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Semi-conducteur

Revenir encore sur ce passage parce qu'il donne incontestablement une des clés que nous cherchions. Elle se trouve à la croisée des trois lignes que nous avions repérées . Sous toute morale, il y a une théorie du mal et donc du bien. Une conception de la faute et donc du salut. Une manière donc de penser notre rapport au monde.

Mais cette théorie - même si étymologiquement elle relève de la contemplation - ne se dévoile pas toute seule, ni d'ailleurs d'un seul tenant. Tel croit l'avoir saisie mais voici qu'elle lui échappe et n'en aura, au mieux, saisi que la surface. Tel autre maugrée d'y soupçonner rien moins qu'une dogmatique qui l'asservira. Tel autre enfin la toise d'un œil indifférent et sans doute agacé d'avoir d'autres affaires bien plus importantes où vaquer.

24.17  L'aspect de la gloire de l'Éternel était comme un feu dévorant sur le sommet de la montagne, aux yeux des enfants d'Israël. 24.18  Moïse entra au milieu de la nuée, et il monta sur la montagne. Moïse demeura sur la montagne quarante jours et quarante nuits.[...]
32.1  Le peuple, voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne, s'assembla autour d'Aaron, et lui dit: Allons! fais-nous un dieu qui marche devant nous, car ce Moïse, cet homme qui nous a fait sortir du pays d'Égypte, nous ne savons ce qu'il est devenu.
Ex

Il ne suffit décidément pas d'entendre, ni même d'y reconnaître un commandement, pour le saisir ... Il aura suffi de quelques quarante jours pour que le peuple, s'impatientant, aille quérir d'autre guides ! Mettre ceci sur le compte de cette nuque raide ou sur cette incirconcision de cœur ? Comment comprendre ce dialogue qui semble n'aller jamais de soi, ne fonctionner que dans un seul sens ?

Semi-conducteur.

3 Apories

Étienne, le premier martyr

Il faut écouter Étienne, en ce long discours qui occupe les soixante versets du livre VII des Actes des Apôtres : plutôt fin rhéteur, il fait aisément justice des accusations de blasphème contre Dieu, Moïse, la Loi et le Temple mais ce faisant, brossant une assez saisissante fresque de l'histoire d'Israël, il pointe chacun des manquements de ce peuple à l'Alliance : vengeance des Patriarches contre Joseph ; menaces contre Moïse - qui t'a fait chef et juge - ; l'épisode du veau d'or. et tous ces retournements contre chacun des prophètes ...

Hommes au cou raide, incirconcis de coeur et d'oreilles! vous vous opposez toujours au Saint Esprit. Ce que vos pères ont été, vous l'êtes aussi.
Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils pas persécuté? Ils ont tué ceux qui annonçaient d'avance la venue du Juste, que vous avez livré maintenant, et dont vous avez été les meurtriers,
vous qui avez reçu la loi d'après des commandements d'anges, et qui ne l'avez point gardée!...
Ac, 7, 51-53
[...]
Et ils lapidaient Étienne, qui priait et disait: Seigneur Jésus, reçois mon esprit! 7.60 Puis, s'étant mis à genoux, il s'écria d'une voix forte: Seigneur, ne leur impute pas ce péché! Et, après ces paroles, il s'endormit.
7,59-60

L'homme est habile, sans doute est-il cultivé à l'instar de Saül de Tarse qui assiste à la scène : voici, au cœur du second drame et du premier martyre de l'ère chrétienne ce délicat mélange de dialectique grecque et d'interprétation hébraïque, mais évidemment Étienne ne fait qu'attiser la colère des sacrificateurs et n'emporte pas l'adhésion de Saül - il y faudra bien plus - voici en quelque sorte, en une scène curieuse, à peine suggérée, la sagesse grecque et les signes hébraïques en dialogue avec eux-mêmes ; voici l'homme, bravache, qui soudain abandonne l'argumentaire et cède à l'invective. Et proclame leur infidélité aux sacrificateurs rappelant en filigrane le et les ténèbres ne l'ont point reçue de Jn 1, 5

Voici, on ne peut mieux illustré combien la lettre tue c'est-à-dire met en accusation...

