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Curieux livre que celui-ci que j'entreprends pour les miens, mes filles, mes petits-enfants, qui, néanmoins, va fouailler dans les entrailles de ces origines pourtant impossibles à excaver. Si rétives à se donner. C'est un livre rêvé parce que nul être tenant une plume ne pourra jamais ambitionner d'en écrire d'autre. Brosser un paysage intérieur qui s'étire des origines à la fin … juste avant que la main ne cède. C'est simplement écrire - décrire et raconter mais surtout pas expliquer - l'étoffe dont on se déchire ; le tissu qui nous relie au monde. Rien d'exemplaire ici ; juste de tout petits exemples. Mais la joie intense de faire revivre deux êtres à qui je dois tout et qui, encore, me font trouver la vie belle. Ecrire un tel livre c'est seulement laisser l'âme glisser le long des berges

1- rendre grâce II- bredouillements III- Absence IV-Présences V- Présence absolue VI- nombre du mouvement VII- terres et chemins VIII- grâces IX- de l'amour X- ne pas pleurer
A) Ce qui silencieusement se transmet B) La musique :
le chuchotis de l'être
être d'un instant, d'une musique être libre C) La vue paysages qui fuient D) Le toucher intimité des tissus qui se froissent frôlements du silence E) Le goût
du goût


avoir du goût

F) L'dodorat
XI-transmettre XII- de l'humilité XIII - de la pudeur XIV - écarter la violence XV de la gratitude XVI de la fidélité XVII - de la tolérance XVIII- de l'honnêteté XIX - de l'humour XX- de la tempérance

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Etre libre

L'aisance d'abord, et cette divine liberté qui respire dans l'oeuvre de Mozart. Camus Discours d'Uppsala 

Don Juan , il est vrai, meurt sous le feu divin. Mais Mozart savait ce que tout artiste apprend dans sa propre expérience, que pour grandir, comme créateur et comme homme, il faut reconnaître ses limites et s'appuyer sur elles. À vouloir les franchir, on s'y brise. Je ne crois pas pour ma part que les statues de commandeurs s'ébranlent. Mais je ne nie pas pour autant les limites du mystère. Je ne les nie pas parce que je les sens, comme tout le monde , bien que le mensonge conscient de notre société intellectuelle consiste à parler comme si elles n'existaient pas. Mozart, lui, n'a pas menti. Il a refait tout le parcours de l'homme , depuis ses origines instinctives jusqu'à son affrontement avec l'énigme . Camus L'Express 2 février 56

Ces deux extraits déjà cités en début d'année qui prennent toute leur place ici.

Mais Camus l'envisage pour le compositeur Mozart en l'occurrence ; pour son personnage fétiche, qui fut pourtant celui de Molière d'abord, et que Camus aura par dessus tout apprécié. Don Juan.

Assurément Mozart cassa-t-il les codes et refusa la sujétion ancillaire qui le liait à Colloredo dont il n'accepta ni les humiliations ni les exigences, sujétion qui était pourtant la norme sociale de ces parias qu'étaient les artistes. Sans doute cassa-t-il tout autant les normes musicales, les canons, formes et règles mais n'est-ce pas le destin de tout artiste s'il veut être grand, que de s'inventer, former et donner les normes qui conviennent à son art après avoir appris en répétant les autres, et s'être besogneusement soumis aux techniques ? C'est qu'on ne part jamais de rien et pour se libérer il faut bien s'être préalablement heurté à ces murailles que l'on rêve de faire tomber.

Assurément est-ce le cas de don Juan qui est l'extrême limite de ce que la convenance peut supporter, qui forme d'ailleurs chez Molière une pièce qui me parut toujours à l'écart des autres. Bien sûr, de frôler cette ligne où l'humain entreprend de jouxter le divin, tel du moins qu'il l'imagine, défiant tous les interdits, toutes limites ou impuissances, don Juan commet l'irréparable … et meurt. Mais don Juan est tout entier dans le défi avec force le dépassant. Dans ce festin de pierre où l'on invite les dieux, il ne peut y avoir de gagnant ; que des perdants. Les dieux même s'épuisent de côtoyer l'homme et ne le font jamais qu'en arasant toute différence, tout espace et vie.

Je crois bien que la musique est le seul espace, parce qu'il se revêt de temps, où hommes et dieux se peuvent rejoindre. C'est pour cela, je le crois, je le sais, que toute musique est religieuse ; pour cela que les Muses sont filles de Zeus : quand s'élèvent les notes, de grâce, laissons-les emplir l'espace.

Alors sera la lumière.

