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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

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Frôlement et silence

Je suis d'une famille où l'on s'embrassait peu ; voire pas. Ce serait mentir que d'affirmer qu'il se fût agi ici d'une pudibonde retenue propre aux miens. Même chez eux exacerbée, cette propension à retenir toute manifestation d'émotion, de sentiment, de tendresse aura d'abord été celle de toute une région. Quand, plus tard dans mon existence, je fis plus ample connaissance avec des amis issus des pays du Sud, ou parcourus ces contrées où domine la langue d'Oc, je pus mesurer combien, sans tomber pour autant dans le cliché, le Sud était plus spontanément tactile; plus volubile ; excessif, parfois même jusqu'à la drôlerie. La facilité ferait mettre cette retenue sur le compte de l'austérité protestante ; ce ne serait qu'en partie exact : je connais des contrées où elle prévalut identiquement sans que le protestantisme y pénétrât véritablement.

Affaire de pudeur … mais j'en ai déjà parlé, ici et . Je ne voudrais pas y revenir sauf à trouver injuste qu'on vous reprochât, à tous les deux, cette ankylose. Vos fils n'étaient pas contraints de la reproduire et si parfois ils s'y empêtrèrent, pourquoi donc en porteriez-vous la sombre influence ?

Mais affaire de connaissance aussi : quoi, sans lui, resterait-il possible pour nous, des développement, mais exploration, reconnaissance et découverte de l'environnement ; se pourrait-il être marche, préhension des objets mais nutrition encore ; quête de l'autre et épreuve de notre propre humanité serait-elles concevables ; imaginerait-on peinture ou émotion incroyable des doigts affleurant touches d'un piano ou d'un violon, mais tous les arts en fait, oui, tout ceci serait-il concevable sans le toucher ?

Evidemment non ! Il est à la croisée de notre être ; de notre devenir.

Mais sitôt que de toucher il est question, s'impose le corps. Or les vôtres furent suffisamment meurtris pour s'être dérobés : c'est vrai, leur silence fut assourdissant et le fut tant que le moindre écho qu'il eût pu rendre, que la moindre trace qu'il eût pu laisser, avait déjà de quoi me gêner. Le corps avait peut-être des raisons secrètes- mais peut-on appeler ceci des raisons ? - il eût été inconvenant de les évoquer. C'était là univers de garçons ; pauvre maman, bien seule dans cet espace où tes propres troubles t'auraient de toute manière interdit de laisser trop filer une féminité à quoi tu répugnais à donner quelque couleur. J'aurai été, mon enfance durant - mais que dire de mon adolescence ? - de mon corps emprunté, y percevant bien plus souvent d'embarras que de sollicitation. J'avais un corps, décidément ; je ne l'étais pas.

Je n'en veux tenir grief à personne ! je reste l'auteur de mes propres engourdissements.

Je m'amuse parfois de considérer combien notre corps, en son incroyable résistance à se soumettre et, parfois, en son irrésistible bouillonnement à nous faire incliner au-delà même de l'imaginable et parfois du souhaitable, combien notre corps, oui, à la fois est le nombre du mouvement mais la butée de toutes nos inerties. Les anciens posèrent avec force le dualisme métaphysique ; les modernes, s'entichant de leur supériorité, posèrent comme un truisme ce monisme matérialiste que les grecs avaient eu découvert et exploré bien avant eux … Pourtant ! il suffit d'exercer sa toute petite volonté, de ne le faire rien qu'une fois et d'y échouer, pour comprendre que l'affaire n'est pas si simple. Descartes crut déduire l'infinie supériorité de la volonté sur le jugement`; Pas sûr. L'âne de Buridan bien sûr finira par manger d'abord plutôt que boire mais quelle bien ridicule prérogative. Pour une toute petite fierté d'un corps obéissant aux objurgations de la volonté combien d'inertie, combien de mouvements désordonnés, combien d'élans contraires ?

Paul aura crié ceci superbement :

Car je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais le mal que je ne veux pas. Rm, 7, 19
(…)
Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur ;
mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres !
Rm, 7, 22

Paul aura installé puis traqué l'ennemi, sinon le péché au moins la faillibilité au creux de notre être, en notre corps. Ce n'est rien de dire que la relation si difficile du christianisme au corps s'en déduit logiquement. Sans évidemment souscrire à une telle dénégation du corps, comment ne pas saisir que l'écart qu'il prend parfois avec notre volonté ou l'impuissance que celle-ci éprouve à le mouvoir est une illustration criante et parfois douloureuse sinon d'un dualisme au moins d'une déchirure intime, d'un lien qui renâcle à se nouer ou d'une négligence qui n'est autre que cet effilochement triste des fils de trame et de chaîne.

Car, non, ce n'est assurément pas le corps qui porte la responsabilité de nos actes mais il en adopte la forme.

Pour autant comment oublier ceci qu'énonce Maître Eckart sur le rôle éminemment protecteur du monde, de la matière et donc du corps qui sont écrans, filtres et protection autorisant notre âme à supporter la lumière de l'être.

Ce qu'il veut dire par là, c'est que l'âme, par ses puissances supérieures, touche à l'éternité, c'est-à-dire à Dieu ; mais, par ses puissances inférieures, elle touche au temps et elle est sujette au changement, elle incline aux choses corporelles et y perd sa noblesse. Si l'âme pouvait entièrement connaître Dieu, comme les anges le connaissent, elle ne serait jamais venue dans le corps. Si elle était capable de connaître Dieu sans le monde, le monde n'aurait jamais été créé pour elle. Le monde a été créé pour l'âme, afin que l'œil de l'Ame soit exercé et fortifié pour pouvoir supporter la lumière divine. Comme l'éclat du soleil ne tombe pas sur la terre avant d'avoir été, au préalable, atténué dans l'air et répandu sur d'autres choses, parce qu'autrement l'œil de l'homme ne pourrait la supporter, la lumière divine est d'une puissance et d'une clarté telles que l'œil de notre âme ne pourrait la supporter, si notre regard n'était pas affermi par la matière et élevé par les images, dirigé vers la lumière divine et progressivement habitué à elle.
Maître Eckart Sermon 32

J'aime, je l'avoue, ce rôle ambivalent ; cette évidence de l'existence que ce qui met en danger est aussi souvent ce qui sauve … Que ne s'y joue pas la question, un peu sotte, du bon usage de notre corps, de la modération de nos sens et de nos transports. Non que j'accrédite l'idée d'un juste milieu : les moyennes ne proposent que des issues tièdes. Mais que je sois plutôt convaincu que la lourdeur où nous ensable notre corps est seule manière de supporter l'existence.

Mais quoi ? s'il n'est pas faux que l'on puisse évoquer un langage du corps ; qu'il soit tout autant exact que le sens transite bien mieux quand il n'est pas revêtu que de souffle mais se fait encore geste, odeur ou chaleur, le λόγος s'impose néanmoins dans toute sa puissance en face de la matière, en tout cas jamais engoncé en elle. Que cette lumière qui éblouit ou aveugle - ce que l'on devine depuis Platon - ait besoin d'enveloppe matérielle pour être soutenable, on le comprend bien. Et ceci fut maintes fois suggéré dans le monde grec comme dans le monde hébraïque. Voici ! la seule vertu corporelle possible est vestimentaire. Revêtir, enrober. Mais que jamais l'outil ne se prenne pour fin en soi. Que jamais il ne se pousse du coude et veuille prendre la première place. Bien sûr, le corps parle ; il trahit même. Depuis Freud, nous le savons et serions stupides de le démentir. Mais ce qu'il laisse filer, presque comme un accident continué, et parfois, pire, comme un aveu presque honteux, répète inlassablement le désir jamais assouvi, ou si mal dénoué ; suggère frustration ou renoncement et, surtout, la ritournelle infernale de soi-même.

Bien sûr le corps parle : un regard, une voix soudainement modulée, que sais-je, en peuvent au moins dire autant qu'une embrassade tonitruante ou qu'un tendre effleurement. Je n'en ai jamais douté : vous avez toujours su témoigner à vos fils tendresse et amour. Qu'importe donc que leur porte-voix fut différent parfois de ce que nous eûmes souhaité ?

Mais jamais en cette sorte de culture, d'idéologie ou de croyance, appelez ceci comme vous l'entendrez, jamais en un tel horizon de signes, d'espérance et de vertus, on n'aura consenti à n'être que cet enchevêtrement de pulsions et d'inertie, d'élans et de renoncements, que cet enfermement dans un moi qui parvient si difficilement à considérer en cet autre, qu'il appelle à lui pourtant, plus qu'un truchement, mieux qu'un biais à ses propres tensions. Jamais en ces aires, on ne souscrira à l'instrumentalisation de l'autre ; non plus que de soi-même.

C'est ceci que le toucher me suggère ensemble : tentation, plaisir et impasse.

Mais formidable défi. Je le sais, je le sens : sous la méfiance, la défiance. Qui n'est pas du tout la même chose.

Défi que celui d'être en son corps capable néanmoins d'approcher l'autre sans se l'asservir ; défi que de ne se laisser point enfermer dans l'inlassable ritournelle du désir qui n'apaise que pour mieux tourmenter ; défi que de parvenir ni plus à le nier qu'à l'idolâtrer mais réaliser ainsi le vœu antique d'un esprit sain dans un corps sain. C'est en ce défi que je lis le grand dessein de l'être : en cette tension qui parait se nourrir d'elle-même d'un équilibre qui n'est jamais qu'oscillation répétée autour d'un point introuvable, en ce mouvement qui est la loi de l'être et vous fait hésiter interminablement entre ces deux bornes également impossibles ; également périlleuses.

Qu'on se l'avoue ou non, nous ne détestons pas nous attarder dans les délices corporelles mais récusons d'un même tenant de nous y réduire ou laisser enfermer. Qu'on le reconnaisse ou non, nous ne sommes jamais sortis du dilemme, vite infernal, entre raison et passions dont les termes ont peu changé en dépit des connaissances accrues offertes par les sciences humaines; où l'une s'épuise à contenir la vigueur des autres ; où celles-ci rongent si vite, bien trop vite, le calme ordonnancement de celle-là. Qu'on le proclame ou non, il y a bien une voix en nous qui cherche la boucle de rétroaction qui ferait le corps ne rien entraver ni empeser mais la puissance de notre entendement ne rien scarifier. Qu'on se l'avoue ou non, le toucher demeure le moins avouable des sens et pourtant le plus essentiel à notre survie et je ne tiens pas pour rien qu'il soit le premier à se développer et manifester chez le fœtus.

Un défi, dis-je.

Sans doute faut-il prendre très au sérieux qu’à l'instar de la distinction, le tact soit, dans l'ordre de la vie sociale, ce sens des convenances, du bon goût ; de la mesure. La civilité, en sa plus fine épure, emprunte les mots des sens. Est-ce un hasard que le grec esthétique fasse de même.

La mesure des sens est le chemin qui mène à l'autre.

 

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