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Semer, récolter : répondre

Il faudrait pouvoir citer tout le chapitre 4 de Marc, consacré à l'enseignement du Christ sous la forme de parabole. Le verbe ακουω y figure treize fois et l'ensemble du chapitre est ponctué par Celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende ! que l'on retrouvera dans l'Apocalypse (Ap, 3, 6) L'intérêt de ce passage ne tient pas uniquement à la parabole du semeur - une des plus célèbres et la plus commentée des Évangiles - mais à la grille de lecture qu'il offre de la parabole.

Il leur dit : C'est à vous qu'a été donné le mystère du royaume de Dieu ; mais pour ceux qui sont dehors tout se passe en paraboles,
afin qu'en voyant ils voient et n'aperçoivent point, et qu'en entendant ils entendent et ne comprennent point, de peur qu'ils ne se convertissent, et que les péchés ne leur soient pardonnés.
4, 11-12

On pourra s'interroger sur la dimension rhétorique de la parabole, présente à peine cinq fois dans les textes vétérotestamentaires mais plus de quarante fois dans les Évangiles ; n'y voir qu'une simple figure de style ou bien encore une manière de ne pas nommer Dieu ; ou bien encore une manière de se prémunir, par avance, des colères de la foule (1). Mais il y va de bien autre chose qui demeure une sorte de dépôt de significations par couches successives. Où se joue cette logique du prisme que nous cherchions. A la surface, une histoire ; en profondeur une vérité cachée : entre les deux, un florilège d'interprétations de la plus triviale au mysticisme le plus accompli. Comme s'il ne suffisait pas d'entendre pour comprendre ou que la clé ne fût point dans le texte mais dans l'âme de qui l'entend.

Je gage que c'est la parabole du semeur qui en donne la clé en distinguant les quatre manières qu'a la semence de lever - ou non - qui correspondent à quatre manière d'entendre l'appel.

Premier indice de ce que nous suggérions : à défaut d'être un dialogue entre égaux, la relation homme/dieu, ce que sous-tend le diptyque commandement/obéissance, en se révélant être une boucle parole<->prière, érigent bien l'homme en un véritable interlocuteur qui, en tout cas, ne se réduit pas à n'être qu'un récepteur ou un exécutant servile. Tout en réalité dépend de lui : à lui de dévoiler les différentes strates. La vérité qui lui est offerte est bien un dévoilement dont il est acteur autant que destinataire. Quatre chemins ; quatre oreilles ; quatre degrés de l'âme qui vont de la surdité absolue à la communion parfaite. Voici schéma connu qui n'est pas seulement le propre des lectures gnostiques ; que l'on retrouve déjà dans la théorie platonicienne de la ligne.

Cette logique du prisme, qui me semble être la caractéristique du point où se rejoignent les trois lignes, est évidemment celle de la profondeur ou plus exactement du volume : celle où pesanteur et grâce en un jeu continu non de compensation mais de rétroaction confèrent son socle à la moralité. N'y aurait-il que solidarité et réciprocité que la morale se résumerait à un corps de préceptes à observer mais parce que, ici, la signification est, non pas cachée, mais latente, qu'il ne dépend que du récipiendaire de la pouvoir dévoiler et faire fructifier, la boucle pesanteur<->grâce demeure le meilleur garant d'une écoute qui ne saurait se fonder que sur le vouloir libre.

Premier moment

Comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin : les oiseaux vinrent, et la mangèrent. (...)
Les uns sont le long du chemin, où la parole est semée ; quand ils l'ont entendue, aussitôt Satan vient et enlève la parole qui a été semée en eux.

Cette première graine, par accident ou négligence, tombe mais ne pénètre pas la terre. Ce premier temps, qui est celui de l'inadvertance, de la superficialité pure est donc en même temps celui de la surdité. Ceux-là entendent mais n'écoutent pas : il n'est pas d'oreille prête à accueillir la parole. Ils ne la reconnaissent tout simplement pas. Moment assurément de la passivité pure comme si entendre relevait seulement d'une perception d'une impression : Un rien vient la perturber - mais ici il s'agit de Satan - ou des oiseaux - de ce qui vole ou est volage. Voici le bruit de fond, mêlé au bruit du monde.

