Textes

Agamben
Qu'est ce que le commandement ?
p 46-50

 

Je crois que le problème s'éclaire si nous revenons à notre hypothèse sur la double machine de l'ontologie occidentale. La distinction entre assertif et performatif - ou, comme le disent aussi les linguistes, entre acte locutif et acte illocutif - correspond à la double structure de la machine : le performatif représente dans le langage la survivance d'une époque où la relation entre les mots et les choses n'était pas apophantique, mais prenait plutôt la forme d'un commandement. On pourrait dire également que le performatif'représente un croisement entre les deux ontologies, où l'ontologie de I'estô suspend et remplace l'ontologie de I'esti. Si nous considérons la fortune croissante de la catégorie du performatif, non seulement chez les linguistes, mais aussi chez les philosophes, les juristes et lès théoriciens de la littérature et de l'art, il est permis de suggérer l'hypothèse que la centralité de ce concept correspond en réalité au fait que, dans les sociétés contemporaines, l'ontologie du commandement est en train de supplanter progressivement l'ontologie de l'assertion.

Cela signifie, pour employer le langage de la psychanalyse, qu'en une sorte de retour du refoulé la religion, la magie et le droit - et, avec eux, tout le champ du discours non apophantique jusqu'alors relégué dans l'ombre - régissent en réalité secrètement le fonctionnement de nos sociétés qui se veulent laïques et séculières.

Je crois même qu'on pourrait donner une bonne description des sociétés prétendument démocratiques dans lesquelles nous vivons par ce simple constat que, au sein de ces sociétés, l'ontologie du commandement a pris la place de l'ontologie de l'assertion non sous la forme claire d'un impératif, mais sous celle, plus insidieuse, du conseil, 'de l'invite, de l'avertissement donnés au nom de la sécurité, de sorte que l'obéissance à un ordre prend la forme d'une coopération et, souvent, celle d'un commandement donné à soi-même. Je ne pense pas ici seulement à la sphère de la publicité ni à celle des prescriptions sécuritaires données sous forme d'invitations, mais aussi à la sphère des dispositifs technologiques. Ces dispositifs sont définis par le fait que le sujet qui les utilise croit les commander (et, en effet, il presse des touches définies comme « commandes »), mais en réalité il ne fait qu'obéir à un commandement inscrit dans la structure même du dispositif. Le citoyen libre des sociétés démocratico-technologiques est un être qui obéit sans cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement.