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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

 

 

Présence absolue

De l'inconvénient de juger

Evidemment nos mères sont les premières femmes que nous ayons aimées. Mais ceci n’explique rien … de loin pas tout. Mais, au fond qu’est-ce qu’être présent ? Il vaut toujours de scruter les mots, on y retrouve des pépites : prae-ens c’est l’être qui s'avance au-devant de vous qui donc s’approche. C’est le prochain, celui que l’on nous exhorte d’aimer comme nous-mêmes. Le contraire, pour un grec surtout, c'est le ξένος, l'étranger. Pour un grec, l'étranger n'est pas nécessairement un ennemi ; on peut commercer avec lui, être reçu par lui : oui, il peut être l'hôte dans les deux sens contraires du terme d'ailleurs. Seulement il n'est pas de la même terre, pas engoncé dans le même foyer : il est de l'autre côté, simplement. Et y demeurera à jamais.

Le prochain, tel que le Nouveau Testament l'entend, est, justement celui qui peut franchir la ligne , celui qui ne demeurera pas irréductiblement l'autre. Celui que l'on se doit d'aimer - ami ou ennemi. Parce qu'il est un autre soi-même.

C'est une autre forme de présence, je ne suis pas même certain qu'elle soit le propre de mères, en tout cas mon père la portait également : qui tient à cette vertu de ne pas juger. Jamais. Cohen n'avait vu que la fierté inconditionnelle d'une mère portant son fils aux nues quoiqu'il arrive ; quoiqu'il fasse et le surprotégeant au risque de l'infantilisation. Il s'agit de bien autre chose

Je veux le comprendre.


Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. 2Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l'on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez.…
Μὴ κρίνετε, ἵνα μὴ κριθῆτε:
ἐν ᾧ γὰρ κρίματι κρίνετε, κριθήσεσθε: καὶ ἐν ᾧ μέτρῳ μετρεῖτε, μετρηθήσεται ὑμῖν. Matthieu 7,1

« Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis » (Luc 6, 37)
Καὶ μὴ κρίνετε, καὶ οὐ μὴ κριθῆτε. Μὴ καταδικάζετε, καὶ οὐ μὴ καταδικασθῆτε: ἀπολύετε, καὶ ἀπολυθήσεσθε:

Qu'est cette retenue du jugement qui ne concerne pas totalement la théorie de la connaissance mais l'engage néanmoins.

Le texte biblique utilise κρινω séparer, distinguer et donc juger, estimer, apprécier et non pas, dérivé de δίκη - coutume, ordre, justice, droit - δικάζω - juger, assigner en justice, plaider. C'est que, dans le langage courant au moins, juger sous-entend plus souvent condamner qu'estimer positivement. Nous le savons tous évaluer se peut opérer de manière positive autant que négative mais c'est celle-ci que l'on retient au même titre que nous tendons à comprendre la critique toujours de manière négative quand elle peut parfaitement être positive. Les athéniens, en leur constitution, avaient parfaitement repéré cette évaluation a priori : procéder à une élection revient invariablement à choisir les meilleurs et donc à créer une aristocratie d'où, pour toutes les charges non techniques, une désignation par tirage au sort nul citoyen n'étant présumé meilleur qu'un autre.

C'est qu'on ne juge pas, qu'on ne plaque pas une valeur logique, morale ou esthétique, sur une chose, une proposition ou un être sans avoir une idée précise - un critère précisément - de ce qui est vrai, bon ou beau en écart ou à mesure de quoi l'on juge.

Qui peut se vanter de l'avoir ? Kant avait bien repéré que le beau plaisait universellement sans concept … je crains bien que nous ne jugions trop souvent, universellement qui plus est ; sans concept ou très exactement sans concept clair et distinct. Le juge, lui, a un critère : la loi que l'on considérera absolue tant qu'elle demeure en vigueur et qu'on ne l'aura ni modifiée ni abrogée. Mais ici ?

La retenue du jugement à quoi invitent les textes bibliques ne vaut pas que pour la crainte de la réciprocité même si cette dernière est la norme mais pour l'espérance de cette dernière : Aime ton prochain comme toi-même ! a une portée éminemment positive en rappelant que si nous ne parvenons à affirmer notre identité qu'en nous distinguons des autres, la réciproque est vraie pour ceux-ci. Que toute la charge, la responsabilité, pas seulement culturelle ou historique, morale certes mais métaphysique surtout, réside dans l'effort à quoi nous nous devons de ne pas traduire en violence cette distinction.

Rien en notre être ne justifie que nous lui subordonnions tous les autres : voici ce que signifie ne pas juger

Rien de ce que nous savons n'est absolu et ne justifie en conséquence des assertions péremptoires et définitives : voici ce que signifie ne pas juger.