Second moment

Une autre partie tomba dans un endroit pierreux, où elle n'avait pas beaucoup de terre ; elle leva aussitôt, parce qu'elle ne trouva pas un sol profond ; mais, quand le soleil parut, elle fut brûlée et sécha, faute de racines. (...)
Les autres, pareillement, reçoivent la semence dans les endroits pierreux ; quand ils entendent la parole, ils la reçoivent d'abord avec joie ; mais ils n'ont pas de racine en eux-mêmes, ils manquent de persistance, et, dès que survient une tribulation ou une persécution à cause de la parole, ils y trouvent une occasion de chute.

Ce moment est celui, assurément, de l'illusion. La semence semble prendre mais si peu longtemps faute de trouver terrain propice. Ici c'est le soleil qui consume la pousse qui ne résiste pas. Manquent les racines : pour entendre, encore fallait-il de la volonté. Ceux-là reçoivent mais ne savent que faire de cette parole qui, au regard des préoccupations du monde, semble de si peu d'utilité ... Dès lors ce qui devait être appui, secours, s'inverse pour devenir catastrophe : c'est le moment du parasitage ou de ce que Pascal nommera divertissement. C'est en tout cas le moment de la négligence au sens où elle est délitement, le contraire de la religion au sens de recueillement. Ceux-ci ne sont pas endurants et manquent de courage.

Troisième moment

Une autre partie tomba parmi les épines : les épines montèrent, et l'étouffèrent, et elle ne donna point de fruit.
(...)
D'autres reçoivent la semence parmi les épines ; ce sont ceux qui entendent la parole, mais en qui les soucis du siècle, la séduction des richesses et l'invasion des autres convoitises, étouffent la parole, et la rendent infructueuse.

C'est le moment de la présomption - ou de l'orgueil. Le siècle passe toujours devant et la parole y est peut-être un souci mais seulement subsidiaire, après tous les autres ... Ceux-ci entendent mais n'en font rien. La parole ne résonne pas en eux - ou si peu. Ceux-ci portent ce casque que nous évoquions et couvrent la parole par le vacarme du monde. Trop fragiles ou trop paresseux, ils s'abandonnent aux délices du siècle. Ce sont peut-être les plus défaillants des trois : ils ont entendu, ont reçu mais n'en ont rien fait ou reportent toujours à plus tard le moment de le faire. Eux se détournent, après avoir reçu ; manquent de confiance en la Parole - ce qui est une autre manière de ne pas croire - voilent ce qui a été dévoilé et, sans doute n’entendent-ils que pour recevoir et se dépitent de n'en recevoir jamais assez.

Quatrième moment

Une autre partie tomba dans la bonne terre : elle donna du fruit qui montait et croissait, et elle rapporta trente, soixante, et cent pour un.
(...)
D'autres reçoivent la semence dans la bonne terre ; ce sont ceux qui entendent la parole, la reçoivent, et portent du fruit, trente, soixante, et cent pour un.

Ceux-ci entendent et reçoivent. Intéressant de repérer que si Marc utilise recevoir - παραδέχονται - en revanche Matthieu (13,23) en revanche utilise le verbe συνιημι.

Entre les deux, l'action : συνιημι signifie rapprocher par la pensée, faire attention à, écouter ; s'entendre ; s'accorder. Avec préfixe sun qui indique l'union mais le verbe ιημι signifie mouvoir en avant, envoyer,, se porter de désir vers, - ιηιος c’est ce que l'on invoque avec le cri. On ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif, dit l'adage, il s'agit un peu de ceci. Pour que la parole porte des fruits, encore faut-il préalablement qu'il y ait volonté (désir ?) de la part de celui à qui elle est adressée. Obéir, alors, désigne bien, aux antipodes d'une soumission servile, un acte d'adhésion, un accord à nouer, une démarche à poursuivre sans cesse. Obéir, tel Moïse, revient à se détourner, à aller quérir la Parole et la semer en soi, en son cœur, comme l'indiquent à plusieurs reprises les textes. Cœur, pour âme, s'entend. καρδια, le dit assez bien en grec, siège des passions et des facultés de l'âme. Au même titre que la terre, l'âme se prépare, s'apprête et c'est dans cet apprêt que réside l'écoute. Que Moïse fût bègue, eût la bouche et la langue embarrassées (Ex, 4, 11) non seulement n'a pas d'importance mais illustre au contraire au mieux combien la réponse à l'appel, l'obéissance ou l'écoute, pour être fructueuses, impliquent effort, volonté, engagement intime.

