’homme, vivre encore ce qu’ils ne vivent plus ou vivre déjà ce qu’ils ne vivent pas encore. Absolument contemporains de leur destin, le destin ne pèse pas sur eux. Ce qui sépare les dieux et les hommes : le destin qui pèse sur les seconds, donc aussi la Peur de la mort :

Je le savais : depuis que la Peur informe, enracinée en nous,

Sépare les dieux et les hommes,

Pour l’apaiser par un sacrifice sanglant,

Il faut que meure le cœur des amants [3].

Une Peur diffuse est le fond affectif de notre être, la tonalité affective fondamentale. La peur est toujours là.

Si l’homme craint la mort, c’est, certes, qu’il ne veut pas mourir. Au fond de lui-même, il est cela : une volonté de ne pas mourir. Non pas seulement de vivre, mais de ne pas laisser sa vie à l’abandon de la non-mémoire. Or, nous l’avons dit, tout être, y compris l’homme, est en son fond nature. Qui dit « nature » dit changement, devenir […]. La nature ne sépare pas la vie de la mort, mais l’homme les sépare, veut la vie sans la mort. La nature, par la mort, fait abstraction de son être. Mais l’homme nie l’abstraction qui le nie. En son fond, il nie le fond naturel de son être. La temporalité humaine est la négation du temps de la nature. Mais ce temps qu’il nie, l’homme le porte en lui-même. L’homme ne se bâtit qu’en s’opposant au principe destructeur qu’il a en lui.

 

 

 


[1] Hölderlin, Poèmes, traduction de G. Bianquis, Aubier, p. 351.

[2] Hölderlin, « L’Homme », ibid., p. 151.

[3] « L’adieu », ibid., p. 205.