 

Ceci les mères le savent non pas naturellement mais d'expérience. Elles ont porté leur petit et l'auront élevé : ceci signifie que ce dernier, en parfait parasite, a vécu en hôte encombrant, puisant et épuisant les ressources de l'hospitalité. Un petit qui n'existera pleinement en tant qu'individu, qu'en s’extirpant de la matrice, qu'en affirmant sa liberté en niant son hôtesse. Telle est l'inéluctable pesanteur qui grève l'être du fait même qu'il est, avec quoi nous devons composer sans en pouvoir jamais, à aucun moment, nous en abstraire. Les mères se doivent de nous laisser nous éloigner et nous, leurs enfants, de ne jamais les renier sans pour autant nous y soumettre.

Réside ici tout l'intérêt de la thèse kabbalistique du tsim-tsoum, de ce retrait du divin pour que le monde puisse éclore et de l'analogie portée avec l'engendrement. Ce sont ici les deux tensions, j'allais écrire les deux efforts, à quoi nous nous devons de nous consacrer pour demeurer à hauteur de l'humain : ne rien détruire, je veux dire ne jamais céder à la violence ; savoir se retirer. Elles sont là, les mères, depuis le début, elles sont l'expression même de l'origine ; elle seront là à la fin, je le sais, je le sens : puissance non plus tutélaires mais protectrices.

Elles sont telles des anges : messagères, de ces êtres si indispensables, qui vous aident à passer les frontières, les vôtres, les siennes, celles du monde.

Maman, ceci tu sus le faire toujours.

Je le compris lorsqu'au cœur de mes tourments d'adulte, tu t'abstins de juger, de critiquer qui que ce soit, l'autre ou moi-même et te demandas seulement ce que tu pouvais encore faire pour m'aider. Tu étais là, et cela suffisait ; épaule consolatrice sur laquelle j'aurais du pleurer si je l'avais pu encore - mais je crois bien que je le fis comme submergé par ces bouffées d'émotion qui manquèrent de peu de me perdre. Si tu savais combien, à ce moment précis, je te fus reconnaissant et combien j'ai vénéré ta dignité généreuse.

Tu le sus lorsque, enfant, je succombais à ces intempestives crises de colère qui alertèrent la famille sur mon état mais où jamais tu ne désespéras et toujours fis confiance en ma capacité de les surmonter demain. Eh non, Cohen, ce ne fus pas ici question de fierté, de cet orgueil mal placé qui font parfois les mères se soumettre avec apparente modestie devant leurs fils, seigneur et maître , pour la seule cause de les avoir engendrés ; non, mais de confiance - et donc de foi.

Tu le sus, lorsqu'adolescent, j’eus à choisir ma voie mais où, pas une seule seconde tu ne confias ni tes préférences, ni tes craintes mais soutins au contraire en m'aidant à trouver et me donner les moyens pour y parvenir. C'était un peu comme si tu me connaissais parfaitement ou lisais en moi comme en un livre ouvert : c'est l'impression que j'eus souvent, qui à la fois m'impressionnait, m'agaçait et me rassurait … un peu comme si ton regard, tel le rai de lumière d'un phare, m'empêchait de trop m'éloigner, m'offrait en tout cas l'opportunité, à tout moment, de retrouver traces essentielles.

Oui, qui ainsi, d'un seul tenant, à la fois pousse et tire, a tout de cet infini cadeau que l'être vous offre d'une présence sinon salvatrice en tout cas vivifiante.

Une affaire d'hospitalité

Ce qui se joue sous l’hospitalité qui vient de loin, de si loin … du plus profond de toutes nos cultures

"Zeus est l'Hospitalier qui amène les hôtes et veut qu'on les respecte." (Odyssée, chant IX)

On connaît l'histoire de Philémon et Baucis que racontent si joliment Ovide ou La Fontaine : derrière la touchante histoire d'un amour sans faille qui les poursuivit jusqu'à la vieillesse - Eux seuls ils composaient toute leur République - il y a bien celle d'une hospitalité qu'on refusa à Zeus et Hermès mais que ces deux vieillards, en dépit de leur pauvreté, honorèrent au delà de tout effort. Ce n'était pas ici seulement suggérer qu'était faute majeure tout manquement à l'hospitalité en indiquant l'offense aux dieux, c'était surtout marquer qu'aucune intimité, si flamboyante, vertueuse et touchante fût-elle, ne saurait exclure le monde, l'extérieur, l'autre ; qu'on ne trace pas de sillon sans ménager une porte par où s'en extraire, par où accueillir le voyageur, le visiteur, l'étranger. Qu'il n'est pas de porte sans un Hermès qui en garde le passage. Qu'il n'est pas de foyer - Hestia - sans voyageur - Hermès !