Écouter c'est s'apprêter, c'est déjà agir

Que les trois premières phases désignent les trois manières différentes d'être un mauvais chrétien, c'est bien ainsi que l’Église l'interprétera. Elles soulignent pourtant d'abord trois modalités de la surdité qui en réalité désignent trois degrés de la passivité. Au fond, voici détaillé ce que dira plus tard la Gestalttheorie : la perception est tout sauf cette modalité passive et immédiate par quoi on serait impressionné par un donné de l'extérieur, ne saurait être cette pointe acérée venant s'incruster et inscrire dans la cire molle que serait notre sensibilité. Pour qu'elle soit reçue, la perception est toujours/déjà codée, structurée. par le sujet selon le contexte où se présente l'objet perçu.

Voici en tout cas manière de proclamer que la Parole à la fois s'adresse à tout le monde et pourtant n'engagera jamais que quelques uns ; qu'elle se présente de manière imagée ou non en sorte que chacun en puisse retirer son miel, s'il le veut ; qu'elle est donc un parcours, un chemin - une méthode.

Nous sommes loin pourtant de la mécanique ordinaire des procédures ésotériques où se nicherait, sous l'apparence anodine des textes, un sens caché qui fût réservé aux initiés et révélerait, pourquoi pas, une signification exactement inverse à celle proclamée devant le tout venant.

Il leur dit encore : Prenez garde à ce que vous entendez. On vous mesurera avec la mesure dont vous vous serez servis, et on y ajoutera pour vous.
Car on donnera à celui qui a ; mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a.
24 25.
Car le cœur de ce peuple est devenu insensible ; Ils ont endurci leurs oreilles, et ils ont fermé leurs yeux, De peur qu'ils ne voient de leurs yeux, qu'ils n'entendent de leurs oreilles, Qu'ils ne comprennent de leur cœur, Qu'ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse.(Mt, 13, 15)

Il y aurait bien pourtant ce verset troublant qui laisserait à penser que la vérité fût cachée pour le plus grand nombre, d'autant plus étonnant que chez Matthieu notamment le verset précède de peu la référence aux choses cachées :
Je publierai des choses cachées depuis la création du monde (35) puis cet autre évoquant qu'on ôterait à celui qui n'a pas le peu qu'il posséderait (2)

Mais à y bien regarder, si fermeture il y a, si mystère subsiste ce n'est jamais le fait de l’émetteur mais bien du récepteur : cœur insensible, oreilles endurcis, yeux fermés, par peur. Car c'est le récipiendaire qui possède les clés puisque de toute manière la voix se sera élevée. La terre doit être préparée pour recevoir la semence ...

Cette parole est une adresse au sens exact du terme tel qu'en son temps M Serres l'avait explicité : on y trouve, à la fois, la direction donc le mouvement, le pouvoir et la loi. Ce lieu, où l'on réside, où donc l'on est repérable et assignable, qui à la fois vous définit et vous enferme, demeurait le fait du prince et de la loi. Nulle politique qui ne s'appuie sur des conflits de territoires, nulle législation qui ne se promette de défendre la propriété ... Mais voici précisément quelque chose de nouveau, d'insolite en tout cas à l'orée de notre ère, à quoi nous avons bien été contraints de nous habituer depuis, mais qui bouleverse alors le rapport au monde tel qu'il s'inscrivait alors mais donc aussi le rapport au pouvoir et à l'autorité. Cette parole s'adresse à tout le monde, quelque soit la terre d'où il est issu ; cette parole vient de nulle part ou, plus précisément, de partout. Nos outils modernes de communication ne renvoient plus à un lieu, mais à un nom, à une personne ...

L'appel, de même.

Petit retour à nos trois récits ...

Que ce soit Déméter partie négocier avec Hadès le retour de sa fille Perséphone dans le monde des vivants ou Orphée parti séduire le même Hadès de sa lyre pour obtenir celui de sa femme Eurydice, que ce soit enfin les sirènes, êtres hybrides jouant continuellement de la séduction et de la mort, tous repassent le Léthé - ce fleuve qui sépare le monde des vivants des Enfers dont l'accès est en outre gardé par Cerbère. Les récits attestent qu'après de longs siècles passés en enfer pour expier leurs fautes, certaines âmes obtenaient la faveur d'une nouvelle vie : elles s'immergeaient ainsi dans les eaux du Léthé qu'elles buvaient perdant ainsi tout souvenir de leur vie antérieure. D'où son nom de fleuve de l'oubli.

