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De l'impossible surdité

Mais qu'est-ce qu'obéir et obéir à quoi ?

Car, comme par la désobéissance d'un seul homme beaucoup ont été rendus pécheurs, de même par l'obéissance d'un seul beaucoup seront rendus justes.
ὥσπερ γὰρ διὰ τῆς παρακοῆς τοῦ ἑνὸς ἀνθρώπου ἁμαρτωλοὶ κατεστάθησαν οἱ πολλοί, οὕτως καὶ διὰ τῆς ὑπακοῆς τοῦ ἑνὸς δίκαιοι κατασταθήσονται οἱ πολλοί.
sicut enim per inoboedientiam unius hominis peccatores constituti sunt multi ita et per unius oboeditionem iusti constituentur multi Rom, 5, 19

On l'a écrit déjà, obéir c'est écouter : de oboedire - prêter l'oreille à quelqu'un - du grec ακουω et ακουη - bruit, son, nouvelle. Le bruit, le son, le verbe qu'ils soient musique ou parole, chant ou sermon, toujours vous adviennent sans qu'on y prenne nécessairement garde à l'origine ; s'imposent à vous, presque involontairement. Que je les écoute, les scrute pour les mieux percevoir ou que je me contente de les entendre paresseusement, toujours ils m'obligent comme un donné incontournable. Comme un commandement ? Est-ce d'ailleurs un hasard si ακουσιος signifie contre son gré, involontaire ou encore qui contraint ?

Une voix s'élève ; un souffle, une parole, peut-être simplement le vent s'insinuant dans les feuillages bruissant de mélopées, qu'importe. Je l'entends, ne puis que l'entendre. Je peux toujours s'il m'agrée, fermer les yeux et ne rien voir ; au reste ce serait même inutile tant nous affectons de ne voir que ce que nous voulons bien voir. Je puis me gaver de substances anesthésiantes pour ne rien sentir ; au reste n'est-ce pas ce que nous faisons d'ordinaire à longueur de trépidations en nous gavant d'imaginaires, de délices et de contraintes ? Mais jamais nous ne parvenons à nous boucher les oreilles au point de ne pas percevoir le bruit de fond du monde. Sans doute est-ce pour cela que nous le couvrons de ce brouhaha immense et continu que nous appelons civilisation : des bruits de la ville à cette musique dont nous saturons nos oreilles, des cris de haine aux cliquetis des armes. Cela se tente parfois, même sous la noble aspiration d'une méditation sereine mais en réalité se couper du monde nous est interdit et ne feignons d'y parvenir qu'en rajoutant du vacarme au tumulte. Mais la voix, le souffle, la parole demeure, qui ne s'éteint jamais, presque inaudible, présente pourtant.

Au commencement était le Verbe, dit Jean. Mais le Verbe est ειρω qui dit l'acte du lien, du nœud, de l'entrelacs bien avant celui de la parole prononcée et je rêve de lire combien ρεω avant de signifier dire, signale ce qui coule, ruisselle, s'élance ... Rembrandt avait vu juste de faire ainsi l'ange susurrer à l'oreille de Matthieu. Presque inaudible tant elle est couverte le plus souvent par le vacarme de nos affairements mondains. L'entendre c'est lui donner sa chance. L'isoler. S'isoler.

Il faut en tirer la leçon qui est double. Ne pas écouter est impossible qui revient en réalité à écouter autre chose. Ne pas obéir est impossible qui se réduit seulement à se soumettre à une autre voix. Être au monde c'est être traversé de part en part par l'écho ultime de l'être.

Trois courts récits qui n'en forment peut-être qu'un seul

Il n'est pas besoin d'une connaissance profonde pour découvrir la condition imparfaite des sciences de notre époque, car même la multitude, à l'extérieur des portes, peut, à partir du tapage et des cris, juger que tout ne va pas bien à l'intérieur. [...] La victoire n'est pas gagnée par les hommes en armes qui manient la pique et l'épée, mais par les trompettes, les tambours et les musiciens de l'armée.
D Hume Traité de la nature humaine, Introduction
Toute notre culture le dit et répète : que seraient notre histoire - nos histoires - sans ces bruits, fureur, cliquetis de nos armes, ou cris vengeurs ? au point que même les débats philosophiques y ressemblent ce que Hume ne s'est pas privé de souligner. Nos textes sacrés n'imaginent pas la création autrement que sous la forme soudaine de tonnerre et d'éclairs fendant l'obscurité et l'on ne saurait oublier ainsi le Im Anfange schuf Gott Himmel und Erde de Haydn qui conjugue sur le mot Lumière un fortissimo tonitruant. Le bruit est partout, qui nous accompagne et pénètre si bien que nous manquera toujours l'essentiel pour comprendre les Grecs, ignorant la musique qui fut la leur, qui pourtant accompagne tous leurs récits.

