Textes

Morin,
Introduction à la pensée complexe p 82

Au début du :xx• siècle, la réflexion sur l'univers se heurtait à un paradoxe. D'un côté, le deuxième principe de la thermo­ dynamique indiquait que l'univers tend à l'entropie générale, c'est-à-dire au désordre maximal, et, d'un autre côté, il apparaissait que dans ce même univers les choses s'organi­ sent, se complexifient et se développent.

Tant qu'on se limitait à la planète, certains ont pu penser qu'il s'agissait de la différence entre l'organisation vivante, et l'organisation physique : l'organisation physique tend à la dégradation, mais l'organisation vivante, elle, fondée sur une matière spécifique, beaucoup plus noble, tend au développe­ ment ... On oubliait deux choses. D'abord : comment cette organisation physique s'est-elle èonstituée ? Comment se sont constitués les astres, comment se sont constituées les molécu­ les ? Puis, on oubliait autre chose : la vie est un progrès qui se paie par la mort des individus ; l'évolution biologique se paie par la mort d'innombrables espèces ; il y a beaucoup plus d'espèces qui ont disparu depuis l'origine de la vie que d'espèces qui ont survécu. La dégradation et le désordre concernent aussi la vie.

Alors, la dichotomie n'était plus possible. Il a fallu ces dernières décennies pour qu'on se rende compte que le désordre et l'ordre, tout en étant ennemis l'un de l'autre, coopéraient d'une certaine façon pour organiser l'uni,vers.

On s'en rend compte, par exemple, dans les tourbillons de Bénard. Prenons un récipient cylindrique dans lequel il y a un liquide, que l'on chauffe par en dessous. À une certaine température, le mouvement d'agitation, au lieu de s'accroître lui-même, produit une forme organisée tourbillonnaire de caractère stable, formant sur la surface des cellules hexagona­ les régulièrement arrangées.

Souvent, dans la rencontre entre un flux et un obstacle, il se crée un tourbillon, c'est-à-dire une forme organisée constante et qui se reconstitue sans cesse elle-même ; l'union du flux et du contre-flux produit cette forme organisée qui va durer indéfiniment, du moins tant que le flux dure et tant que l'arche du pont est là. C'est dire qu'un ordre organisationnel (tourbillon) peut naître à partir d'un processus qui produit du désordre (turbulence).

Cette idée a du être amplifiée de façon cosmique quand on est arrivé, à partir des années 1960-1966, à l'opinion de plus en plus plausible que notre univers, qu'on savait être en cours de dilatation avec la découverte de l'expansion des galaxies par Hubble, était aussi un univers d'où provenait de ·tous les horizons un rayonnement isotrope, comme si ce rayonnement était le résidu fossile d'une sorte d'explosion initiale. D'où la théorie dominante dans le monde actuel des astrophysiciens, d'une origine de l'univers qui soit une déflagration, un big­ bang. Cela nous conduit à une idée stupéfiante : l'univers commence comme une désintégration, et c'est en se désintégrant qu'il s'organise. En effet, c'est au cours de cette agita­ tion calorifique intense - la chaleur est de l'agitation, du tourbillonnement, du mouvement dans tous les sens -.que des particules vont se former et que certaines particules vont s'unir les wies aux autres.

Il va se créer ainsi des noyaux d'hélium, d'hydrogène, et puis d'autres processus, dus notamment à la gravitation, vont rassembler les poussières de particules et ces poussières vont se concentrer de plus en plus jusqu'à arriver à un moment, où, la chaleur s'accroissant, se produira une température d'explo­ sion où s'opérera l'allumage des étoiles, et ces étoiles elles­ mêmes s'auto-organiseront entre implosion et explosion.

De plus, nous pouvons supposer qu'à l'intérieur de ces étoiles vont parfois s'unir, dans des conditions extrêmement désordonnées, trois noyaux d'hélium, lesquels vont constituer l'atome de carbone. Dans des soleils qui se sont succédé, il y aura assez de·carbone pour que, finalement sur une petite planète excentrique, la Terre, il y ait ce matériau nécessaire sans lequel il n'y aurait pas ce que nous appelons vie.

Nous voyons comment l'agitation, la rencontre au hasard sont nécessaires à l'organisation de l'univers. On peut dire du monde que c'est en se désintégrant qu'il s'organise. Voici une idée typiquement complexe. Dans quel sens ? Dans le sens où nous devons unir ensemble deux notions qui, logiquement, semblent s'exclure : ordre et désordre. De plus, on peut penser que la complexité de cette idée est encore plus fonda­ mentale.En effet, l'univers est né d'un moment indicible, qui fait naître le temps du non-temps, l'espace du non-espace, la matière de la non-matière. On arrive par des moyens tout à fait rationnels à des idées portant en elle une contradiction fondamentale.

La complexité de la relation ordre/désordre/organisation surgit donc quand on constate empiriquement que des phé­ nomènes désordonnés sont nécessaires dans certaines condi­ tions, dans certains cas, à la production de phénomènes organisés, lesquels contribuent à l'accroissement de l'ordre.

L'ordre biologique est un ordre plus développé que l'ordre physique; c'est un ordre qui s'est développé avec la vie. En même temps, le monde de la vie comporte et tolère beaucoup plus de désordres que le monde de la physique. Autrement dit, le désordre et l'ordre s'accroissent l'un l'autre au sein d'une organisation qui s'est complexifiée.

On peut reprendre la phrase célèbre d'Héraclite, qui, sept siècles avarit le Christ, disait de façon lapidaire : « vivre de mort, mourir de vie •. Aujourd'hui, nous savons que ce n'est pas un paradoxe futile. Nos organismes ne vivent que par leur travail incessant au cours duquel se dégradent les molécules de nos cellules. Non seulement les molécules de nos cellules se dégradent mais nos cellules elles-mêmes meurent. Sans arrêt, au cours de notre vie, plusieurs fois, nos cellules sont renouvelées, à part celles du cerveau et à part quelques cellules hépatiques probablement.

En quelque sorte, vivre, c'est sans cesse mourir et se rajeunir . Autrement dit, on vit de la mort de ses cellules, comme une société vit de la mort de ses individus, ce qui lui permet de rajeunir.

Mais à force de rajeunir, on vieillit, et le processus de rajeunissement se déglingue, se détraque et, effectivement, si on vit de mort, on meurt de vie.