Heidegger avait fait, on le sait, de la traduction de ἀλήθεια par vérité, un des signes de l'oubli de l'être, la réduisant à n'être qu'une modalité du jugement : la traduire par dé-voilement revient à la fois à en faire un événement ontologique, plutôt qu'un simple acte cognitif, mais surtout un processus par lequel l'homme se place en face du déploiement de l'être - un être lui-même toujours en mouvement. Dès lors, ἀλήθεια allait prendre un sens voisin d'apocalypse - révélation, passage du caché au non-caché.

De l'oubli à la gloire en passant par la vérité ...

On pourrait évidemment aussi y soupçonner, plus simplement cette gloire, réservée au petit nombre de ceux qui, de retour des Enfers, n'en ont pourtant pas perdu la mémoire, gloire que portent les aèdes dont le plus réputé d'entre eux - Homère : le terme dans sa construction ne dit effectivement pas autre chose que la négation de l'oubli (3) Voici vérité fabriquée par les puissants de la Cité, pour le peuple, voici discours officiel qui distribue la réputation et donc la gloire Sans être totalement convaincu par l'idée que la vérité - philosophique et scientifique - fût une conquête de haute lutte - et d'ailleurs toujours provisoire - contre cette gloire somme toute littéraire, il faut néanmoins reconnaître que seules trois voix - détentrices de vérité- faisaient autorité dans la Grèce antique : l'aède, le devin, le roi de justice. Cette vérité, qu'ils dispensaient, dont ils étaient à la fois porteurs et publicistes, se trouvait exactement à la croisée du rituel religieux, du droit et de l'astrologie ... Jamais très éloignée de la magie, encore moins de l'imprécation, cette vérité est un discours de puissant pour le peuple, un lien sans doute plus social et politique que cognitif - ce qu'on appelait au XIXe une idéologie ; ce que la modernité nomme communication. Voici en tout cas discours qui part du bas pour s'élever dans les cieux ; voici discours de communication. Voici discours qui sort de l'espace de la Cité, pour conquérir le monde et l'envahir de sa musique tonitruante.

A l'opposé exact, cette parole venue d'en haut : qu'elle soit le fait d'une transcendance désigne assez bien qu'elle s'impose à tous et s'oppose presque terme à terme à cette gloria mundi que sécrètent les structures sociales de communication. La rapprocher de la vérité philosophique me semble délicat : ces deux vérités se sont tellement contrebattues ! Ce qui les identifie néanmoins tient à ce qu'elles eurent toutes deux à se justifier dans les prétoires, qu'elles se heurtèrent toujours à la parole dominante ; qu'elles bouleversent et dérangent presque systématiquement la représentation du monde que les maîtres de vérité se sont donnée et ont construite pour le peuple.

verum index sui et falsi
Spinoza
Ce qui les rapproche, indéniablement, en dépit de toutes les controverses, tient au moins en ceci que la vérité s'impose d'elle-même, porte en elle sa propre marque qui doit permettre de la reconnaître ; mais pour autant qu'elle doive se vérifier et prouver, qu'elle est l'objet d'un véritable travail tant dans sa production que dans sa réception - la terre, ici comme là, doit être préparée pour recevoir la semence. Le monothéisme invente une vérité qui s'impose, qui, loin d'être au service de la gloire des puissants, au contraire les fustige, loin de mettre en scène par un jeu de guerres et de sacrifices une gloire mondaine, en appelle plutôt à l'écoute et à la prière , loin de se mettre au service du monde, exige au contraire que ce soit ce dernier qui se mette à son service.