Peut-être cette liberté qu'évoque Camus est-elle aussi le présent fait à qui simplement écoute et se donne à cet incroyable entrelacs d'espace et de temps qui fait la chance autant que la grâce de la musique.

Que pouvait donc y chercher mon père ? sinon la liberté ? Y dénouer ces entraves qui le rivaient à l'horreur ; cette légèreté qui ne se compromet jamais avec la superficialité. Qui ne s'est jamais désolé de ce luxe obscène de pesanteurs qui nous rivent à l'épaisseur abrupte des choses, enchaînent à la vulgarité des habitudes ou bâillonnent à l'impudicité triviale des désirs ? qui nous interdisent d'atteindre jamais l'être et nous désapprennent même de regarder seulement l'autre en face ?

Je sais seulement que de ces longs moments de silence enrobés, il s'extirpait toujours malaisément mais apaisé. Comme s'il se fût agi de prières.

C'en furent, assurément.

Moïse revint blanchi, le visage marqué, comme buriné d'avoir entendu Dieu et dès lors il se couvrira souvent le visage. Nul ne l'ignore : l'absolu - ni le soleil ni la mort - ne se peut regarder en face ; ni Dieu évidemment dont même Moïse ne vit que la nuque … Nul ne peut deviner en face de quel absolu la musique vous placera. Mai, inéluctablement, un jour, elle le fera. Une musique qui ne vous augmente pas n'est que vaine ritournelle.

Je le sais au plus profond de mon âme : combien la pesanteur et grâce se ceignent l'une de l'autre en un tourbillon infini qui seul nous permet de supporter le monde où nous pouvons et savons œuvrer en nous offrant horizon lumineux où nous repaître et consoler mais nous entravant assez pour nous interdire d'être comme happés par la lueur et le souffle et déserter trop vite.

C'est grande cuistrerie que d'imaginer la musique n'être que divertissement : elle ne détourne jamais mais en nous faisant frôler d'au plus près la grâce, offre la légèreté nécessaire pour oser, s'élever … être libre.

Je sais des musiques vous porter au monde : ainsi en va-t-il des marches - souvent militaires malheureusement - qui vous incitent à agir et à rencontrer l'autre. J'en sais d'autres qui, en appellent à l'autre et vous font enfin oser lever les yeux : ainsi en va-t-il souvent de la musique sacrée. Celles-ci de nous appeler à surmonter l'obstacle parviennent à nous rendre meilleurs que nous ne sommes, à nous le faire croire ; à nous faire désirer l'être parfois même.

Qu'est-ce d'autre, cette liberté, sinon s'entêter de s'accomplir et laisser ainsi de nous s'extirper ce meilleur qui y sommeillait sottement ou qu'entravait le monde ? Je connais des musiques qui ainsi nous offrent de nous augmenter.

Je veux dire cette union, miraculeuse, rare sans doute, mais qui veut entendre aura les oreilles pour y parvenir, cette fusion entre espace et temps où s'élèvent les notes, où les hommes soudainement silencieux, contemplent le miracle s'opérer.

Serres, dans un passage d'Andromaque, évoque cette rencontre, toujours inaugurale, d'entre les hommes et le monde ; d'entre le souffle et l’âpreté des choses :

Ainsi, à Aix-en-Provence, dans les jardins de l'Archevêché, jadis : je ne me souviens plus quel pianiste de renom y jouait, par un beau soir d'été, au milieu d'une foule attentive, Gaspard de la Nuit. Aux premières notes, un rossignol vint se poser sur le bord du clavier, attendit un moment, comme pour s'accorder à la clé, puis se mit à rouler ses traits dans le tempo de Ravel. Le concertiste montra son talent et son goût en se soumettant au duo et  le public sa piété en redoublant de recueillement devant le miracle de cette rencontre.
La musique émerge du signal et celui-ci du bruit ; l'éruption des rapports humains sort d'une faille originelle de nature Serres Andromaque

Je ne connais d'autre sensation de grandeur qui vous puisse ainsi arracher larmes : que l'enfant paraisse ou que l'esprit s'incarne, comme on voudra, et alors, en une incroyable inversion c'est la chair qui se fait verbe ; qui se fait musique.

Qu'importe alors, danse, opéra ou choral : l'enchevêtrement des sens et du sens, de la matière et de l'esprit a eu lieu. Il n'est d'autre règne. D'autre liberté.

Cet impossible-ci, que s'embrasent ainsi les noirceurs ordinaires au rythme du chant, que l'épaisseur balourde des corps s'enquiert de mimer la vie et s'envole de son pas dansé et cadencé, a décidément toutes les couleurs du miracle ; est la forme même de la promesse suprême.

Il n'est pas d'autre liberté.

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