Textes

Ovide, Métamorphoses, 5
L'enlèvement de Perséphone
et les sirènes

5,487

Tum caput Eleis Alpheias extulit undis

rorantesque comas a fronte remouit ad aures

atque ait : “ O toto quaesitae uirginis orbe

C'est alors que la nymphe de l'Alphée sortit la tête des ondes Éléennes,

ramena de son front vers ses oreilles ses cheveux ruisselants

et dit : “ Ô mère d'une fille que tu as cherchée dans tout l'univers,

5, 490

et frugum genetrix, inmensos siste labores,

neue tibi fidae uiolenta irascere terrae.

Terra nihil meruit patuitque inuita rapinae.

Nec sum pro patria supplex ; huc hospita ueni.

Pisa mihi patria est et ab Elide ducimus ortus ;

mère des fruits de la terre, mets un terme à tes efforts infinis

et renonce à cette violente colère contre la terre qui t'est fidèle.

Elle n'a rien mérité de tel et s'est ouverte à contrecœur lors du rapt.

Par ailleurs, je n'intercède pas pour ma patrie ; je suis ici en hôte.

Pise est ma patrie, et mes origines sont en Élide.

5, 495

Sicaniam peregrina colo, sed gratior omni

haec mihi terra solo est ; hos nunc Arethusa penates,

hanc habeo sedem. Quam tu, mitissima, serua.

Mota loco cur sim tantique per aequoris undas

aduehar Ortygiam, ueniet narratibus hora

Je suis une étrangère, résidant en Sicanie, mais cette terre

m'est plus chère que tout autre ; maintenant je suis Aréthuse,

ici sont mes pénates, ici ma demeure. Toi, très bonne déesse,

sauvegarde cet endroit. Pourquoi j'ai changé de lieu pour aboutir

à Ortygie, à travers les flots d'une si vaste mer, je l'expliquerai

5, 500

tempestiua meis, cum tu curaque leuata

et uultus melioris eris. Mihi peruia tellus

praebet iter subterque imas ablata cauernas

hic caput attollo desuetaque sidera cerno.

Ergo dum Stygio sub terris gurgite labor,

à l'heure venue pour mon récit, quand, soulagée de ton souci,

tu auras recouvré meilleure figure. La terre, qui se laisse traverser

m'offre un passage, et, après avoir disparu en ses cavernes profondes,

c'est ici que je relève la tête et vois les astres dont j'étais déshabituée.

Donc, tandis que je glisse sous terre dans le gouffre du Styx,

5, 505

uisa tua est oculis illic Proserpina nostris ;

illa quidem tristis neque adhuc interrita uultu,

sed regina tamen, sed opaci maxima mundi,

sed tamen inferni pollens matrona tyranni ! ”

Mater ad auditas stupuit ceu saxea uoces

ta chère Proserpine s'offre à ma vue, là-bas, sous mes yeux ;

de visage, elle semble triste et n'est pas encore exempte de peur,

mais tout de même, elle est reine, la plus grande du monde ténébreux,

mais tout de même, c'est la puissante matrone du souverain des enfers ! ”

La mère, stupéfaite en entendant ces paroles, fut comme pétrifiée,

5, 510

attonitaeque diu similis fuit ; utque dolore

pulsa graui grauis est amentia, curribus oras

exit in aetherias. Ibi toto nubila uultu

ante Iouem passis stetit inuidiosa capillis :

“ Pro ” que “ meo ueni supplex tibi, Iuppiter, ” inquit

et longtemps sembla frappée par la foudre. Quand la douleur

qui l'écrasait eut remplacé son égarement écrasant, elle sortit

sur son char vers les régions de l'éther. Là, le visage couvert de brume,

cheveux défaits, emplie de haine, elle se dressa devant Jupiter :

“ Jupiter, je viens vers toi en suppliante ” dit-elle, “ et c'est autant

5, 515

“ sanguine proque tuo. Si nulla est gratia matris,

nata patrem moueat ; neu sit tibi cura, precamur,

uilior illius, quod nostro est edita partu.

En quaesita diu tandem mihi nata reperta est,

si reperire uocas amittere certius, aut si

pour mon sang que pour le tien. Si tu n'as aucun égard pour la mère,

puisse du moins la fille émouvoir son père ; et, je t'en prie,

ne prends pas moins soin d'elle, parce qu'elle est née de moi.

Voici que, après une longue recherche, j'ai retrouvé ma fille,

si l'on appelle « retrouver » ce qui est plus sûrement « perdre »,

5, 520

scire, ubi sit, reperire uocas. Quod rapta, feremus,

dummodo reddat eam ; neque enim praedone marito

filia digna tua est, si iam mea filia non est. ”

Iuppiter excepit : “ Commune est pignus onusque

nata mihi tecum ; sed si modo nomina rebus

ou si on appelle « retrouver » le fait de savoir où elle est. J'accepterai

qu'il l'ait enlevée, pourvu qu'il la rende ; et, du reste, un mari voleur

est indigne de ta fille à toi, puisque maintenant elle n'est plus mienne ”

Jupiter reprit : “ Notre fille est un gage de tendresse et une charge

que toi et moi avons en commun. Mais si cependant tu consens

5, 525

addere uera placet, non hoc iniuria factum,

uerum amor est ; neque erit nobis gener ille pudori,

tu modo, diua, uelis. Vt desint cetera, quantum est

esse Iouis fratrem ! Quid, quod nec cetera desunt

nec cedit nisi sorte mihi ? Sed tanta cupido

à donner aux choses leur véritable nom, cet acte n'est pas une injustice,

mais de l'amour ; et ce gendre illustre ne nous fera pas honte,

pourvu que tu l'acceptes, ô déesse. Si tout le reste lui manquait,

n'est-ce grand honneur d'être frère de Jupiter ! D'ailleurs,

le reste ne lui fait pas défaut, et je ne dois ma préséance qu'au sort.