Elle n'est plus une histoire qui se raconte et flatte la renommée des héros pour devenir une voie que l'on emprunte, une voix que l'on écoute et se veut un chemin de sagesse ad majorem gloriam dei. Bien sûr, la polémique ne sera jamais éteinte d'entre ceux qui voient dans ce monothéisme le ferment assuré de tous les totalitarismes et ceux au contraire qui y considèrent plutôt son antidote. Que l'idée d'une vérité transcendante prête le flanc à tous les dogmatismes - et donc aussi toutes les terreurs - ne fait aucun doute : l'histoire se sera bien chargée de confirmer ; néanmoins, si l'on envisage le contenu même de cette Parole révélée et transmise et en premier chef l'interdit initial de la violence comme pendant de la proscription de toute idolâtrie, on est fondé à penser, en tout cas, que cette Parole porte en son sein son propre antidote ... Sans nul doute est-ce plutôt le rapport - dogmatique et bientôt fanatique - que l'on nourrit avec cette vérité qui est source de dangers plutôt que cette vérité elle-même et l'on sera toujours bien avisé de considérer que les sacrifices, guerres et morts qu'elle aura encouragés resteront à jamais la marque des concessions faites à la gloire du monde, dont le prix n'aura cessé, au fil de l'histoire, de s'alourdir.

Car ce n'est pas seulement l'intérêt qui fait s'entre-tuer les hommes.  C'est aussi le dogmatisme.  Rien n'est aussi dangereux que la certitude d'avoir raison
F Jacob

C'est ici, incontestablement que vérité révélée et vérité scientifique se rejoignent en dépit des apparences : ce n'est pas le savoir en lui-même qui est mortifère mais le rapport que l'on entretient avec lui. Que la certitude où se trouvent les scientifiques de l'impossibilité d'accéder jamais à une vérité globale et intangible les protège - mais beaucoup moins les techniciens et encore moins les technocrates - de toute dérive totalitaire est incontestable : la méthode même qui y préside les en protège. Que, parallèlement, il ne suffise pas d'entendre la parole pour la comprendre et qu'il y ait, du côté du récipiendaire, un véritable travail à mener sur lui-même - ce que suggère la parabole du semeur - devrait, en tout cas aurait dû, prémunir la foi de toute dérive : comment être jamais certain d'avoir compris cette Parole comme il se devait ?

Alors, oui, une histoire de vérité, qui se reconnaît à ceci qu'elle ne laisse jamais indemne.

De la prière

Ainsi, récolter revient à répondre ; à prier. La prière se veut, avec l'observance des commandements, la réponse faite à la parole donnée. La preuve donnée que la parabole du semeur fut comprise, le signe que la semence aura germé en un terrain fécond.

Curieux terme que celui-ci. Savons-nous toujours que nous n'utilisons pas le même terme que les latins pour ce faire, qui, eux, privilégiaient oro, parler - venant de os signifiant la bouche, l'organe de la parole et donc l'entrée, d'où l'orée - alors que prière qui signifie d'abord demande dérive de precor - supplier, demander, souhaiter, d'où imprécation mais aussi précaire.

Entre les deux, un monde ! D'entre qui quémande et qui rend grâce.

Incontestablement, la prière est manière de reconnaître sa propre fragilité - précarité - que ce que l'on est ou possède n'est que sous l'aune d'une mansuétude ou de la complaisance et a effectivement tout du passager et du fragile. Mais elle est en même temps signe de l'authenticité de qui prie, de la sincérité de sa foi, de la puissance de sa ferveur. Un révélateur, en somme, d'où la parabole de la lampe.

Quiconque aura honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l'homme aura aussi honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père, avec les saints anges.
(Marc,8, 38)
Encore faut-il ajouter que tout y est invite dans le passage même qui explicite la parabole du semeur. Mais sera donné à celui qui n'a pas honte, qui ne renie pas, aux autres, on l'a vu, tout sera ôté... D'où la parabole du talent.

Mais elle est d'abord origine, source en même temps que relation. Il n'est pas difficile d'en retracer la fonction sans même faire appel aux canons de la psychanalyse. Elle est l'organe de transmission par excellence, à la frontière de l'intérieur et de l'extérieur. Il n'y a, dès lors pas à s'étonner que la prière soit, par excellence, un acte autant intime que social : frontière du milieu intérieur et du milieu extérieur, portique par où tout ce qui fait la vie circule, entre et sort, la bouche est la dénégation même de toute semi-conduction. Bien plus, parce qu'elle couvre autant la dimension intellectuelle, spirituelle que physique, elle se présente comme le signe de la pesanteur la plus tenace ou au contraire de la grâce la plus céleste : tentation, vénération, concupiscence ou adoration, serment et parjure ... s'y disputent la primeur. En réalité, parce que canal même où transite ce qui se communique, s'échange et se partage, elle peut indifféremment être le symbole de la traduction ou le signe de la trahison. Pourtant, la prière n'apparaît pas autant dans les textes qu'on pourrait l'imaginer (4) beaucoup moins en tout cas que le mot bouche - στομα, bouche comme organe de la parole comme de l'alimentation ; par extension tout orifice, entrée ou ouverture.

Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche va dans le ventre, puis est jeté dans les lieux secrets ?
Mais ce qui sort de la bouche vient du coeur, et c'est ce qui souille l'homme.
Car c'est du coeur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages, les calomnies.
Voilà les choses qui souillent l'homme ; mais manger sans s'être lavé les mains, cela ne souille point l'homme. Mt, 15, 18-20

Où l'on retrouve quelque chose de l'ordre de la semi-conduction : l'aller ne vaut effectivement pas le retour ; seul ce qui sort, parce que venant du plus intime de l'homme est susceptible de perdre et de souiller, jamais ce qui entre. D'où la recommandation de la discrétion dans la prière, d'où le refus du serment... La bouche, ainsi, occupe exactement la même place que cette porte dessinée lors de la fondation de Rome et pour qui, lors du traçage du pomerium, Romulus souleva sa charrue - la ligne symbolique du rempart étant sacrée et ne pouvant donc être franchie.

Cette porte - est-ce un hasard ? - se nomme Mundus et s'y tient, qui la garde, ou bien Hermès qui forme avec Hestia un couple indissociable, ou bien Janus, le dieu biface, maître du temps, qui contrôle en tout cas qui entre, qui sort. Dieu gémellaire dont le temple conservait les portes fermées en temps de paix pour ne les ouvrir qu'en temps de guerre, protecteur de l'espace sacré de la cité, il est révélateur au plus haut point de cette béance qui n'est favorable que pour ce qui entre ; toujours néfaste dès lors qu'on en voudrait s'échapper. Où l'espace politique rejoint le religieux. En tout cas le consacre. Rome ouverte ? oui en temps de guerre. Mais Rome est un espace attrape-tout : fondée de rien, ou de presque rien, elle n'existe que de ce et ceux qu'elle laisse pénétrer - qui que tu sois, entre, tu sers Romain - et manque toujours de se déliter de ce qu'elle laisse échapper. Sans surprise, son histoire peut débuter lorsqu'est châtié celui-là même qui tenta d'en transgresser la loi - Rémus qui franchit, par provocation le sillon. Rome est un empire de se nourrir de tout et de ne surtout rien laisser s'échapper ; d'incruster dans la pierre tout ce qui la peut enrichir aux antipodes exacts d'un Platon qui ne voyait le salut et le savoir que dans la fuite, dans la sortie ...

Dumézil, on le sait, l'érigera en l'une des trois fonctions structurant selon lui toutes les sociétés partageant le même fond indo-européen, qui en aurait en tout cas déterminé l'imaginaire ? Orare renvoie ainsi à la fonction du sacré mais aussi de la souveraineté. De là, toute théocratie... Où, encore, la prière se place aux confins de l'intime et du public comme une sorte de filtre ou de passeur. Ce sera finalement tout le problème de la Cité de Dieu d'Augustin : faut-il faire entrer la Cité de Dieu dans la Cité des hommes, ou au contraire exhausser celle-ci ? Selon les interprétations, on y verra plutôt une philosophie de l'histoire ou au contraire une politique. Il est vrai que la chrétienté, et ce d'autant plus qu'elle est assise sur un projet universel, n'aura pu échapper à la question du politique qui n'est autre que celle du que faire ? Comment ajuster son existence à l'ordre du monde dès lors que l'on se sent mû d'une ferveur spirituelle ?

