index précédent suivant

Désaffectés

Quoi de plus triste qu'un lieu de prière désaffecté ? Ce à quoi je songeais en regardant les photos d'Yves sur l'église orthodoxe de Djerba. Dédiée à Saint Nicolas, patron des pêcheurs, cette église fut fondée en 1890, elle avait été construite pour les membres de la petite colonie grecque qui s'était installée là, essentiellement des pêcheurs de poissons et d'éponges. Ce n'est pas le seul édifice de rite chrétien : il y a aussi l'église St Joseph, construite un peu plus tôt (1848) pour des pêcheurs d'origine maltaise qui s'était installés ici. Elles viennent rejoindre cette longue liste de mosquées qui, parsemées comme l'était autrefois la population sur tout le territoire de l’île, mais harmonieusement disposées aussi le long des côtes où elles servirent de garde-côtes, construites parfois comme des petites forteresses.

Ensemble, elles traduisent plusieurs choses qui, toutes, me laissent songeur :

St Nicolas

Sans doute suis-je habitué à ce retrait du religieux dans ce vieux pays laïc et qui semble vouloir se déchristianiser à vitesse vertigineuse depuis la fin de la 2e guerre mondiale quoique je ne parvienne pas tout à fait à ne pas méfier des ironies de l’histoire qui n'en sont pas à leurs premiers surprenants retournements. A l'échelle d'une vie en tout cas, la pente aura semblé irrésistible qui, quand il demeurait vivace, réfugia le sentiment religieux dans l'intimité de l'espace privé tout en évidant cathédrales, églises ou chapelles. Encore demeuraient-elles lieux de visite, délices des touristes.

Car que reste-t-il de nous, une fois offensées les superbes de nos princes et rongés les délires des puissants, sinon les lieux de nos ferveurs dont les ultimes échos vibrent encore qui évident nos âmes ? Car, comment ne pas l'avouer, je reste en la matière, plutôt partagé : m'indisposent toujours toute incantation de la prêtraille, pour quelque obédience qu'elle officie, où je vois plus d'inquisition toujours que de générosité; plus d'obsession maladive à s'emparer des âmes, quitte à les brûler si elles ne cheminent pas dans le bon sens, et les régir à l'unisson que d'intercession ou de révélation qui m'exhaussât ou tout au moins m'arrachât à la si pesante glaise. Pour autant, je ne résiste jamais ni à une église oubliée d'un village trop à l'écart, ni à la majesté d'un cloître, ni même à la démesure intime d'une crypte. Rien n'est plus faux que la fatuité de la Renaissance, si belle par ailleurs, qui rejeta tout ce qui la précéda d'un méprisant obscurantisme médiéval ! Voici époque, chez nous, il en fut d'autres ailleurs, qui sut embraser toute la cité dans une même ferveur, réunir dans le même effort créateur qui, même sans occulter ses sombres facettes, sait encore susciter élan qui ne laisse nulle âme insensible.

Nous pouvons, du haut de nos certitudes, nous gausser ou inquiéter de la prégnance ici du religieux … que fîmes nous, chez nous, si longtemps ? qu'imposâmes-nous aux populations que nous soumettions ?

Oui, je crois bien que tout en me réjouissant de la disparition du prêtre, où je vois toujours plutôt la figure de l'entremetteur que de l'intercesseur, je me désole du retrait du religieux, de l'affaissement de cet élan qui voulut inscrire en chaque instant de notre quotidien, en chaque recoin de nos efforts, quelque chose de la reconnaissance, de la ferveur qui nous rappelle à notre dignité. Il y avait quelque grandeur à se vouloir nation de prêtres.

Il est des lieux plus ou moins habités - et je ne saurais ni l'expliquer ni dire comment je le perçois. Jamais je ne sus résister aux tremblements intimes de la crypte de Notre Dame de Chartres ni à cette étrange sensation d'y être, comme nulle part ailleurs, … chez moi. Qu'elle soit vide, ou pleine à craquer comme je la vis quelque fois pour une cérémonie de mariage, qu'y crépitent les flashs de touristes indélicats ou bien règne un silence que ces lieux méritent tant, à chaque fois, comment l'écrire, une voix ? une présence ? une musique - comme une plainte si obsédante qu'on cessât de la vouloir entendre ? un poème peut-être en forme de litanie ou d'incantation qui vous répéterait, comme autant d'impétueuses objurgations, que, non, décidément, vous ne pouvez être que ceci, vous restreindre à ces ridicules affairements, qu'il y a, ici, quelque chose qui vous appelle ailleurs à quoi l'on ne saurait se soustraire.

