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Entendre ? D'abord ne pas abandonner

Mon Père, s'il est possible, que cette coupe s'éloigne de moi ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux.
Mt, 26,39
[...]
Mon Père, s'il n'est pas possible que cette coupe s'éloigne sans que je la boive, que ta volonté soit faite !
26,42
Derechef on peut saisir toute la mesure des premiers commandements et la tentation satanique qui vise toujours à parasiter la parole divine en la couvrant de la sienne propre. L'insistance surtout dans la prière du jardin des oliviers : que jamais d'avec la volonté du Père, rien ne vienne s'interposer. Et rien effectivement ne le peut - ce que les trois tentations dans le désert avaient pointé. Ce n'est qu'agonisant, presque inconscient, à demi-mort déjà, que le Christ, effrayé sans doute devant cette voie étroite que nul ne peut emprunter à la place d'un autre, assiégé par tous les relents de haine de la foule à ses pieds ...

Être abandonné, c'est cela d'abord, appeler et n'avoir pour toute réponse que ces cris, cette rumeur, ce bruit, ce chorus universel de proscription et de haine ...

Déméter, métamorphosée en vieille femme parcourut neuf jours durant le monde à la recherche de sa fille Perséphone avant d'apprendre qu'elle avait été ravie par Hadès. Celle qui était mère de la terre pouvait-elle abandonner sa fille ? Et d'ailleurs cette dernière pouvait-elle imaginer que sa mère ne fït pas tout pour la sortir de ce mauvais pas. Je devine Déméter hurlant, criant, appelant aux quatre vents. Elle nous apprend ce qu'est aimer : appeler. Elle nous dit ce que serait abandonner : ne plus appeler.

Eurydice, prématurément arrachée à la vie, pouvait-elle s’accommoder des Enfers sans espérer secrètement qu'un retour fût possible ? Orphée, le prince des aèdes, pouvait-il sans trahir ce qu'il chantait aux dieux eux-mêmes ne pas s'acharner à retrouver son épouse ? Lui aussi l'appelle mais nous suggère en même temps combien, sous l'appel, se joue de retour, d'arrière ; de tentative désespérée mais esquissée pourtant de conjurer le sort. Il y a derrière tout ceci une foi dans la réversibilité qui fascine. Les grecs n'ignoraient pourtant pas le cycle et redoutaient l'éternel retour du même.

Ensemble, ils nous le disent : être abandonné c'est ne même plus être appelé.

C'est que l'abandonné souvent se fait abandonneur. Déméter dans sa course folle néglige la terre et menace les récoltes, forçant ainsi Zeus à intervenir. Le retour n'est plus vraiment possible : Hadès, rusé, a fait manger des pépins de grenade à Perséphone ; de même il imposera à Orphée deux conditions qu'il devine intenables : ne pas parler, lui, l'aède ? ne pas se retourner quand toute son action consistait dans ce retournement ? Il l'aura perdue définitivement et restera inconsolable ; Perséphone devra partager son temps entre l'Olympe et les Enfers. Elle invente le cycle des saisons et, périodiquement, délaisse la terre pour s'occuper des morts. Comme si l'abandon n'était que la face cachée de l'appel ou que l'un se fût toujours nourri de l'autre : les grecs ont toujours su que la vie avait partie liée avec la mort, que l'ordre n'était jamais que l'infime concession que le chaos faisait à la vie - ce que les sciences modernes font mine de redécouvrir. Je comprends mieux dans ces histoires-ci l'omniprésence de la mort.

Je le crois bien : notre chemin souvent se déroute. Parfois, oui, parce que quelque chose ou quelqu'un nous y appelle. Parfois seulement, ce qui est moins glorieux, par inadvertance, lâcheté ou simple habitude. Alors, oui, d'abandonnés que nous fûmes, projetés en ce monde saturé de bruits et de clameurs, à notre tour, nous nous éloignerons pour sacrifier à cette autonomie qui nous tenaille, ne cessant de payer lourdement le prix de ce retour impossible. Il nous fallait bien, à notre tour, nous dérouter, anxieux de trouver sur l'autre rive ce que nous avons désappris d'entendre. Je sais ce que cette course éperdue a d'erratique ; de nécessaire pourtant. Toujours. Nous courrons, impatients de nouveautés, ivres d'aventures : reste cette voix, ce chant, ce rythme que sais-je, qui nous pétrit et nous étreint.

A l'aube de tout commencement, cette prosodie si régulièrement scandée : je ne détesterais pas que mes rêves et mes craintes, mes espérances et désolations eussent l'intonation de la première palpitation perçue : le cœur d'une mère. Revenir sur ses pas, réécrire l'histoire, retrouver cette croisée qui fut fatale, que l'on aurait pu éviter avec si peu de prudence. A l'instar d'Orphée qui le rata ou de Perséphone qui le réussit à moitié, qui n'en rêva ? Impossible ? je ne sais ! inutile, assurément. Cette voix inexorablement monte qui nous rappelle à nous-mêmes et finalement nous libère ... Réapprendre à l'écouter, simplement.

Les dieux ne courent pas seulement le monde où ravir et séduire les jeunes filles. Parfois, simplement, ils errent à l'affût d'une hospitalité qu'on leur refuse ... Parfois, les voici reçus par deux vieillards. De la (trop) charmante bluette que rapporte Ovide, je veux retenir non pas l'adorable couple de vieillards n'aspirant qu'à mourir ensemble et ne pas à souffrir de l'abandon de l'autre mais plutôt la prévenance de qui sut recevoir les voyageurs et ne rien en espérer que le plaisir de l'hôte.

J'y lis au plus précieux ce qu'écouter signifie : accueillir.

Que celui qui a des oreilles entende ... Est-il encore des oreilles non épuisées par le vacarme, prête à entendre cette voix qui s'élance, cette parole qui bruisse, ce chant qui noue et veille ?