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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

Absence

Cette photo - combien tu la détestas. Tu me le dis presque tout de suite. On dirait qu'il s'en va ; qu'il est déjà parti ! me confias-tu. Tu savais qu'il allait bientôt mourir ; tu en redoutais l'augure et t'y préparais malaisément. C'était en 2007 - dans ce jardin de l'Observatoire où il avait ses habitudes matinales et où, lors d'une de chacune de mes visites, je l'accompagnais.

Il partit effectivement peu après.

Combien vous fûtes indissociables tous les deux … pas seulement dans mon imaginaire. Je ne peux oublier le regard incroyable que tu lui jetais presque à chaque instant … un regard où tout s'enchevêtrait, de l'amour à la tendresse ; du rempart dont elle enrobait chaque geste pour mieux te protéger … à la fierté presque un peu moqueuse parfois. Elle n'était dupe de rien mais amoureuse de tout, jusqu'à tes défaillances et petites tricheries.

Vous aurez tellement été indissociables que je serais presque tenté de reproduire avec vous ce que Sartre fit pour ses grands parents en les unissant dans un Karl-et-Mamie mémorable. Comment vous évoquer séparément ? Comment pourtant ne pas le faire tant cependant vous différiez l'un de l'autre. Serait-il possible que l'arbre cachât la forêt et que le couple que vous formiez escamotât chacun de vous, pris isolément ?

Le philosophe comme le politique s'amuse parfois de distinguer d'entre union et unité - cette dernière seule, parce que parachevée interdisant qu'on distinguât encore les composantes. Il est bien un moment où le sucre, pieusement dissout dans l'eau, semble avoir disparu. Il demeure pourtant. Fusionnels vous le fûtes assurément ; je ne crois pas, pour autant que l'un gommât l'autre.

Couple parfait ? sûrement non parce que c'est impossible et puis surtout comment le savoir ? Ceci a-t-il d'ailleurs quelque importance, qui ne regarde en rien l'enfant que je fus ni l'adulte que je suis devenu lequel, au reste, ignore le sens d'une telle qualification. Couple qui s'aima ! éperdument …Assurément. Tellement que cherchant à dresser portrait j'éprouve encore difficulté à vous évoquer l'un sans l'autre alors que, pourtant, vous aurez été radicalement différents.

Cohen parlant de sa mère suggère qu'elle n'avait pas de moi … son moi c'était son fils [et un peu son mari] 1

Ceci jamais je n'aurais pu l'écrire de toi. Oh, certainement, tu consacras ta vie à cet homme que tu avais élu et que, plus que tout autre, tu aidas à vivre ; à survivre, plutôt. Pour autant tu ne cessas de frapper fortement tes pas. S'il était quelqu'un dont on eût pu tracer un portrait en creux c'était bien plutôt de lui qui parlait peu ; si peu. Qui parlait à travers toi. Un regard superficiel et paresseux aurait pu imaginer que tu prenais toute la place. Mais c'était tout l'inverse. Tu lui permettais de vivre ; de survivre. Lui, était là ; souvent. Il semblait toujours participer à la conversation mais quand on y repensait après coup, on se rendait toujours compte qu'il n'avait rien dit … tellement peu. C'était pourtant comme s'il avait empli l'après-midi de ses pensées … mais c'était toi, maman, qui les avait exprimées à sa place. Etait-ce les siennes ou les tiennes ? Comment savoir ? Sauf sur des points de détails je n'ai jamais repéré aucune divergence d'entre vous …

Lui s'était réservé deux champs de conversation - un peu comme d'ultimes concessions qu'il accordait à la société ; mais une main toujours ouverte à ses fils. C'était la musique, qu'il adorait : une incroyable coquetterie le rendait alors insatiable quand il s'agissait de soupeser les mérites d'une interprétation de Karajan sur celle de Böhm. Ce fut aussi la politique dont il ne se désintéressa jamais. Celle-ci me passionnait alors ; celle-là habitait mes jours. Nous nous étions trouvé antichambre par où nous rencontrer.

Nous avions su revêtir de décence les mots pour dire que nous nous aimions. Qu'il en faut des subterfuges aux timides ! d'accoutrements aux pudiques !