Gardez-vous bien d’aimer le monde, et ce qui est dans le monde (nolite diligere mundum). Si quelqu’un vient à aimer le monde, l’amour du Père n’est plus en lui, car tout ce qui est dans le monde : convoitise de la chair, convoitise des yeux et forfanterie de cette vie: tout cela ne vient pas du Père, mais du monde. Et le monde passe avec sa convoitise, alors que celui qui fait le bon vouloir de Dieu demeure définitivement.
1Jn.2, 15-17
Le Rendez à César ce qui appartient à César mais également les moments 2 et 3 de la parabole du semeur suggèrent plutôt une franche circonspection à l'endroit du siècle, un refus de s'en mêler, un quant-à-soi définitif. De manière assez radicale - et en réalité impraticable - qui incita les premières communautés chrétiennes à vivre à l'écart du monde dans l'attente du Jugement, les textes représentent le monde - et pas seulement la cité - comme un lieu dangereux, comme une tentation continue mettant l'âme à l'épreuve et où elle manque toujours de succomber. Ici, encore, tout mouvement de sortie est perçu négativement, non pas comme inéluctablement pervers mais en tout cas comme hautement dangereux. Tout se passe comme si les deux Cités coïncideraient assurément aux temps du Jugement mais qu'il fût vain de l'espérer auparavant ou de tenter quoique ce soit pour y parvenir. Il n'est pas anodin que la seule colère manifeste dans les textes concerne les marchands du Temple : ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic (Jn, 2, 16) est une autre manière de proclamer le caractère sacré du Temple mais aussi le risque toujours élevé de la contamination. Le Temple ici peut être entendu également comme une métaphore de l'âme, qui se doit, au plus profond, d'être protégée. A l'orée, à la frontière, où se jouxtent le dedans et le dehors : Janus, qui par son ambivalence, est à la fois transmetteur et risque de contamination.

A ce titre la prière, qui est la parole humaine qui s'élève est le révélateur de l'humain. C'est que la prière est semence, ou, plus exactement, le second temps de la semence. De semino, d'où nous avons tiré séminal qui a supplanté sero. La semence, quant à elle, vient de semen - même sens, mais aussi origine, race, principe, source, tiré précisément de sero qui signifie d'abord entrelacer, joindre, unir avant de désigner planter, semer voire même engendrer.

Voici ! le cercle se referme : sero dérive de ειρω qui à la fois signifie nouer, attacher en même temps que dire, proclamer, annoncer d'où le latin tirera verbum - mais nous aussi ironie ...

La parabole, finalement, n'en était pas tout à fait une : qui sème, en réalité parle et se lie à son interlocuteur. Et Jérôme n'avait pas tort de traduire le
Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.
du Prologue de Jean, par

in principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum

car oui, Verbum et λόγος disent ce lien, l'acte de la main qui recueille et rassemble, disent combien il ne saurait être de dialogue sans reconnaissance de chacun des interlocuteurs. Mais en même temps, ce très léger écart d'avec le monde, cette morale des profondeurs qui fait l'écoute et la prières tenter de répondre ... au creux du silence. Ce très léger écart, qu'on nomme ironie, tenant à cet effort pris sur soi de n'être jamais la dupe ni de soi-même ni de ses certitudes. Et laisser se jouer cette oscillation indispensable d'entre ce qui se recueille et qui se disperse.

Semer ... puis répondre : un chemin donc une méthode

Ce qui, précisément, avait déjà commencé ... avec le monothéisme et fut amplifié avec le christianisme. Que je veux ici retenir plutôt que ce binôme commander <->obéir plutôt trompeur en ce qu'il suggèrerait soumission passive ; plutôt que cette ontologie du commandement qui serait la vérité ultime de l'être. Oui, retenir cette correspondance, à l'impératif précisément, entre commandement et prière ; ce qui se présente comme un recueillement - dans tous les sens du terme - où le récipiendaire tient les clés : ce chemin en écart face à la gloire du monde, quoique constamment tenté par elle mais dans le monde nonobstant - comment faire autrement ? Mais, et surtout, cette correspondance qui nous engage tous.