Il y a plus. Les Actes initient une démarche : aux onze, qui bientôt s'adjoignent Matthias pour remplacer Judas, mission est confiée de poursuivre la tâche interrompue d'annonce de la Nouvelle - ce dont la glossolalie est évidemment le symbole parfait. Relais de la parole, ils occupent exactement la même position vis-à-vis du Christ qu'Aaron vis-à-vis de Moïse : porte-parole, transmetteurs. Il importe donc de lui être fidèle en tout. Débute ainsi en même temps cette démarche d'imitation que l'on retrouve de la thaumaturgie à la mort suppliciée. Que l'on retrouve dans cette étonnante transfiguration de ces hommes qui, il y a peu, semblaient encore fragiles, hésitants et sans cesse demandeurs d'explications et de signes mais qui, subitement, semblent dominer de toute assurance la hauteur de leur position. Or, l'imitation, chez Étienne, va jusqu'à reproduire le pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font.

Nuançons cependant : le pardon va à la foule ; l'accusation aux accusateurs.

1 -

C'est que, tapie au plus profond de la doctrine chrétienne, il y a sinon une contradiction en tout cas une aporie : le pardon peut certes être accordé, même à l'ultime instant, à ceux qui ont entendu mais pas compris, à ceux, simples ou naïfs, qui ont suivi la voix tracée par les princes ; il est refusé à ces derniers, aux prêtres, aux sacrificateurs, à tous ceux dont ce fut le métier - la mission - que d'interpréter et guider, d'être des intermédiaires mais qui n'ont pas su ou voulu le faire ; à ceux surtout qui, par rigidité et paresse intellectuelle, ou pire encore, par intérêt, ne se sont pas contentés de suivre le mouvement mais l'ont initié et ont, en quelque sorte, jeté de l'huile sur le feux.

L'un des malfaiteurs crucifiés l'injuriait, disant : N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et sauve-nous !
Mais l'autre le reprenait, et disait : Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation ?
Pour nous, c'est justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos crimes ; mais celui-ci n'a rien fait de mal. Et il dit à Jésus : Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne.
Jésus lui répondit : Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis.
Luc, 23, 39-43

Rien n'est plus édifiant à cet égard que l'épisode du bon et du mauvais larron : on y voit bien la provocation de l'un - faire passer son intérêt immédiat, sa volonté avant celle du Père - il en va ici de la même ruse dont avait usé Satan dans l'épisode du désert. Mais où se joue son blasphème* est plus subtil : il y a bien offense et elle consiste dans ce stratagème visant à nier la divinité du Christ mais cette négation n'est pas proclamée mais au contraire suggérée par ce Sauve-toi toi-même qui n'aura pas lieu. Il s'agit bien d'une médisance ! Intéressant ici que chacun impute à l'autre l'anathème du blasphème : le Christ est en croix pour avoir affirmé sa divinité et avoir ainsi offensé les commandements ; Gesmas quant à lui provoque pour nier cette divinité.

A l'inverse, on comprend ce qu'il peut y avoir de vertueux dans l'attitude de Dismas : lui, reconnaît le divin et se soumet à la loi, à la règle ; reconnaît ses fautes et s'offusque de l'iniquité du Christ en croix ...

Qu'en tirer comme leçon sinon que la divinité ne se prouve pas, ne relève ni des signes ni d'une quelconque argumentation, mais se reconnaît en s'y soumettant ?

Seconde leçon qui dessine la première des semi-conductions que je supposais : le divin est accusé mais n'accuse pas. Est provoqué mais ne provoque pas. Répond au blasphème par l'euphémisme ... par l'intercession.

On l'avait vu déjà dans la figure de Satan et combien à cet égard l'expression d'antéchrist à un sens profond : non pas parce qu'il serait contre lui, s'y opposant terme à terme - ce qu'il est effectivement - mais parce qu'il est plutôt son exact négatif. Tous deux occupent la place d’intermédiaire, de messager ; d'ange ; tous deux occupent la même place dans le dispositif mais le Christ est un rassembleur, il tente l'union ou plus exactement la réunion - en ceci il est symbole. Satan, en revanche, cherche à séparer, et donc pousse à la faute - en ceci il est diable. Le premier appelle ; convoque ; le second provoque ; révoque.