Ce que j'avais écrit juste après avoir pris ces deux photos …

De toutes celles que je possède, c'est sans doute cette photo qui te ressemble le plus. Dans ces paysages que tu as élus, et qui, pour ceci, devinrent ceux-là même de cette part magique de mon enfance ; dans ces paysages où tu laissais s'égayer ta foi si forte, cette part si nostalgique de silence que nul, et surtout pas tes enfants, n'osèrent jamais pourfendre ; dans ces paysages que tu ne te lassas jamais de contempler, gisait sans doute cette part secrète que tu n'auras jamais soulevée. 

Je t'ai toujours connu ainsi : silencieux, mais jamais maussade, taciturne mais jamais morne. Tu regardais ailleurs et enfant je craignis toujours un peu que cet ailleurs ne te happât plus que de saison ... ou de raison. Il était trop tôt mais combien aurais-je ainsi redouté que tu ne préfères nonobstant ces lueurs qui t'attiraient tellement ! Je crois avoir toujours su que quelque chose te hantait, que tu ne dirais jamais ; t'obsédait à en briser tes nuits. Je sais ou devine ! Je comprends, dès que je pense à toi, ce que survivre signifie. As-tu jamais aimé la vie? Comment parvins-tu à t'y accrocher néanmoins quand tout t'appelait ailleurs? 

A toi qui lentement t'éloigne, je le vois, je le sens, à toi qui veut désormais cesser de te battre, te dire l'essentiel par peur de l'avoir oublié, de ne jamais l'avoir dit par pudeur ou méprise. 

Dans chacune de ces photos où vous êtes côte à côte je surprends ce même regard qui avait tellement ému ma fille aînée quand un matin de décembre 2005 nous t'allâmes chercher à l'hôpital où tu venais de te faire opérer et où toi, maman, tu l'accueillis sur le perron avec dans les yeux cette tendresse infinie teintée d'une tristesse qui dès lors ne te quitta plus. C'était comme si vous ne vous étiez jamais quittés et, après tout, c'était sans doute vrai. Ces jours sans lui avaient préfiguré un vide qui t'avait fait peur. Tu n'imaginais pas le perdre jamais mais compris ce jour-là que tu le perdrais néanmoins. Mais ce regard n'était pas que d'amour : mais de soutien, littéralement. Elle le regarde comme s'il manquait à chaque seconde de s'écrouler et, comme si d'épier chaque tremblement ou tressaillement eût pu suffire, elle construisait autour de lui autant d'étais que de piliers. Pour qu'il pût encore continuer de marcher.

J'essaie de le regarder avec tes yeux mais n'y parviens pas. Evidemment. Je suppose, devine, crois comprendre.

Mais c'est le père que je vois.

Non pas le père autoritaire - il ne l'a jamais été ; il en eût été incapable : une parole acide pour nous morigéner était suffisante quand il fallait prolonger l'autorité maternelle érodée par le quotidien. Non pas le père éducateur : il se soucia de nos jeux mais y participa rarement ; parfois il regardait … mais de si loin.

Il ne se désintéressa pas de nous, sûrement non ! mais quelque chose, que je devinais alors autant que craignais, lui interdit de le manifester.

Il n'était pas absent. Loin ! tellement loin. Si difficile à atteindre.

C'est comme ceci que je me souviens de toi : assis sur un banc, songeur ; silencieux ! Que regardais-tu ? Rien même si tu répétais combien la beauté de la Nature te réconfortait. Parce que tu avais besoin d'être réconforté ; qu'il te fallait ce silence presque céleste pour rassembler tes maigres forces.

Paysages de vacances, paysages d'Autriche, où vous aimiez nous emmener et qui, parce que les vacances y étaient longues, devaient bien représenter notre part de nature que l'urbanité de notre famille nous avait dérobée ! Strasbourg d'un côté, où nous passions chez les grands-parents presque toutes les vacances intermédiaires, la lorraine houilleuse où nous habitions, de l'autre; les alpes tyroliennes fermaient ainsi le triptyque de nos paysage intérieurs ! 