La vérité naît, un peu et parfois, des colloques, des rencontres, du débat, dont dépendent au contraire plus souvent la puissance et la gloire. La nouveauté naît rarement de la communication en général, qui tend de toutes parts à la vitrification monotone. Proportionnelle à la rareté, l'information, au contraire, la vraie, timide et cachée, apparaît plus fréquemment aux solitaires et aux silencieux. La différence jaillit des singularités; mais celles-ci disparaîtraient sans toile de fond, globale, unique et transparente. Peu de gloire favorise un peu la vérité, mais beaucoup la dissout en totalité.
Serres, Hominescence, p 219
D'être au monde, pesanteur, avec la sempiternelle contrainte de n'être pas parasité par le bruit de fond - autre terme de la tentation - mais en même temps de ne s'y sentir jamais résumé, grâce, appelés que nous nous sentons vers d'autres cieux ; mais surtout de devoir sans cesse négocier cet écart, souhaitable, avec une présence, nécessaire, fait de la moralité, tel Janus, un impératif ambivalent signifiant à la fois faiblesse et puissance. Souligne ainsi - ce qui fut notre hypothèse - qu'au fondement de toute morale, la valeur de toutes les valeurs, le principe structurant, tient bien moins en une valeur princeps qu'en cette boucle de rétroaction entre pesanteur et grâce : une boucle qui, loin d'être une réponse toute faite, érige la moralité en une question sans cesse posée et reposée, un état d'esprit ou, si l'on préfère, une méthode c'est-à-dire un chemin ; une boucle qui, sempiternellement viendrait compenser ce que notre existence pourrait avoir d'engluement ; ce que nos aspirations pourraient comporter d'irénisme. Maître Eckart avait souligné combien notre présence au monde était indispensable ne serait-ce que pour percevoir et supporter la lumière sans négliger pour autant ce qu'elle pouvait comporter de périlleux : nous y voici ! M Serres ne dit pas autre chose : la contrainte que suppose toute vérité de se confronter au tribunal de la preuve, certes, mais aussi aux délices de la gloire du monde ; mais encore à l'impératif du doute qui interdit - ou le devrait - toute tentation à l'empire. La tentation dans le désert l'avait déjà suggéré : même le divin se dut aguerrir aux turpitudes du monde ; résister à l'acide du doute ...

Je ne déteste pas que le terme utilisé lors de l'épisode des marchands du Temple soit maison de trafic : en français comme en grec - ἐμπορος - avant de désigner le commerce ou même des manœuvres frauduleuses, trafic désigne la circulation, le voyage, le passager bref le réseau, la relation, la communication. Sous la morale, un itinéraire, un voyage, une incessante oscillation qui fait le sel de la réponse, de l'obéissance, de la prière puisqu'après tout, elles reviennent au même.

Alors aller jusqu'au terme de l'hypothèse de Nietzsche reprise par Agamben selon quoi en réalité, derrière la volonté, il n'y aurait que le commandement ; mais comprendre par là que ce qui est requis, sous le commandement, l'obéissance à quoi ils appellent ensemble, n'est autre que la mise en marche d'une volonté qui incite à passer de la puissance à l'acte.

Ce qui donne tout son prix au Je suis le chemin, la vérité et la vie (Jn 14, 6)

 


1) Wikipédia :

La parabole est une figure de rhétorique consistant en une courte histoire qui utilise les événements quotidiens pour illustrer un enseignement, une morale ou une doctrine. Tandis que celle-ci, en général, présente directement le fait qu’elle a en vue, la parabole offre, sous ses couleurs véritables, un fait qui doit servir à la démonstration d’une vérité d’un autre ordre, avec laquelle elle a une relation plus ou moins facile à saisir. « Substituez dans la parabole, dit l’abbé Girard, le véritable fait à celui qu’elle expose, vous changerez le fond du discours : substituez dans l’allégorie les véritables couleurs à celles qu’elle emprunte, vous ne changerez que la forme. » On la trouve également dans le discours argumentatif lorsqu’un récit illustre la thèse défendue pour faciliter la compréhension du lecteur.

sur CNRTL

indépendamment de l'hypothèse de R Girard :

paraballo signifie jeter quelque chose en pâture à la foule pour apaiser son appétit de violence, de préférence une victime, un condamné à mort ; c'est ainsi qu'on se tire soi-même d'une situation épineuse, de toute évidence. C'est pour empêcher la foule de se retourner contre l'orateur que celui-ci recourt à la parabole, c'est-à-dire à la métaphore

R Girard Le bouc émissaire p 170

2)que l'on retrouve notamment dans la parabole du talent

3)c'est en tout cas, presque sous forme de digression, la thèse que développe Serres Hominescence p 216-17

4) prier apparaît 17 fois, une trentaine sous une forme conjuguée et prière 32 dans le NT

5) voir la figure d'Hestia et le couple qu'elle forme avec Hermès

6) cf cet article zone grise de l'intimité numérique paru dans Information Technology Ethics