La morale n'est pas affaire d'opinion; elle se fonde sur le simple fait du dialogue et ce qu'il implique -à savoir, se justifie à partir du fait que, dans le dialogue, tout homme reconnaisse son interlocuteur comme étant en droit son égal
M Conche Métaphysique, Avertissement

Seconde figure de semi-conduction pour au moins deux raisons : d'une part c'est toujours le divin qui prend l'initiative de la relation contrairement, on l'a vu, aux religions dites païennes ; d'autre part, et surtout, parce que si ce dialogue qu'entame le divin avec l'humain implique bien une reconnaissance, il ne s'agit en aucune manière pour autant d'une reconnaissance entre égaux ; d'une quelconque parité. Autant le dialogue entre les hommes suppose effectivement la reconnaissance de l'autre non seulement en son existence mais en sa capacité libre de penser identiquement à soi-même ; autant effectivement le fondement de la morale - qui régit mon rapport à l'autre - réside effectivement, selon M Conche, dans le dialogue, autant ici, s'agissant du rapport de l'homme au divin, quoiqu'il y ait incontestablement reconnaissance, il ne saurait s'agir d'une reconnaissance à parité.

Ceci cesse-t-il pour autant d'être un dialogue ? Non, au moins dans le sens où les deux interlocuteurs se parlent et parfois s'invectivent ; où Dieu se plaint de n'être pas entendu et parfois se met en fureur mais où l'autre - Moïse en l'occurrence - n'hésite pas à formuler des requêtes (Ex 33,18-34:9) ; où le Christ prêche mais se soucie en même temps de répondre aux questions de ses disciples. Non au sens déjà souligné où le fait même de se révéler à l'homme, et de le faire notamment sous la forme du Décalogue suppose à la fois la capacité de l'homme à l'entendre et comprendre et celle d'y déroger - sinon le commandement eût été inutile.

Est-ce ceci qu'entend Agamben lorsqu'il évoque une ontologie du commandement ? Force en tout cas est de constater que ce dialogue s'énonce effectivement toujours sous la forme de l'impératif : la prière, elle aussi exprimée à l'impératif, constituant la réponse humaine au commandement divin. Est-ce à dire qu'être, pour l'homme, revienne à obéir, que ceci concerne son être-au-monde mais plus généralement sa relation à Dieu ?

C’est ici toute la nuance pouvant se jouer entre obéir et se soumettre ; tout le rapport avec l'autorité et le pouvoir - en tout cas avec les autorités en place et les pouvoirs politiques ... Nous avons tous en mémoire le Rendez à César ce qui appartient à César : il est une autre forme du je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir. Mais ce qui peut s'entendre du Christ, dont on peut admettre la mission plus spirituelle que temporelle - une mission qui, dès lors s'entend plus en terme de construction que de destruction ou de conflit - qui aurait pour résultat ultime mais non pour objectif l'effondrement des fausses autorités, peut-il s'entendre de la même manière pour l'homme lui-même ? Et, de manière plus générale, peut-on, doit-on, sans nuance, mettre sur un même plan d'égalité les rapports homme/dieu et les rapports entre les hommes ?

2 -

C'est que, tapie au plus profond de la doctrine chrétienne, il y a sinon une contradiction en tout cas une aporie : elle tient tout entière dans cet appel à l'obéissance simultanément à l'affirmation du libre arbitre, ce dernier fût il grevé du péché originel. A l'appel à un engagement intime à se mettre au service.