Il y a, certainement, dans la distribution si pesamment classique des rôles entre père et mère, distribution que reproduit même Freud, entre autorité, raison, travail et monde d'un côté, et intimité, sensibilité, protection de l'autre, reprise de l'antique couple Hestia/Hermès. Je ne suis pas certain que cette distribution ait encore quelque valeur ; tout au contraire mais ce qui en demeure c'est la nécessaire conjonction d'entre intimité et extimité faute de quoi le monde ne serait qu'agression et le foyer qu'étouffante prison.

Je demeure assuré, Ovide le confirme, que ce couple-ci inter-agit comme pesanteur et grâce en une boucle qui constitue l'essence même du devenir.

Fait de toutes les cultures, sans exception, vivace à la mesure de la précarité des conditions de survie, si vulgairement anémiée en nos cités d’opulence, l’hospitalité apparaît comme une norme de la moralité, voire un devoir. Y manquer vous fait essuyer les foudres divines et endurer, le plus souvent, la réprobation publique. Recevoir chez soi, l’étranger - qui est l'autre mais surtout est amené à le rester – revient en même temps à marquer le territoire de sa propre intimité et autoriser l'autre à le pénétrer même sous conditions. Comment dire autrement que l’hospitalité n’est pas un geste simple ou spontané mais nécessairement celui d’une volonté engagée en engageante, résolue et ferme ? Comment dire autrement que l'hospitalité peut vous mettre en danger tout en laissant l'invité dans l'inconfortable position d'être incessamment redevable ? Comment dire autrement, enfin, et peut-être surtout, combien l'hospitalité est ouverture, sur le monde extérieur, sur l'altérité radicale, sur cet étranger qui intrigue autant qu'inquiète.

Combien cette confrontation avec l'autre bord de la ligne constitue précisément le tout début, le principe même de toute moralité

D'où tins-je cette idée, sinon de toi, que nos enfants ne sont pas nôtres mais seulement des hôtes que, pour un temps donné, nous avons désiré accueillir pour les aider à s'accomplir ? Tu y trouvais deux motifs essentiels : l'impossibilité, dès lors, de toute possessivité à l'égard des enfants ; la générosité, ici sous la forme de l'hospitalité, qui justifiait tout engendrement - générosité absolue sans espoir de retour ; gratitude rendue à l'égard de l'être, non par devoir mais par grâce. Mais tu le l'aurais sas doute jamais exprimé ainsi … Dans ta sagesse si simple - que le monde, les choses comme les êtres, semblaient simples dans ta bouche ! combien réconfortant demeurait-il toujours qu'à chaque question il y eût réponse, et problème solution ! - il te semblait assuré qu'autour de toute femme enceinte tournoyaient des êtres avides d'existence et qu'animerait bientôt cet embryon encore inerte celui ou celle qui se trouverait le mieux en accointance, en affinité disais-tu, avec ses futurs hôtes. Ainsi, te semblait-il assuré que cet étranger que tu allais accueillir n'en était pas tout-à-fait un, que la mère que tu serais, disposerait de tous les atouts pour épauler ce jeune être. En somme, je n'étais pas ton fils par hasard, mais quelque chose, en moi, en toi, s'agença pour que la rencontre se fasse ; quelque chose en toi, tu en étais assurée, te permettrait de dé-peloter cette boule de rage qui agaça longtemps mon enfance. Et tu y parvins effectivement.

Car enfin, je t'entends encore me le dire : enfanter c'est quand même se retrouver face à un inconnu ; un étranger. Pour vous les hommes, la chose est brutale ; nous, les mères, avons neuf mois pour nous y habituer, mais de toute manière, bien préparés ou non à cette rencontre, on se retrouve quand même face à un petit être qu'on ne connaît pas et dont on vous dit qu'il est à vous, de vous, pour vous ! Et bien, il faut l'apprivoiser, l'aider, le conduire mais ne jamais oublier qu'il a un chemin à poursuivre et que demain il s'en ira.

 

Comme tout hôtesse tu fus superbement parasitée et le laissa opérer avec le bonheur de qui sait accomplir le juste, et te retirer quand ce fut devenu nécessaire. Écrivant ceci je me surprends à me suspecter embellir la chose … mais non ! Jamais tu ne fus intrusive ; jamais intempestive.

Il y a, grand secret de la moralité comme de l'être en général, une alchimie délicate à trouver entre le trop et le trop peu. Entre la sollicitude toujours en acte et ce retrait, en toute discrétion, sur la pointe des pieds. Entre cet amour indéfectible et la distance.

Fichtre ce n'est pas rien que d'être mère !

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