Un appel ? ce serait trop dire ! une vocation ? ce serait bien présomptueux ! quelque chose comme l'ultime écho de ce qui toujours fait dire non et refuser à la fois le monde tel qu'il se pose et oppose, mais soi-même aussi pour cette impétueuse - mais si paresseuse en même temps - brutalité animale où G Bataille entrevit les entrailles de l'humain ! comme la lointaine rémanence de cet voix qui, dit-on, écarta le berger Moïse de son chemin. Car, toujours cette voix fait dévier et se retourner. Platon a beau enrober son histoire : oui, bien sûr, dans la caverne, un jour les liens se sont déliés qui permirent à l'homme de se retourner et de comprendre, même lentement, même difficilement, même par étapes successives d'éblouissements et de doutes, que ce qu'il avait tenu jusqu'alors pour vrai et évident n'était qu'illusoire artefact. Oui, il s'est retourné - Jerusalem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum eût chanté le contre-ténor de la leçon des Ténèbres - mais qui lui a délié les liens ?

Où il y a de l'être, cette voix tonitrue - comment ne pas l'entendre ? [1]

 

C'est pour cela que ces photos sont troublantes qui disent une rencontre qui n'a plus lieu … Qui finalement a rompu ? J'entends encore la colère divine suite à l'épisode du Veau d'or. Cette menace, à peine voilée, d'en finir, une fois pour toute. Le grand délaissement ; l'invraisemblable retournement - quelque chose comme une création à l'envers - une déconstruction plus encore qu'une destruction. Regardons, tout est encore à sa place mais évidé de sens, de vie, de trouble ou d'émoi. Comme si les objets puisant dans leur ultime réserve d'énergie, résistaient encore à l'entropie ou qu'ils retardassent encore un petit peu la fatale dispersion centrifuge des atomes. Le funambule presque à l'arrêt sur le fil qui sépare ordre et désordre, bientôt va tomber. De quel côté ? Regardez, la poussière n'est pas loin ! et ce qui par déclinaison s'était presque par inadvertance combiné, désormais se délite comme prix à payer de notre négligence. C'est ici qu'il est tombé - et rien n'est plus triste, vraiment, que ce dépareillement.

Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.
Οὗτος ἦν ἐν ἀρχῇ πρὸς τὸν θεόν.
Πάντα δι’ αὐτοῦ ἐγένετο, καὶ χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἓν ὃ γέγονεν.
Ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν, καὶ ἡ ζωὴ ἦν τὸ φῶς τῶν ἀνθρώπων,
καὶ τὸ φῶς ἐν τῇ σκοτίᾳ φαίνει, καὶ ἡ σκοτία αὐτὸ οὐ κατέλαβεν.
Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
Elle était au commencement avec Dieu.
Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle.
En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue.
Moïse était parvenu pourtant à retenir le bras divin qui résolut de tenir sa promesse ! Le grand évidement eschatologique n'aura pas été le fait de Dieu ; ce sont les hommes qui s'éloignèrent. Ici comme ailleurs ce ne sont pas les lieux déserts qui angoissent ; mais les lieux désertés. Nul n'ose imaginer de Prince, superbe et triomphant, glorieux de ses victoires, prodigue d'ambitions que nul ne viendrait honorer ; personne, servir ; dont le palais aussi vaste que glacial n'accueillît aucun hôte. Point n'est besoin d'écrire d'Apocalypse ; point la peine de promettre l'enchaînement de la Bête … Le Mal n'est pas entré dans le monde par quelque révolte des anges ! il aura simplement suffi de notre lente indifférence pour lui ménager quelque anfractuosité par où s'insinuer .

Quelle tempête fallut-il pour éteindre ainsi toute ferveur ?

Me voici, cruellement désemparé devant mes contradictions : je regimbe aisément devant l'empire des prêtres ; je l'ai écrit. Me désole plus encore devant la désolation de ces lieux. Rien n'est plus cruel qu'une rencontre qui n'a plus lieu ; qu'une alliance qui se déchire ; qu'une main tendue qu'on ne saisit pas ou, pire encore, plus.

J'ai vu, en ces terres arides, ce qu'il faut d’acharnement, d'entêtement, de soin mais d'attachement aussi pour que la terre néanmoins réponde à nos sollicitations et nous donne à survivre sinon à vivre ;ai vu surtout combien peu de temps il faut pour que, nous éloignés, elle lie pacte avec la poussière et bientôt le sable.

A sa façon, la terre s'en est allée, muette et virtuelle, nous laissant toute la place : mais le résultat est plus qu'inquiétant …

Je sais les sols ravagés, les terres épuisées et les hommes uniquement préoccupés de leurs conquêtes parsemer les champs de cadavres et de mines, de poisons et de désespoirs. L'homme seul est si rarement glorieux ! Mais peut-être est-ce l'inverse qui se produisit : qu'au spectacle de nos hontes, mensonges et meurtrissures, qu'y aurait-il d'étonnant que le divin se voilant la face, détournât son regard - même plus de colère - de dégoût? J'essaie d'imaginer combien il faudrait d'efforts et de suppliques pour qu'à nos prières désormais vaines répondent l'effritement des choses, l'épuisement des ardeurs, l'obscurcissement des aubes, l'amnésie de l'autre et l'éveil de nos cris et de nos haines. Quoi, je ne sais vraiment, me souffle à l'oreille que nous ne saurons jamais que décliner face au dieu absent.