La magie de l'enfance était garantie par ces escapades agricoles sur le tracteur où le paysan s'amusait de nous voir monter : combien les avions nous attendues aux lueurs matutinales ces premiers toussotements d'un moteur déjà épuisé qui nous précipitaient hors du lit trop inquiets de voir le tracteur ne pas nous attendre ! - et la rigueur parentale assurée par ces promenades qui nous firent parfois regretter les siestes obligatoires de notre prime enfance, promenades où notre père s'épuisait à nous intéresser aux noms des fleurs, des arbres et notre mère s'amusait de nous entendre profaner le recueillement un peu trop austère à ses yeux que nous étions supposés manifester devant les beautés de la nature !

Et nous faisions ainsi le tour de ce plateau adossé à la montagne, nous asseyant parfois sur ces bancs fichés aux bords des  précipices vers quoi je me penchais, fasciné et craintif !  Je crois bien que j'avais peur de ces précipités sauvages. De cette montagne qui n'était pourtant pas bien escarpée mais offrait pourtant, ici et là, quelques crevasses, je garde le souvenir de tous mes étés d'enfance et la certitude d'un rite annuel qui devait nous rassurer autant toi que nous, enfants.

Tu tenais de ton père le goût des escapades et autres excursions : sans doute t'offrirent-elles les seuls moments de complicité avec cet homme dur et maladroit qui n'a pas su trouvé le chemin deton âme. Tu parlais souvent de cette promenade en Auvergne durant la guerre, en 41 sans doute, dont il demeure quelques photos, qui représenta le dernier moment d'intimité avec celui que tu ne devais plus jamais revoir ! Je te vois, adolescent dégingandé, figé par l'artifice de la pose photographique, coincé entre ton père et ton oncle Jean : que savais-tu alors des agissements clandestins de ton père, que savais-tu de la guerre dans laquelle tu serais bientôt précipité à ton tour, avant tes dix-huit ans ; pouvais-tu seulement deviner que ce serait ta dernière photo avec ton père, que tu ne découvrirais que beaucoup plus tard dans un livre, l'ultime photo de ton père, prisonnier à Impéria ?

Tu l'as souvent suggéré : ton enfance ne fut pas heureuse, balloté entre une mère plus soucieuse de sa position mondaine que de son fils, et un père, trop absent, ne rejoignant le domicile qu'au soir pour gourmander un fils pas assez sage que l'on avait abandonné aux soins d'une gouvernante !

Tu es ailleurs, tu l'étais déjà, tu le seras resté ! 

Enfant, m'intriguait ta capacité à te perdre ainsi dans d'interminables silences que semblait justifier la beauté des paysages : j'enviais ce que tu pouvais y déceler, comme s'il était quelque trésor qui se fût dérobé à mes yeux, ou qu'un mystère que toi seul eût découvert se nichât d'entre les crevasses et les cascades des alpes tyroliennes.

Je réalise que j'ai finalement plus de photos de toi regardant des paysages que fixant l'objectif : seul ou avec maman, tu laisseras derrière toi l'image d'un homme silencieux, rêveur, contemplatif !  On aimerait y deviner un sage ou un métaphysicien mais tu es trop épris de certitudes et d'absolu pour véritablement aimer la spéculation : tu n'aimes pas les idées, mais l'être seulement dont tu quêtes l'éclosion tel le sage de la caverne platonicienne ! De cette caverne tu t'es effectivement extirpé, ou plutôt on t'en a arraché sans que  le désir te prit d' y revenir jamais autrement que par hasard, mégarde ou contrainte. 

Je ne puis même pas dire que j'ignore ce qui dans ta vie s'est passé qui te fit tel, je le sais ! Je pense souvent à cette formule de S Veil qui, évoquant les rescapés des camps, justifiait leur silence par l'inévitable incompréhension qu'ils suscitaient ! ils étaient passés de l'autre côté,  disait-elle en substance ! 

Oui, sans doute étais-tu de l'autre côté, me semblant toujours devoir fournir des efforts incommensurables pour rester avec nous, mais sans la guerre, aurais-tu été autre ? Je n'en suis pas certain, vraiment ! 

Assis sur ton banc, t'extasiant devant les beautés de la nature mais ne parlant que lorsqu'on  t'y invitait, seul souvent, avec elle parfois,  ton regard semblait se perdre au lointain ! 

Je sais qu'il s'est perdu désormais, et que ces bancs, désespérément, resteront vides ! 