Les sirènes d'abord, bien sûr, telles qu'Homère nous les relate. Voici créatures au chant si sublime que nul l'entendant ne saurait résister, courant ainsi à sa perte. Ulysse le sachant, se fait attacher pour ne pas succomber. Nul récit ne dit mieux cette musique qui vous pénètre et à quoi l'on n'échappe pas. Mais cette musique est de mort, quand bien même elle serait le fait de femmes superbes, à la voix d'or ... Lyre, flûte et voix, font perdre aux hommes tout sens de l'orientation si bien que leurs bateaux échouant sur les récifs, ils se font dévorer par elles. Mais d'où viennent-elles ces sirènes mi-femmes, mi-oiseaux incarnant jusqu'à la caricature la figure ambivalente de la femme - séductrice mais mortifère ?

On l'oublie souvent, où les récits commencent de s'enchevêtrer, elles étaient les compagnes de jeu de Perséphone. Est-ce pour avoir laissé Hadès l'emmener sans rien (pouvoir) faire ou au contraire pour les remercier d'avoir neuf jours durant secondé Déméter dans la recherche de sa fille, toujours est-il que les voici pourvues, tels des oiseaux libres, d'ailes, de plumes et de griffes sans pour autant perdre leurs visages de femmes et donc leurs voix ... Filles de la Muse Calliope (ou de Terpsichore) les voici prédestinées à la beauté, à servir la voix.

Second enchevêtrement, Calliope est également la mère d'Orphée qui est l'aède, poète musicien par excellence, prophète à ses heures. On le sait, il perdit son épouse, mordue par un serpent, et, inconsolable, partit la rechercher dans les Enfers. Grâce à son art, il réussit à endormir Cerbère le gardien de l'entrée des Enfers, puis émut Hadès lui-même qui, à condition de ne pas se retourner ni de parler à Eurydice, lui accorda la vie d'Eurydice. On sait ce qu'il advint ... Il demeura inconsolable. A sa mort, peut-être provoquée par les Bacchantes jalouses de le voir ainsi demeurer fidèle à son amour, Phoebus attacha au sol, par de tortueuses racines, toutes les Bacchantes présentes à la mort d'Orphée. et les racines grimpant, elles finirent métamorphosées en arbres.

Étrange configuration que celle de ces récits qui mêlent systématiquement la musique à la mort soit parce qu'elle la produit (les sirènes mais ce fut déjà le cas pour Panoptès tué par Hermès et sa musique) soit parce qu'elle est incapable de l'empêcher. Étonnante répétition du destin qui fait le salut se manquer à la dernière minute (Perséphone, vaincue par la ruse avait mangé sept pépins de grenade ; Orphée, par maladresse, mégarde se retourne)

Ce qui, à chaque fois, perd le héros, tient à la relation entretenue avec l'extérieur, tient à ce qui inexorablement pénètre son corps (bruit, nourriture) mais, faut-il le dire aussi ce qui le sauve. Orphée incarne à lui seul le pouvoir des muses dont il est le fils : c'est lui qui traduit au mieux les bruits du monde, sa respiration. La légende veut que ce soit en se promenant et entendant les coups répétés sur l'enclume d'un forgeron que Pythagore saisit les rapports constants entre eux : d'un même tenant il révéla musique et arithmétique !

Sans doute est-elle ici, la leçon à tirer de ces récits enchevêtrés qui tissent la toile des origines : bien sûr il n'y est question que de rapt, de mort, de violence mais en même temps que de la puissance d'évitement que contient la musique. La rupture n'est sans doute pas aussi grande qu'on le crut d'entre bruit et musique et j'imagine assez bien que cette dernière ne soit jamais que le sens humain que nous n'avons jamais cessé de vouloir donner au bruit de fond du monde. L'écouter, c'est saisir les archaïques répétitions que suggère le tohu-bohu initial ; le surprendre c'est repérer le rythme même de la création où d'un mouvement qui ressemble à s'y méprendre à celui de la respiration, se scandent à six reprises les temps de la séparation qui donnent le la de la fondation du monde et se terminent tous par et Dieu vit que c'était bon.