5, 530

si tibi discidii est, repetet Proserpina caelum,

lege tamen certa, si nullos contigit illic

ore cibos ; nam sic Parcarum foedere cautum est. ”

Dixerat ; at Cereri certum est educere natam ;

non ita fata sinunt, quoniam ieiunia uirgo

Mais, si tu tiens tant à les séparer, Proserpine regagnera le ciel,

à la condition stricte toutefois que, là-bas, ses lèvres n'aient touché

aucune nourriture ; car ainsi l'a prévu un arrêt des Parques. ”

Il avait fini de parler. Cérès est résolue à emmener sa fille,

mais les destins s'y opposent, car la jeune fille avait rompu le jeûne.

5, 535

soluerat et, cultis dum simplex errat in hortis,

puniceum curua decerpserat arbore pomum

sumptaque pallenti septem de cortice grana

presserat ore suo ; solusque ex omnibus illud

Ascalaphus uidit, quem quondam dicitur Orphne,

En effet, pendant qu'elle errait ingénument dans les jardins bien soignés,

elle avait cueilli d'un arbre ployant sous la charge un fruit pourpré,

et sous son écorce pâle elle avait prélevé sept grains

qu'elle avait pressés sur sa bouche. Le seul témoin en fut

Ascalaphe, que, un jour, selon la légende, Orphné,

5, 540

inter Auernales haud ignotissima nymphas,

ex Acheronte suo siluis peperisse sub atris ;

uidit et indicio reditum crudelis ademit.

Ingemuit regina Erebi testemque profanam

fecit auem sparsumque caput Phlegethontide lympha

une des plus célèbres nymphes de l'Averne,

avait conçu de son cher Achéron à l'ombre des forêts ténébreuses.

Il l'a vue, et sa dénonciation cruelle rendit son retour impossible.

La reine de l'Érèbe gémit et transforma en un oiseau funeste

son témoin, lui aspergea la tête d'eau du Phlégéthon

5, 545

in rostrum et plumas et grandia lumina uertit.

Ille sibi ablatus fuluis amicitur in alis

inque caput crescit longosque reflectitur ungues

uixque mouet natas per inertia bracchia pennas ;

foedaque fit uolucris, uenturi nuntia luctus,

et le dota d'un bec, de plumes et d'yeux immenses.

Arraché à sa forme première, il s'enveloppe d'ailes fauves,

sa tête grossit, ses ongles s'allongent et se courbent,

et à peine peut-il bouger les plumes qui ont couvert ses bras inertes :

il devint un oiseau de mauvais augure, le lâche hibou,

5, 550

ignauus bubo, dirum mortalibus omen.

Hic tamen indicio poenam linguaque uideri

commeruisse potest ; uobis, Acheloides, unde

pluma pedesque auium, cum uirginis ora geratis ?

An quia, cum legeret uernos Proserpina flores,

messager de deuil prochain, présage cruel pour les mortels.

Cependant, par sa langue de délateur, il peut sembler

avoir mérité sa punition ; mais, d'où vous viennent, filles d'Achélous,

qui avez des têtes de jeunes filles, ces plumes et pattes d'oiseaux ?

Peut-être, lorsque Proserpine cueillait des fleurs printanières,

5, 555

in comitum numero, doctae Sirenes, eratis ?

Quam postquam toto frustra quaesistis in orbe,

protinus ut uestram sentirent aequora curam,

posse super fluctus alarum insistere remis

optastis facilesque deos habuistis et artus

étiez-vous du nombre de ses compagnes, doctes Sirènes ?

Après l'avoir cherchée en vain dans l'univers entier, aussitôt après,

pour que les flots aient conscience de votre sollicitude,

vous avez souhaité avoir des ailes en guise de rames, pour pouvoir reposer

sur les eaux. Vous avez trouvé les dieux favorables à votre voeu,

5, 560

uidistis uestros subitis flauescere pennis.

Ne tamen ille canor mulcendas natus ad aures

tantaque dos oris linguae deperderet usum,

uirginei uultus et uox humana remansit.

At medius fratrisque sui maestaeque sororis

et avez vu vos membres se couvrir soudain de plumes fauves.

Toutefois, pour que ce chant harmonieux, né pour charmer les oreilles,

et pour qu'un si grand talent vocal ne perdent pas l'usage de la parole,

vous avez conservé vos visages de vierges et votre voix humaine.

Partagé entre son frère et sa soeur affligée,

5, 565

Iuppiter ex aequo uoluentem diuidit annum ;

nunc dea, regnorum numen commune duorum,

cum matre est totidem, totidem cum coniuge menses.

Vertitur extemplo facies et mentis et oris ;

nam modo quae poterat Diti quoque maesta uideri,

Jupiter coupa en deux parties égales le cours de l'année.

Désormais la déesse, puissance divine commune aux deux royaumes,

vit avec sa mère le même nombre de mois qu'avec son époux.

Aussitôt se transforment son état d'esprit et l'aspect de son visage.

La déesse, qui naguère pouvait paraître triste même à Dis,

5, 570

laeta deae frons est, ut sol, qui tectus aquosis

nubibus ante fuit, uictis e nubibus exit.

arbore un front heureux, tel le soleil qui, l'instant d'avant était couvert

de nuages chargés de pluie, en émerge après les avoir vaincus.