Pourquoi d'ailleurs me pose-je cette question ? J'en connais la réponse ! Ceux qui quittèrent cette synagogue, en ces matins de printemps 1944 sous les coups des nazis ou plus tard des Croix de fer, éprouvèrent dans les cris, les pleurs cette sidérale solitude d'un monde que le divin eût déserté. Ils en avaient vu ; tellement et depuis si longtemps et l'histoire de leur peuple, de leurs familles, les récits que parfois l'on se transmettait en les chuchotant pour ne pas effrayer les enfants le ressassaient jusqu'au dégoût. Mais là c'était de bien autre chose dont il s'agissait que ces rancœurs recuites, ces petites haines savamment entretenues. Là c'était un ouragan, indomptable et d'ailleurs immaîtrisé comme si nuages et éclairs avaient chassé Dieu du ciel et que celui-ci impuissant n'eût rien pu faire là contre ou que, pire encore, définitivement lassé par l'impiété des hommes, il eût jeté l'éponge … Et se fût désintéressé de sa création. En ces temps-là, l'humain fut véritablement seul et jamais la promesse d'un Messie ne fut plus lointaine de toute réalisation… Et pourtant ! J'en connais qui revinrent la foi chevillée au cœur ; d'autres qui ne survécurent qu'en ayant égaré leur piété : c'est ici peut être même réponse. Mais c'est avec une insondable tristesse que je songe aux ultimes regards de ceux qui succombèrent tout en implorant en vain, abandonnés qu'ils furent par les hommes comme par le divin. Écrasés par le silence que les uns comme l'autre leur opposèrent.

Est-il plus tragique solitude ?

Cette synagogue visitée à Budapest, désertée, elle aussi me troubla comme peu d'endroits : elle était habitée ! oh bien sûr, dira-t-on, le souffle de tous ceux qui d'ici ne revinrent pas ! non bien plus. Non, ils ne moururent peut-être pas seuls. Il est peut-être encore des lieux que la laideur et la haine n'envahissent pas ; il est des lieux sans doute encore préservés qui puissent accueillir l'être et où le divin puisse se sentir chez lui.

Une synagogue abandonnée à Budapest

 

Mon attachement aux lieux de culte tient à ceci et non seulement à la beauté de leurs ornements. Ne dit-on pas aux enfants que n'est pas mort celui qui vient de partir tant que quelqu'un pense à lui ? Qu'à chaque carrefour, une église - et où plus qu'à Rome le peut-on voir ? - une mosquée, un temple ou une synagogue parviennent à dessiner un espace où les affairements ordinaires, les petits intérêts et désirs sordides cèdent le pas, ressuscite l'antique espoir, ravive l'intime injonction à s'exhausser ; donne vigueur à ce qui demeure en nous de digne. J'aime le récit de Conche soulignant qu'en son pays l'on continue à appeler chemin du moulin ce sentier qui depuis longtemps ne mène plus à rien - autre façon de dire que le chemin prévaut sur le terre et la quête sur la conquête. Peut-être n'est-il plus de Dieu, n'y en eut-il jamais ou s'est-il seulement éloigné ; pourtant la quête d'être - que d'aucuns nomment métaphysique - ne saurait être autre chose que ce chemin qui mène à Dieu ; au moulin.

Je tire de tout ceci un strict parallèle et elle tient en ceci la réponse à mes contradictions : dans ces lieux que déserte l'esprit il y a sans doute ce double mouvement d'une humanité qui se détourne et d'un divin qui se lasse. Je ne tiens pas pour rien que religion et négligence fussent antonymes. Il y a tout ce que nous avons raté, omis sans pourtant pouvoir véritablement nous y résoudre.

Tant pis si l'on y voit demain retrait pathétique parce que je ne réfute justement pas que ce soit le fait de l'âge : il n'est pas d'existence qui vaille qui ne tente de tenir, à bras tendus et au risque incessant d'y perdre l'équilibre, les deux pulsions contraires qui nous incitent à toujours lorgner là-bas au bout du chemin mais pourtant de laisser trace qui ne souille ni n'insulte, n'entrave ni n'empèse et offre à l'être de quoi se nourrir et réjouir. La terre nourrit mais ne rassasie pas.

Nous avons tragiquement désappris le dialogue avec la terre ! et manquons souvent de bien peu de désapprendre le dialogue avec l'être. Voici ce que je lis dans ces photos.

 

 

 


1)

Entendre, d'abord ne pas abandonner

De l'impossible surdité