le secret de la véritable langue de commandement est qu’elle ne fait pas de promesses mais qu’elle pose des exigences. Le bonheur le plus profond de l’homme consiste à être sacrifié, et l’art suprême du commandement à montrer des buts qui soient dignes de sacrifice E Jünger, le TravailleurS'agit-il, en évoquant une ontologie du commandement, d'affirmer que l'être au monde de l'homme réside dans l'obéissance ? qu'il n'y ait d'autre voie pour se réaliser que la soumission à un ordre qui le dépasse ? On voit bien dans l'histoire combien cette logique, chaque fois qu'elle fut affirmée en comptant pour négligeable l'arbitre humain a débouché sur des logiques perverses : ce sera bien l'une des antiennes du fascisme que de considérer l'individu comme quantité négligeable ou ne pouvant prendre sa pleine mesure que dans l’État, de privilégier la communauté ou l'enracinement (du Blut und Boden au nomos de la Terre). C'est pourtant précisément avec cette logique identitaire que semble rompre le christianisme - il n'y a plus ni juifs ni grecs ...- Servitude volontaire n'est peut-être pas cet élégant ou fort ironique oxymore que nous soupçonnions : après tout, de l'histoire des sciences avec F Bacon ou même Descartes à l'histoire politique avec Rousseau [3], nous sommes habitués à ces retournements qui transmuent la contrainte en moyen, en opportunité, qui rabattent la pseudo-liberté récusant toute contrainte en un simple caprice, impuissant ; infécond.

Deux notions me semblent ici se télescoper qui, ensemble, constituent le paradoxe évoqué :

C’est pour la liberté que Christ nous a affranchis. Demeurez donc fermes, et ne vous laissez pas mettre de nouveau sous le joug de la servitude. Voici, moi Paul, je vous dis que, si vous vous faites circoncire, Christ ne vous servira de rien. Et je proteste encore une fois à tout homme qui se fait circoncire, qu’il est tenu de pratiquer la loi tout entière
Gal

3 -

C'est que, tapie au plus profond de la doctrine chrétienne, il y a sinon une contradiction en tout cas une aporie : d'un côté un message tout entier axé autour du Aime ton prochain comme toi-même présenté comme la synthèse parfaite du Décalogue, laissant entendre que le salut par les œuvres est possible, qu'il y suffit de bonne volonté, et de la foi pour gagner le Royaume des cieux. Mais de l'autre, le péché originel qui plombe la destinée humaine et ne laisse espérance d'un quelconque salut que par la grâce qu'il agréerait à Dieu d'accorder ou non.

Cette aporie connaît au moins deux variantes : comment conjuguer la toute-puissance divine avec l'existence du mal sans faire jouer le libre-arbitre humain ? Mais si libre-arbitre il y a, et donc puissance de dire non et de déroger aux commandements, comment justifier que l'homme n'en fût doté que pour, à l'arrivée, se soumettre à un principe qui le dépasse sachant, en outre, que cette soumission n'est même pas suffisante pour assurer le salut ?

Celui qui vaincra héritera ces choses; je serai son Dieu, et il sera mon fils. 21.8 Mais pour les lâches, les incrédules, les abominables, les meurtriers, les impudiques, les enchanteurs, les idolâtres, et tous les menteurs, leur part sera dans l'étang ardent de feu et de soufre, ce qui est la seconde mort. 21.9
[...]
Dehors les chiens, les enchanteurs, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres, et quiconque aime et pratique le mensonge! 22.16 Moi, Jésus, j'ai envoyé mon ange pour vous attester ces choses dans les Églises. Je suis le rejeton et la postérité de David, l'étoile brillante du matin. Ap, 22. 17

Une lecture des Évangiles et même de l'Apocalypse semble pourtant donner une réponse apparemment simple  : idolâtrie, mensonge, crime et impudicité constituent bien le carré du mal, ceci même qui vous condamne. Ce qui suggère deux réflexions :

Je crois même qu'on pourrait donner une bonne description des sociétés prétendument démocratiques dans lesquelles nous vivons par ce simple constat que, au sein de ces sociétés, l'ontologie du commandement a pris la place de l'ontologie de l'assertion non sous la forme claire d'un impératif, mais sous celle, plus insidieuse, du conseil, 'de l'invite, de l'avertissement donnés au nom de la sécurité, de sorte que l'obéissance à un ordre prend la forme d'une coopération et, souvent, celle d'un commandement donné à soi-même. Je ne pense pas ici seulement à la sphère de la publicité ni à celle des prescriptions sécuritaires données sous forme d'invitations, mais aussi à la sphère des dispositifs technologiques. Ces dispositifs sont définis par le fait que le sujet qui les utilise croit les commander (et, en effet, il presse des touches définies comme « commandes »), mais en réalité il ne fait qu'obéir à un commandement inscrit dans la structure même du dispositif. Le citoyen libre des sociétés démocratico-technologiques est un être qui obéit sans cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement.
Agamben p 46-60