Bruit et rythmes nous entourent, nous encerclent et sans doute nous disent - ruissellent vers nous. Comment ne pas les entendre ? Du vent qui chante d'entre les feuillages bruissant au tonnerre qui gronde ; parfois même, plus inquiétants des craquèlements de la terre quand elle se prend de trembler aux bourrasques des volcans ; mais plus près de nous, et parfois en nous, ces rythmes du corps, de la respiration au cœur haletant. Oui le monde chante : de la terre qui crisse à nos corps qui brament, nous ne faisons jamais que rajouter d'autres bruits, ceux de la ville, de nos affairements et, souvent, de nos vains bavardages.

L'a-t-on assez souligné ? Il n'est pas de rite, religieux, primitif ou mystique, qui ne s'accompagnât de musique. Elle est le champ du monde, le refrain de la création continuée. Et je gage que lorsqu'un Leibniz traqua les combinatoires de l'harmonie préétablie, ce dût bien être sur fond d'un choral de Bach qu'il y songea ...

Cette voix, surgie des entrailles de la terre, ce chant susurré du plus intime de mon être, comment ne pas l'entendre ?

Voici !

Dès lors que nous entreprenons de penser, méditer ou seulement songer, que nous nous enquérons de saisir quelque chose du monde, toujours nous nous mettons à l'écart ; fuyons tout ce qui ressemblerait à un parasite. Moïse, appelé, se détourne de son chemin et rejoint, en un coin reculé, lumière ardente du buisson et parole. Montaigne s'était retiré dans sa librairie et le chercheur contemporain dans son laboratoire. Y songe-t-on assez : on ne pense pas bien sur la place publique ! on n'y entend rien de trop entendre.

Les sciences modernes s'enorgueillissent d'avoir inventé outre l'expérience, l'expérimentation qui est, à l'écart d'une réalité trop mêlée, trop brouillonne, l'invention d'un réel où fût isolé cela même que l'on cherche à comprendre et observer. Elles ont tort ! elles ne font que reproduire l'antique geste, involontaire certes, de Thalès, la prudence du sage grec, la provocation de Diogène en son tonneau, ou le silence de l'ermite en sa caverne. Thalès nous l'avait pourtant fait comprendre : trop de lumière empêche de rien discerner. Il n'est de lueur qu'à l'ombre de l'obscurité. Il en va de même ici. Trop de bruit interdit de rien entendre : il n'est de musique que par la grâce du silence ou du soupir. Platon avait sans doute tort : méditer n'est pas sortir de la caverne. Mais y entrer.

Écouter le bruit de fond du monde impose le silence.

Je comprends soudain tout ce qui peut me surprendre - plus que me gêner - dans cette cohorte brownienne de citadins empressés de rejoindre son labeur, mais cloîtrée sous son casque d'ambiance. J'ai longtemps imaginé que ce fût là manière moderne de refuser le rapport à l'autre, trop présent en ces espaces confinés que la ville nous réserve. J'oubliais que casque, même étymologiquement, signifiait briser. En réalité ce n'est pas seulement d'avec l'autre qu'un mur ainsi s'érige. Mais d'avec le monde.

 

Josué entendit la voix du peuple, qui poussait des cris, et il dit à Moïse: Il y a un cri de guerre dans le camp.
Moïse répondit: Ce n'est ni un cri de vainqueurs, ni un cri de vaincus; ce que j'entends, c'est la voix de gens qui chantent.
Ex, 32,17
 Ne surtout pas voir ; ne surtout pas entendre ; ne pas vouloir comprendre ! Ceux-là, à proprement parler désobéissent. Cessent de vouloir écouter, en couvrant d'une voix bien plus tonitruante encore, le susurrement de l'être. Celui-là même de l'ange à nos oreilles. Que font-ils d'autre, ceux-là, sinon reproduire ce même geste d'impatience au pied du Sinaï ? Couvrir d'une autre voix, celle qu'ils ne voulurent pas entendre, ou s'impatientaient d'écouter. Regarder ailleurs ...

Mais quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
Mt, 6, 6
Je comprends mieux, alors, l'impératif du silence ; le florilège de l'écart. La parole, qu'elle soit de commandement ou de prière, jamais n'éclot de la foule ni n'émerge d'une place publique. Le silence est la chance offerte de la Parole. Oui, c'est bien de ceci qu'il s'agit : désobéir pour n'entendre plus cette voix qui appelle à l'être.

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