 

Il n'y a pas tant de photographies de toi, que je possèdes, où tu ris ou, au moins souris ! Je n'en ai qu'une où tu prends la pose, comique, qui respire un bonheur ostentatoire - presque trop ! Moment rare dans cette famille où exprimer un sentiment relevait toujours un peu de l'impudeur ou d'un exercice de haute voltige plus convenu que sincère ! Et ces deux autres, devant tes deux jeunes enfants ! Période intensément heureuse, assurément, non que la suite ne le fût, mais je devine dans cet homme encore jeune quelque chose comme une revanche sur la vie. Blessure trop vive cicatrisée, qui béera un peu plus tard, inéluctablement ? je ne sais ! Je sais seulement que tu auras intensément aimé notre mère et, à  ta façon, c'est aussi un cadeau que tu nous fis.

Mais, pour autant, je n'ai pas le souvenir de t'avoir vu rire vraiment comme si vivre était trop ardu pour mériter qu'on s'en moquât, ou que tu fusses impuissant à laisser filtrer la joie sans immédiatement redouter qu'elle ne fût impudique ! 

Etait-ce cela passer de l'autre côté ? Qu'as-tu vécu qui transforma cet adolescent boudeur mais bien ordinaire, ce jeune homme aux allures bien romantiques finalement, en ce cloître de silence? Qu'as-tu vécu de si lourd face à quoi tu fus si insolemment léger? 

Tout à été écrit sur le génocide, inutile ici d'y revenir, je comprends seulement, à regarder ta vie s'achever, combien il te surprit, impréparé que tu restas devant ce maelstrom tragique. 

L'Histoire avec un H, et surtout lorsqu'il s'agit de la guerre, a ceci de particulier que, contrairement à la politique ordinaire, elle parasite les individus et dévie les trajectoires personnelles. Le fils d'épicier ariégeois qui eût sans doute succédé à son père, finit en ministre par la grâce de son engagement résistant, ce qui fût impossible autrement. Subitement la grande histoire s'invite dans les petites et le kyste qui s'y incruste ne se résorbe jamais plus ! 

Tu n'avais pas vraiment ta place dans cette famille qui n'attendit de toi qu'une chose : que tu patientes dans le silence le moment de prendre le relais ! Avec ton père, disparut aussi l'entreprise et ce qui restait de l'aisance familiale ! Je crois bien que ceci tu ne le regrettas jamais tant te convenait peu de diriger et t'indisposait l'engoncement bourgeois ! 

Sans doute étais-tu désarmé devant l'irruption de la bête immonde ! On a beaucoup glosé - et certains de manière douteuse - sur l'absence de réaction de ce peuple mené à l'abattoir  ! C'est oublier que personne ne peut s'être préparé à penser l'impensable, à prévoir l'invraisemblable, à supporter le mal ! 

Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ! Ceci nous le savons tous et l'avons-nous tous lu ! Je me souviens de ces si belles lignes écrites par Mauriac sur Proust dans les Mémoires intérieurs ! 

Regarder le mal en face : qui pourrait dire qu'il y fut préparé ? qu'il en fut capable ? qu'il s'en remit ? On ne se remet pas du mal comme d'une mauvaise grippe : on glisse imperturbablement, happé par l'autre rive du Styx ! Je me souviens du désarroi ressenti à chaque fois que j'y  fus confronté, sans pouvoir m'y attendre, devant l'invective raciste d'un proche ou d'un interlocuteur quelconque. Une irrémissible envie de pleurer, l'irrépressible besoin d'être consolé par une mère … qui n'est plus là ! 

Devant l'apothéose du mal, paralysés d'effroi et de prières, nous  restons des enfants candides ! Ce fut la gloire de ce peuple d'avoir su le rester jusqu'à l'enivrement ! 

Toi, tu ne prias pas ; pas tout de suite ! Mais tu devins ce que dans nos campagnes, on nomme un taiseux ! 

 Qui étais-tu ?

Me posant la question, j'en redouterais presque la réponse : en réalité, le sais-je seulement ? Peut-on dire qu'on ne connaît pas son père ? Ou pire encore, qu'il eût à cacher quelque terrible secret ? Ce secret je le connais - tu me l'as confié … mais était ce tout ? Il aura en tout cas été suffisamment lourd à porter pour se tenir toujours, si obstinément, à l'écart.

Comme plume au vent.

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