Ce que suggère Agamben en soulignant le retour du refoulé que représenterait la domination moderne d'une ontologie du commandement, c'est bien que derrière cette suprématie apparente du commander, se jouerait en réalité une victoire de l'obéir. Une curieuse relation où manquerait toujours un des deux termes comme si pour dieu commander appelait logiquement l'obéissance sans y atteindre jamais ou que, pour l'homme, commander fût une illusion qui revînt à une obéissance incontournable. Un système en forme de semi-conduction où l'obéissance suppose toujours le commandement mais ce dernier que lui-même. On pourra toujours s'interroger sur les raisons qui font l'homme obéir - le plus bel exemple en demeure encore La Boétie et son Discours de la servitude volontaire  - et l'on ne manquera pas d'en trouver tant peuvent y entrer autant intérêt que raison, conviction que lâcheté, malchance que renoncement, demeure toujours ouverte la question de ce commencement qui prend l'allure du commandement.

On comprendra mieux en tout cas la place initiale de l'interdiction de l’idolâtrie : pour autant que commander revienne à commencer, que seul celui qui se trouve à la place initiale d'une série causale puisse la déterminer, alors, invariablement celui qui se targue de vouloir et de commander, ne serait ce que dans sa propre et limitée sphère d'influence, celui-là, qu'il le veuille ou non, usurpe la place inaugurale, usurpe la place du divin. Se peut-il être d'autre place pour qui est créé, qui occupe ainsi la seconde place, que celle du serviteur, de celui qui obéit et ne peut qu'obéir ?

Pour autant ... et en même temps !

Où sans doute on reconnaîtra toute l’ambiguïté - ou duplicité - de Heidegger : que peut bien signifier cet irréfragable retour du refoulé que représenterait cette ontologie du commandement sinon cet arraisonnement de l’Être où Heidegger concevait la marque de la modernité, une marque qu'il fait mine de réprouver, qu'il avait cependant encensée en évoquant la vérité et grandeur interne du mouvement nazi (qu'il définit précisément comme la rencontre, la correspondance entre la technique déterminée planétairement et l'homme moderne) ; que peut-il signifier sinon un aller sans retour ?

Voici ce que j'entends : une disposition, que Dieu a confirmée antérieurement, ne peut pas être annulée, et ainsi la promesse rendue vaine, par la loi survenue quatre cents trente ans plus tard.
Car si l'héritage venait de la loi, il ne viendrait plus de la promesse ; or, c'est par la promesse que Dieu a fait à Abraham ce don de sa grâce.
Pourquoi donc la loi ? Elle a été donnée ensuite à cause des transgressions, jusqu'à ce que vînt la postérité à qui la promesse avait été faite ; elle a été promulguée par des anges, au moyen d'un médiateur.
Or, le médiateur n'est pas médiateur d'un seul, tandis que Dieu est un seul.
La loi est-elle donc contre les promesses de Dieu ? Loin de là ! S'il eût été donné une loi qui pût procurer la vie, la justice viendrait réellement de la loi.
Mais l'Écriture a tout renfermé sous le péché, afin que ce qui avait été promis fût donné par la foi en Jésus Christ à ceux qui croient.
Avant que la foi vînt, nous étions enfermés sous la garde de la loi, en vue de la foi qui devait être révélée.
Ainsi la loi a été comme un pédagogue pour nous conduire à Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi.
La foi étant venue, nous ne sommes plus sous ce pédagogue.
Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus Christ ;
vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.
Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus Christ.
Et si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d'Abraham, héritiers selon la promesse
Gal, 3, 17-29
Cela nous mènerait trop loin, qui n'est de toute manière pas notre objet ici, que de repérer ce qui, dans la démarche de Heidegger peut avoir de trouble. Sa conception même du Da-Sein comme jeté dans pas dans le monde, mais dans un monde, l'utilisation même du terme werfen - jeter - qui renvoie non pas à la naissance humaine mais à l'accouchement animal, celle encore de leiben - Leib signifie corps - en lieu et place de leben - vivre - son hostilité systématique à Descartes et à son ego cogitans, celle enfin, non moins systématique à toute référence chrétienne, tout cela, oui, donne un sens on ne peut plus inquiétant à cet arraisonnement comme vérité interne. Il ne fait aucun doute, ce que sa conception de l'habiter avait déjà suggéré, qu'il y a chez Heidegger une approche de l'enracinement très Blut und Boden, qui se situe en tout cas aux antipodes de la foi chrétienne entendue comme libératrice. [4]

Mais il y a lieu en tout cas de se défier de ces lourds retournement qui permettront à un Carl Schmitt de suggérer que les crimes nazis seraient directement imputables à l'humanisme et qu'il faille chercher plutôt dans la terre de quoi fonder le droit (le nomos de la terre) ou à un Heidegger de faire mine de se dédouaner de ses engagements nazis en mettant en avant une réification de l'homme qu'en réalité il fonde.

Ce qui demeure incontestable

Il n'est jamais indifférent, dans ses approches, de privilégier soit les sources grecques, soit les sources chrétiennes ; il ne l'est en tout cas jamais quand on tente de faire jouer les premières contre les secondes comme le fit constamment Heidegger. C'est se tromper gravement, et fauter contre la rigueur, d'exciper dans le fonds grec je ne sais quel arrière-plan barbare où la puissance serait reine et l'enracinement, la règle. C'est oublier que dans leur approche si pessimiste, les grecs, tout en constatant le chaos à quoi tout revient irrémédiablement, virent dans l'ananké de quoi penser le monde et y ménager un îlot d'ordre qui ferait le monde vivable. Inventer la démocratie, comme le firent les Athéniens, c'était reconnaître que, même sous la menace constante de l'ὕϐρις et de la dégradation inévitable de tout ordre, la loi pouvait être libératrice, et l'humanité un projet à construire à la fois dans et devant le monde - ce qui confère à l'autochtonie grecque un tout autre sens que celui, racial, qu'on veut lui prêter parfois.

Sans doute, le christianisme en n'en appelant plus à un peuple mais à tous, et, en réalité à chacun, en se voulant universel (de καθολου - signifiant général, ensemble) fait-il appel à la volonté de chacun beaucoup plus qu'à la puissance telle que l'entendaient les grecs : ce faisant, il invente l'individu qui ne cesse d'avoir besoin de lois et d'ordre mais pour qui lois et ordre sont des moyens, des pédagogues comme le souligne Paul, qui n'ont de sens qu'à condition de mener au-delà, vers cet engagement que représente pour lui la foi, qui exige d'être vécu, intériorisé - librement. Ce qu'il invente ainsi, et c'est en ce sens que Serres a raison de parler d'une logique de fils adoptif, c'est un rapport nouveau à la loi qui n'implique ni d'accuser, ni d'ailleurs de tuer le père. C'est le rapport rigide à la loi qui est fustigé (la lettre tue) pas la loi en elle-même ( je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir) d'où l'absence d'accusation, d'où l'appel systématique au pardon.

Où, dans tout ceci, la grâce ; où la pesanteur ?

La pesanteur, manifestement, dans cette semi-conduction, dans ce dialogue qui se bloque ou parasite. La grâce, dans cette intériorisation, dans cette écoute libre. Je comprends mieux alors pourquoi la prière elle-même s'énonce à l'impératif : elle est bien, sous sa forme si particulière qui ne relève pas tant de la requête que de la quête, pas tant de la demande que de la commande, l'invention d'un dialogue où de part et d'autre, s'entend l'être.

 


1) * blasphème est un outrage à Dieu en langage ecclésiastique. Le terme grec désigne toute diffamation, médisance en général mais d'abord une parole qui ne peut être prononcée dans une enceinte religieuse. de βλαπτω blesser, nuire et φημη révéler par la parole, par suite, rumeur

2) cité par G.-A. Goldschmidt, La Joie du passeur, Paris, CNRS Éditions, p. 104. cité par F Lelièvre Grandeur et décadence d’un philosophe barbare, p 8

3)

4) sur ceci lire L Profeti